Miroirs et fumée par Neil Gaiman |
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Neil Gaiman est surtout connu pour les scénarios de sa série de comics The sandman publiés par DC comics au cours des années 1990. Mêlant poésie, fantastique et mythologie, avec des qualité d’écriture et une science de la construction narrative peu commune, Sandman en a fait l’un des scénaristes de comics les plus importants de la fin du XX ème siècle, l’équivalent d’un Alan Moore, dont la reprise chez DC de la série Swamp Thing avait marqué le début des années 1980. Les éditions Au diable vauvert nous livrent sous une belle couverture partiellement vernie, à l’anglo-saxonne, ce recueil de trente nouvelles de Neil Gaiman, parus en anglais en 1998. Débutant par une introduction d’une quarantaine de pages, qui contient une nouvelle, Miroirs et fumée se présente comme une compilation de textes écrits sur une quinzaine d’années. Alternant nouvelles publiées dans des anthologies de littérature de genre (fantastique bien sûr, mais également science fiction et érotisme) et textes très courts écrits sous forme poétique, le recueil s’offre à la lecture d’une manière simple et spontanée, comme s’enchaînent les histoires qui se racontent autour du feu. Neil Gaiman ouvre le recueil avec Le cadeau de mariage, texte qu’il aurait écrit comme présent de noces mais qu’il n’aurait pas osé remettre en raison de sa connotation trop négative. Le jour de leur mariage, Gordon et Belinda reçoivent, entre autres cadeaux, une enveloppe contenant un texte intitulé " le mariage de Gordon et Belinda. " Leur union suit un cours idyllique, mais un jour ils ouvrent l’enveloppe et commencent à lire le texte, qui raconte la dislocation de leur couple. Choqués, ils rangent l’enveloppe, leur mariage continue à rayonner. Pourtant, de temps en temps ils ne peuvent pas s’empêcher d’aller jeter un coup d’oeil au texte, qui continue à raconter comment leur union se délite. Dans la réalité, la carrière professionnelle de Gordon est brillante, Belinda est une femme comblée, dans la fiction Gordon est au chômage, Belinda est frustrée et dépressive... L’univers imaginaire s’avère donc être un catalyseur du quotidien, dont il grossirait les imperfections. La fiction se nourrissant non pas ce qui se trouve de l’autre côté du miroir, mais ce qui s’y reflète et que nous préférerions ne pas voir, comme finit par le comprendre Belinda : " c’est le mariage que nous ne vivons pas. Les malheurs se produisent là-bas, sur la page, et non ici, dans notre vie. Au lieu de vivre cela, nous le lisons, en sachant que ça aurait pu se dérouler de cette façon-là et aussi que ça n’est pas arrivé. " Le second texte, Chevalerie, nous raconte comment Mrs Withaker, veuve retraitée, acquiert le Saint Graal pour 30 pences dans un dépôt-vente. Aux idéaux chevaleresques qui animent Galaad, venu quérir le calice sacré auprès d’elle, elle répond avec ses valeurs de savoir-vivre, de politesse et de bon sens. Le Saint Graal fait bien sur la cheminée. Point. Gaiman joue avec les mythes, qu’il s’amuse à retourner, comme on le ferait avec un scarabée. Ce qui s’agite en dessous est peut-être moins fascinant, mais tout aussi mystérieux et inquiétant. Le 24 décembre au soir, le père Noël se retrouve ainsi condamné à aller distribuer des cadeaux ; les diables des boites à jouet racontent aux enfants des choses qu’ils ne devraient pas savoir et qui les traumatisent à vie ; Le balayeur de rêves parle peu, rien ne l’intéresse en dehors des pronostics de sports, mais ne le méprisez pas, rester aimables avec lui où vous finirez la bouche qui tremble et les yeux fixes comme tous ceux qu’ils ne visite plus, ceux qui vivent chaque jour dans les rebuts de leurs rêves. Constituée de formes grammaticales brèves, l’écriture de Gaiman donne une texture sensible aux mythes auxquels il rend hommage, son fantastique ancré dans le quotidien est souvent crédible et singulier. Dans Une fin du monde de plus, il nous décrit le réveil d’un loup-garou, au lendemain d’une métamorphose : " J’ai vomi un liquide jaune, fluide et puant ; (...) et des doigts. C’était des doigts plutôt menus et pâles, de