à la loupe
Dragon Head de Minetaro Mochizuki
Miroirs et fumée de Neil Gaiman

archives
Chroniques #0 From hell | Petit manège | Attends | L'usine électrique | Caricature | Le feuilleton du siècle

Chroniques #1 Gorazde | Persepolis | Frankenstein encore et toujours | Cosmique tralala | Froncée | Jeux d'influences | Isaac le pirate | Villégiature

Chroniques #2 Le val des ânes | La poursuite | Le roi de la piste | La boîte à chimères | Black hole

Chroniques #3 Hicksville | O pesadelo de Gustavo Ninguém | Le petit garçon qui n'existait pas | L'enclos | Cadavre exquis | Essai de sentimentalisme| Parrondo poche #1

Chroniques #4 Frida Kahlo, une biographie surréelle | Kane #1 | Trino ou le journal de la Création |

  JadeWeb chroniques #5  
 

A la loupe : Uncle Sam de Steve Darnall & Alex Ross

 
 

 
 

Johnny Rien-à-foutre

La belle surprise de la rentrée est à mettre à l’actif du Colonel Moutarde (déjà auteur de Le meilleur de moi avec Philippe Dumez aux éditions Dupuis). Adepte de l’évocation, principalement des souvenirs d’enfance qu’elle décline en instants acidulés d’une légèreté qui survole le frivole pour n’être que pudeur face à la disparition de l’innocence. Derrière son dessin aux lignes pleines de volutes, aux personnages avec de grands yeux ronds presque enfantins, Colonel Moutarde est bien souvent plus grave qu’il n’y paraît. Cela explique d’autant mieux cette rencontre / adaptation du I’m Johnny, and I dont give a fuck de l’auteur canadien Andy. Rencontre par l’évocation de l’enfance (l’ouvrage déclinant huit souvenirs d’enfance et d’adolescence d’Andy), de la mise en lumière de ce que l’on porte, à mi-chemin entre la mémoire et la sensation physique ; par l’adaptation aussi, là où les souvenirs d’Andy, souvent douloureux ou violents, se propagent à travers le filtre des graphismes sans aspérités, tout en courbes chaleureuses du Colonel Moutarde. Ce chaud/froid fait merveille, teinte subtilement et raisonne la vie d’Andy bringuebalante.
De l’enfance canadienne du narrateur, nous découvrirons les fêlures, tel son enlèvement quand il avait cinq ans, organisé par son père, ou encore l’assassinat d’une de ses camarades de classe, mais aussi les instants tendres comme l’évocation de sa tante un peu folle Jeannie. Andy y croisera un Johnny Deep en début de carrière (que Colonel Moutarde dénudera), les chats, une des grandes passions du Colonel, courent à travers les images dès qu’Andy les évoque, ainsi l’auteur du Meilleur de moi se fond dans les souvenirs d’Andy, s’approprie les évocations, pour construire un grand livre serti d’un noir et blanc sobre et précis.

JP.

Colonel Moutarde et Andy | Johnny rien-à-foutre
80 pages | 65 FF / 9,91 Eu | éditions PLG

Le site de Colonel Moutarde

 
     
 

Roulathèque roulathèque nicolore

Avec Lait frappé, son premier ouvrage parvenu de ce côté-ci de l’Atlantique, Geneviève Castrée avait fait sensation lors de l’édition 2000 du festival d’Angoulême, qui accueillait cette année-là une grande délégation québécoise. Elle revient avec Roulathèque roulathèque nicolore, tout petit livre bicolore peuplé de courtes comptines soigneusement illustrées " Cher méchant sale, je sais que tout le monde a des petites voix dans sa tête mais les miennes ne se font pas très claires quand elles me parlent alors c’est comme si elles me prenaient par surprise… Cher méchant sale, il y a des fois où je me jetterais par la fenêtre, à condition de tomber sur un lit de fleurs… ".
Un petit ouvrage tourné sur l’onirisme où Geneviève Castrée semble fuir le monde, et le livre tenir à distance le lointain lecteur de sa vie de sauvageonne. Une friandise que les curieux apprécieront.

JP.

Geneviève Castrée | Roulathèque roulathèque nicolore
56 pages |
éditions L’oie de Cravan - 5460, rue Waverly - Montréal - H2T 2X9 - Québec - Canada

 
       
   

Freeze, punk ! a tribute to myself

De plus en plus Gonzo (et ce n’est pas ses chemises hawaïenne qui arrangeront l’affaire) et terriblement Requins marteaux, Nikola Witko a plongé dans ses cartons pour sortir la compil qui tue. Onze histoires dont certaines sont parues dans les revues qui assurent (Bile noire, Lapin, Jade, Sierra Nueva). Du catcheur Power Angel payé pour perdre, au Sergent Biloot, dont les couilles ont décuplé de volume et abritent une vie extra-terrestre, c’est tout un cortège de freaks (assassins, contorsionnistes, vampire, fœtus au cordon ombilical relié au cerveau, charlatan messianique) qui peuplent les histoires/cauchemars de l’auteur. Mais rien n’est grave, tout le monde se saoule, se démolit la gueule, va jusqu’au bout de son plan lose et n’oublie pas de mourir une case avant la fin. Ça pourrait paraître glauque, mais en fait on rit beaucoup car Nikola Witko a le désespoir ultra-bright. On n’oubliera pas d’apprécier le dessin expressif et ultra-percutant, explosion de noir et de blanc, en ligne de mire : un pendant graphique à l’écriture de Hunter S. Thompson. Witko semble sur la bonne voie.
JP.

Nikola Witko | Freeze, punk ! a tribute to myself
64 pages | 69 FF/10,52 Eu | éditions Requins Marteaux

 
       
   

Le playboy | Je ne t'ai jamais aimé

Avec Seth et Joe Matt, Chester Brown fait partie des auteurs alternatifs anglo-saxons majeurs des années 90. Considérés comme référence pour l’autobiographie et l’introspection, genre en plein renouvellement à cette époque et auxquels ils ont apporté des œuvres majeures, ces trois auteurs ont longtemps fait figure ici d’exemples avec une aura d’autant plus mythique qu’ils restaient indisponibles en version française.
Puis Seth, sous l’impulsion de Dupuy et Berbérian inaugure la collection Tohu-Bohu des Humanoïdes. C’est aujourd’hui au tour de Chester Brown de se voir traduit en français avec deux ouvrages indispensables à tout amateur un tant soit peu curieux de bande dessinée : Le playboy (The Playboy) et Je ne t’ai jamais aimé (I never like you). Initialement publié dans Yummi fur, le comics perso de l’auteur, puis repris en recueil par l’éditeur canadien Drawn and Quatterly, les histoires narrées par Chester Brown profitent de la densité de cette compilation pour encore gagner en saveur. Tournant autour de son enfance et de son adolescence avec une absence totale d’affect apparent dans la narration, les ouvrages mettent en scène l’auteur, impassible, le plus souvent de face et centré dans la case d’où tourbillonnent les personnages qui ont peuplé ses jeunes années. Les pages, entièrement noires d’où n’émergent que quelques cases (et parfois pas plus d’une ou deux) semblent en suspension, renforçant la notion de gouffre, de difficulté à cerner les autres, leurs pensées et leurs motivations. Le jeune Chester semble seul pour découvrir ou affronter ses copains de classe, sa famille, ses amies. On retrouve par ce biais tout le mystère et l’apprentissage de la découverte des relations humaines, de la découverte de soi-même dans l’environnement qui nous est échu. Peu bavard, la succession des souvenirs sonne souvent très juste, et on se surprend à chercher (et pourquoi pas trouver) des similitudes dans notre propre expérience. Considérées comme sulfureuses dans le monde anglo-saxons dont on connaît la pudibonderie, ces œuvres de Chester Brown nous parlent de sa découverte des femmes, de ses tics d’adolescent et de ses secrets, qu’il livre avec un naturel touchant, conciliant intimisme et repères générationnels.
Un petit ange-gardien (ou plutôt un diablotin si l’on en croit ses ailes), ouvre Le playboy et invite le lecteur à " venir visiter " l’enfance de l’auteur sous un angle bien précis : sa découverte du magazine Playboy qui se transforme au fil des ans en véritable obsession de collectionneur. Toute la palette des réactions adolescentes seront soigneusement éprouvées : secret, honte, fantasme, pulsion, trucs et astuces pour se procurer et garder les magazines etc. On rit beaucoup et on rit jaune parfois tandis que le petit diablotin -représentation du regard que porte l’auteur sur cette séquence de son passé- commente les actions et décrypte les comportements de Chester enfant, livrant les clefs de nos apparentes irrationalités. Seth s’invite, en tant que personnage dans l’épilogue, pour l’inévitable conclusion : oui, Chester Brown est un spécialiste de Playboy

Contrairement à Le playboy, ouvrage replié sur les obsessions de l’auteur, Je ne t’ai jamais aimé en est un peu sa " face publique " et s’ouvre sur sa famille, ses amies et sa vie dans une petite bourgade canadienne. On découvre un Chester Brown timide et silencieux, face à la maladie mentale puis la mort de sa mère, face aux filles de l’école, difficiles à cerner et encore plus à aimer. Dans son éveil à la vie amoureuse, se bousculent les moments d’intimité, de désappointement dans un enchevêtrement de scènes souvent bucoliques. On navigue ici dans une nostalgie heureuse et toujours minutieusement exprimée.
Poétique et introspectif, on retrouve, comme peuvent le faire à merveille Baudoin ou Lionel Tran, cette volonté de travailler sur la volatilité de l’émotion en bande dessinée. Les faits s’enchaînent et parlent du quotidien, mais le sujet n’est pas là, il naît entre les croisements de ces petites histoires, on le distingue parfois dans une attitude, un regard. C’est de grâce qu’il s’agit, qui surgit des événements, parfois les plus terre à terre, gravés et idéalisés dans la mémoire de Chester Brown. Séparé entre la tentation de juger son enfance, parfois très laconiquement et l’idée d’en distinguer, avec le recul, le mouvement vital, l’auteur tente la conciliation et s’évertue à restituer sa musique de l’âme avec la plus grande sobriété.
JP.