toute évidence ceux d’un enfant -Merde. Les crampes se sont estompées, la nausée à reculé. Je suis resté couché par terre avec une bave pestilentielle qui me coulait par la bouche et par le nez, avec les larmes que l’on verse quand on est malade, en train de sécher sur mes joues. " D’une très grande force lorsqu’il donne une relecture moderne de certains contes populaires auxquels il restitue leur cruauté d’origine, comme La route blanche, La fille des chouettes ou l’impressionnant Neige, verre et pommes -sur lequel je reviendrai- Gaiman échoue parfois dans son approche des mythologies modernes. Ses hommages à Lovecraft, dans La Spéciale des Shoggoths à l’ancienne, Une fin du monde, ne parviennent pas à susciter l’effroi, peut-être en raison de leur approche trop parodique d’un style qui se situe déjà à la limite de la caricature. Il aurait sans doute été préférable d’écarter la plupart des textes poétiques, qui affaiblissent le recueil en le rendant par instant illisible pour des raisons de traduction (je pense au malheureux Le changement de mer, ou à l’intrigant Couleurs froides). Plusieurs nouvelles, plus quotidiennes intriguent tout en laissant parfois le lecteur sur sa faim, peut-être parce qu’il s’agit de textes trop brefs, et que Gaiman est moins à l’aise lorsqu’il délaisse le fantastique pour s’attacher à une approche plus réaliste. Ainsi Virus, Saveur, Corps étrangers ou Cherchez la fille, qui abordent des thèmes contemporains, comme les jeux vidéos, l’aliénation à l’image, où l’implosion de l’identité, paraissent plus timorés. Deux textes plus longs, Le bassin aux poissons et autres contes et Changements, évoquent avec force l’envers du rêve hollywoodien, pour le premier, les conséquences d’une découverte médicale, pour le second. Antinomiques tant dans leur approche que dans leur forme, ces deux textes dégagent par touches subtiles un insaisissable sentiment de mélancolie. Invité par un producteur dans Le bassin aux poissons -d’inspiration autobiographique- Gaiman se retrouve dans la position de l’écrivain Barton Fink du film des frères Coen, à devoir écrire les versions successives d’un script dont plus personne ne veut. Livré à lui-même dès les premières pages, le narrateur assistera, impuissant, à la progressive et inexorable dissipation (c’est peut-être la nouvelle qui illustre le plus le terme " Fumée " du titre du recueil) de la sympathie hypocrite qu’on lui avait témoigné ainsi que de ses rêves de cinéma. Creuset d’illusions, l’écran argenté n’est animé que par les fantômes des rêves que l’on a placé en lui, comme le souligne la rencontre triste avec le jardinier de l’hôtel qui a connu l’âge d’or du cinéma muet, et qui décède à la fin du récit. Se présentant sous la forme d’un synopsis de roman, dont les grandes lignes sont ébauchées sans être détaillées, Changements narre sur un rythme beaucoup plus rapide la découverte par le professeur Rajit d’un traitement du cancer, dont les effets secondaire provoquent un changement de sexe chez ses utilisateurs. De la médiatisation de son inventeur, transformé en légende vivante (le texte commence par un résumé du film hollywoodien tiré de la biographie de Rajit) aux profondes mutations socioculturelles que cette découverte provoque dans le monde (le changement de sexe comme mode branchée du début du XXI ème siècle), Gaiman met le doigt sur la vitesse à laquelle se métamorphose le monde, soulignant au passage le fossé qui se creuse entre nos actes et leurs conséquences. A la fin du texte Rajit meurt, seul, atteint d’un cancer. Ses derniers mots nous laissent en suspens entre le gâtisme et l’illumination. Textes les plus aboutis du recueil, Les mystères du meurtre et Neige, verre et pommes, s’attaquent à deux pierre angulaires de notre culture, la déchéance du paradis, dans un cas, le conte de Blanche neige dans l’autre, qu’ils revisitent de manière marquante. Débutant de manière anodine et quasi biographique (un homme que l’on imagine être Gaiman jeune, est coincé à Los Angeles à cause de tempêtes aériennes), Les Mystères du meurtre, nous fait glisser d’une promenade nocturne un soir d’insomnie à la cité des anges en un tour de force impressionnant : le narrateur rencontre un clochard, à qui il accepte d’offrir une cigarette, l’homme veut lui payer, refus, il insiste pour lui raconter une histoire en dédommagement. L’histoire débute par : " la première chose dont je me souviens, ce fut le verbe. Et le verbe était Dieu. Parfois, quand je suis vraiment déprimé, je me souviens du bruit du Verbe dans ma tête, en train de me sculpter, de me façonner, de me donner la vie. " Interloqué, le narrateur se laisse pourtant fasciner par l’histoire de l’enquête menée par Raguel, l’ange de la vengeance, sur le premier meurtre. Gaiman parvient a donner une impressionnante justesse à une Cité céleste qu’il ébauche avec sobriété, réduisant des personnages et leurs actions a une expression simple, primordiale : " J’étais dans une pièce -une pièce en argent- et elle ne contenait rien, rien d’autre que moi. " Style minimal, qui trouve dans ce contexte d’origine du monde une sensibilité fragile, à la fois touchante et jubilatoire. Nous voyons s’ébaucher dans la Salle les concepts et les réalités qui façonnent notre univers, avec une clarté enfantine qui n’est pas sans évoquer les travaux du dessinateur Jean Effeil sur le même thème. L’enquête, qui découvre le dispositif mis en place par Dieu pour faire naître la vie, hachée par les interruptions du narrateur, s’avère palpitante. Si ce n’était la mise en abîme finale, qui vient à mon sens mettre un peu maladroitement une distance avec le texte, cette très belle pièce tiendrait sans trop de peine la comparaison avec certains textes de Borges. Neige, verre et pommes, relit Blanche Neige en en inversant la perspective. La narratrice en est ici la belle-mère sorcière, qui s’avère être victime de sa belle-fille, goule nocturne à l’épiderme pâle. Après avoir tué son père, la créature est mise a mort sur les ordres de la narratrice. Son coeur arraché est suspendu au-dessus d’un chaudron, mais il continue à battre, tandis que les voyageurs qui traversent la forêt disparaissent, jusqu’au jour où un prince nécrophile... Ne basculant jamais dans la parodie, traité avec le sérieux et la gravité d’un conte, Neige, verre et pommes, s’avère terrifiant. Il décrit le mal de manière à la fois crue et elliptique (voir la mort du moine dans la forêt : " Elle l’enfourcha et se nourrit. Ce faisant, un filet de liquide noirâtre commença à dégouliner entre ses jambes... ") tout jouant avec les références à la version moderne (à propos de Blanche Neige : " Elle avait les yeux noirs comme le charbon, noirs comme ses cheveux ; ses lèvres étaient plus rouges que le sang "), à laquelle il restitue la dimension sexuelle dont elle avait été expurgée. Il n’est pas question ici d’innocence, mais d’appétit -un appétit animal- et de manipulation. Les princes ne sont pas charmants (" Sa virilité se retira de moi. Je tendis la main et la touchai, pauvre chose visqueuse. ") Et les enfants ne sont pas innocents, comme le sait bien la sorcière, qui a elle-même usé de ses charmes pour séduire le roi veuf au début du texte. Comme dans leur version d’origine (avant qu’ils ne soient réécrits au 19ème siècle) les contes se terminent mal, et Neige, verre et pommes n’y coupe pas. Ce texte qui conclut le recueil est une réussite de Neil Gaiman, qui rend hommage au genre avec audace et vivacité. Auteur à cheval
entre plusieurs médiums (il a également rédigé
des scénarios de films, dont plusieurs adaptations de ses comics),
est parfois considéré comme un créateur de mythes
contemporains (il est possible que son personnage de Death -la
mort ayant le visage d’une jeune punk- lui survive.) Ce recueil, parfois
fragile, le restitue à une plus juste place : Gaiman est un conteur
à la sensibilité singulière, qui fait passer des
mythes et leur permet de survivre à notre époque. Ses qualités
d’écriture sont variables mais son respect d’une culture de transmission
orale, populaire et vivante sont intactes et sincères. Elles font
de lui une voix à suivre parmi les auteurs de langue anglo-saxonne
dont les oeuvres nous parviennent sous des formes de plus en plus diverses.
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