À noter que le troisième larron de ce trio magique, Joe Matt bénéficie également ce mois-ci de la traduction de Peep-show (The poor bastard) dans la collection Tohu Bohu. Seth s’y sentira moins seul…

Chester Brown | Le playboy
64 pages | 69 FF/10,52 Eu | éditions
Les 400 coups
Chester Brown | Je ne t'ai jamais aimé
64 pages | 69 FF/10,52 Eu | éditions Les 400 coups

 
       
   

L'épinard de Yukiko

L’épinard deYukiko vient nous donner des nouvelles de Frédéric Boilet, installé au Japon depuis plusieurs années. Délibérément tourné du côté de l’intimisme, l’auteur nous convie à partager une histoire d’amour qui, engagée sur des bases friables, finit inévitablement mal. Le parti pris quasi photographique du graphisme, la présence de l’auteur et de certains de ses amis sous leurs propres noms nous incite dans un premier temps à identifier l’ouvrage comme purement autobiographique. Des éléments révélés en fin du récit apportent une lumière différente, de faux-semblants se dévoilent. Si l’intrigue fleure bon le vrai, les informations graphiques qui en sous-tendent la construction se dérobent, est-ce vraiment l’image de Yukiko que nous suivions au fil des pages ? Au final, le personnage central du récit, l’indécise Yukiko, semble la plus vaporeuse, nous échappe comme elle se sépare de Frédéric Boilet. Ce beau mécanisme narratif nous permet ainsi d’entrer dans les souvenirs que l’auteur a de cette histoire d’amour sans se limiter à une simple chronique de celle-ci. Le récit donne l’impression de ne durer qu’un instant, Boilet, que l’on aperçoit souvent un carnet de croquis à la main, semble l’élaborer dans le même temps où nous le parcourons. Tout contribue ici à une fiction de l’intime ou l'auteur a su nous faire partager ses interrogations de façon subtile.
L’ouvrage est édité (toujours avec une superbe maquette de Frédéric Poincelet) dans la nouvelle collection de Ego comme x, " La nouvelle manga ", qui devrait offrir bientôt les premières traductions de jeunes auteurs japonais chez cet éditeur.
JP.


Frédéric Boilet | L’épinard de Yukiko
146 pages | 14,95 Eu / 98,07 FF |
Editions Ego comme x

 
       
   

Pat Boon

Bon sang, ça devait arriver. À force de ré-inventer la bande dessinée à chacune de ses histoires parues ici ou là dans les fanzines et diverses revues, Winshluss frappe d’entrée très très fort avec son premier livre Pat Boon. Avec ses graphismes tordants et ultra expressifs, Pat Boon décline, en une multitudes de petites histoires qui n’arrêtent pas de se recouper, la vie, forcément pathétique, d’une poignée de losers plus vrais que nature. Entre les plans glauques de son meilleur pote (un canard édenté) et sa passion pour la cochonne Peggy, Pat croise une série hallucinante de personnages. Un joueur de blues clocheteux au sexe énorme, un ours producteur de cassettes pornos, une souris cadre-sup scotchée à son portable, un colosse homo à la tête de Pluto, une petite vieille perroquet agressive et des petits monstres cagoulés membres du Ku Klux Klan. Winshluss revisite ainsi les Picsou magazine et autre Mickey parade de son enfance dans une orgie trash à hurler de rire. Mais tout ça va beaucoup plus loin car Winshluss sait aussi être très touchant avec ses personnages et donne l’air, à chaque case, de dépoussiérer les codes de la bande dessinée pour en proposer des versions plus évidentes et plus percutantes. Qu’on accroche ou non à son univers, force sera de constater que cet auteur, qui n’est pas sans rappeler Crumb, est certainement l’un des plus doués de la bande dessinée actuelle.
JP.

Winshluss | Pat Boon - Happy end
Collection Mimolette | 32 pages | 6 Eu / 39, 36 FF
Ed L’Association

 
       
   

Sketch

Les amateurs de Stefano Ricci sont un peu des affamés, ils n’ont jamais grand chose à se mettre sous la dent. En attendant un autre ouvrage du calibre de Dépôt Noir paru aux éditions Fréon, on peut ce mois-ci combattre la malnutrition grâce à Sketch, un petit recueil d’images (en noir et blanc, hélas) édité par l’éditeur italien Coconino Press et disponible en librairies spécialisées. Des visages, des silhouettes savamment cuisinées dans une superposition de techniques (pastel, peinture, collage etc.) qui identifie du premier coup d’œil la patte si particulière de Stefano Ricci. Trois autres volumes dans cette même petite collection au format à l’italienne sont disponibles : City light d’Igort, Disasppeared d’Andrea Bruno et Luna de Leila Marzocchi.
JP.

| extrait |
Stefano Ricci | Sketch
32 pages | 36 FF | éditions coconino press