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Dragon Head
commence dans le noir. Une page noire, suivie d’une double page également
noire. Nous entendons des sons indéfinis. Craquements ? Gouttes
qui tombent ? Un regard s’ouvre dans l’obscurité. Homme, femme ?
Les premiers détails entrevus ne sont d’aucune aide sur le lieu
où nous nous trouvons. De l’eau goutte. Des vitres -des hublots ?-
sont brisés. Puis s’ouvre une double page, en vue subjective, toujours
baignée par la pénombre. Nous distinguons à peine
un compartiment. Les vitres latérales sont brisées. Les
sièges renversés. Les passagers dont nous devinons les corps
inertes sont morts. Que fait-on là et surtout comment en sortir.
Comment réagir ? Quelqu’un va venir nous chercher. Quelqu’un
va forcément venir nous sortir de là.
Le
choc psychique auquel nous soumettent ces dix premières pages,
bascule -sans nous apporter de réponses- avec un brève scène
de flash back. Des fragments nous laissent deviner le contexte. Panneau
d’horaire ferroviaire. Un train à grande vitesse. Des passagers.
Des sacs de shopping. Des bagages. Nous entrons dans le wagon, où
l’éclairage très lumineux contraste avec l’obscurité
précédente. Nous devinons des lycéens. Le jeune homme
que nous suivons – celui qui a ouvert les yeux dans le noir ?- met
en marche son baladeur de disque compact. Il ne prête pas attention
aux paroles hachées qui sont jetées en l’air autour de lui.
L’atmosphère, due à l’éclairage parfait et à
la propreté immaculée du lieu, semble, d’une manière
pour l’instant imperceptible, irréelle. Le garçon sort du
compartiment. Un homme s’interpose sur son chemin. Il s’agit du surveillant
du lycée. Le garçon, qui a toujours son casque sur les oreilles,
ne l’entend pas. L’homme barre le chemin à Téru -dont nous
découvrons le nom- à l’aide d’une ombrelle en bambou. Est-ce
la manière dont il tient l’objet – tel un sabre- le mépris
dont il témoigne, la violence sous-jacente à son geste,
ou l’incommunicabilité entre les deux individus ; un malaise
profond s’installe. Nous sentons que la violence peut surgir à
n’importe quel moment, venant de n’importe quoi. L’indifférence
ne fera que l’exacerber. Retour dans le compartiment, où le garçon
regagne sa place, après avoir signalé à ses camarades
que " tête de singe lui a fait la morale. "
Avec le même détachement, le garçon s’assied, ouvre
un livre qu’il parcourt tout en continuant à écouter de
la musique. L’indifférence face à la violence ne fera que
l’exacerber. Le train entre dans un tunnel. Le wagon se met à trembler.
Le garçon remarque que son CD vient de sauter. Un choc violent,
inidentifiable. Sur la double page suivante nous retrouvons le compartiment
-encore éclairé- à l’instant où il bascule.
Nous quittons ce rêve éveillé pour entrer dans un
cauchemar. Seul. Dans le noir.
Minetaro
Mochizuki nous raconte la longue errance de deux jeunes adolescents victimes
d’un accident de train dont ils sont les seuls survivants. Bloqué
dans un tunnel dont les issues ont été obstruées
par l’éboulement, Téru et Ako devront faire face à
Nobuo, un camarade de classe que sa peur du noir fait basculer petit à
petit dans la folie. Blessés, en état de choc, ils survivent
en mangeant les restes du wagon restaurant, sous le regard hagard de Nobuo,
qui se peint des signes étranges sur le corps et qui parfois disparaît
dans un wagon dont il revient couvert de sang. Récit d’une catastrophe
quotidienne plus que fable d’anticipation, Dragon Head tire sa très
grande force d’un découpage instant par instant d’une situation
qui devient sans cesse plus insupportable et inextricable au fil de ses
2000 pages. D’un réalisme glaçant -voir la scène
de vingt pages où les personnages survolent dans le noir, le gouffre
de plusieurs kilomètres de diamètre qui s’ouvre au cœur
du pays-, ne sacrifiant à aucun poncif dramaturgique -il n’y a
pas de secours, pas d’adversaire désigné-, ce récit
touche du doigt les peurs refoulées de nos sociétés
individualistes. Comment réagirait la génération
actuelle face à une catastrophe ? Quels types de comportements
collectifs engendreraient l'effondrement subit des structures de régulation
sociale ? La réponse, d’un pessimisme violent, que donne Minetaro
Mochizuki, tueries de masse et suicides collectifs est d’autant plus effrayante
que malheureusement vraisemblable. Ces questions relatives à la
peur -qui constitue le véritable fond de l’être humain, comme
le remarque l’auteur à de multiples reprises- et à la violence
qu’elle engendre, alliées à la justesse du traitement situent
Dragon Head sur un plan beaucoup plus mature et approfondi qu’Akira.
Plus
qu’un récit, nous sommes plongés dès la première
page dans une expérience sensorielle et intellectuelle éprouvante,
souvent insupportable. Bloqués dans ce tunnel, nous nous prenons
à attendre de manière irrationnelle que quelqu’un vienne
à notre secours, puis nous nous résignons et ne sachant
pas comment réagir, nous fuyons la violence ; face à
cet univers devenu incompréhensible nous avons la tentation de
nous laisser sombrer dans des crises de sommeil, acculés nous réagissons
à notre tour comme des bêtes, des bêtes à la
violence décuplée par la culpabilité. La question
lancinante que refoule Téru tout au long du récit est " pourquoi
faire face ? " alors la réponse à l’interrogation
" que reste t-il ? " apparaît avec de plus
en plus d’évidence comme un " rien " incontournable.
Quand au " que s'est-il passé ? ", qui
tend la logique rationnelle les personnages, peu importe dans le fond :
bombe atomique, catastrophe naturelle, complot, accident, nous ne saurons
jamais exactement. Savoir ne serait pas d’ailleurs d’une grande utilité
dans cet environnement post-apocalyptique -l’atomisation de la société,
au sens figuré du terme, nous est montrée dans les scènes
de flash back- qui continue à s’effondrer par pans entiers, menaçant
à chaque instant de nous ensevelir.
Dragon
Head est à lire comme un écho profondément significatif
des inquiétudes qui ont accompagné la fin du XXe siècle,
un siècle de bouleversements sans précédents, où
le statut de l’individu est devenu de plus en plus difficile à
définir au sein d’un monde en mutation constante (faut-il lire
l’enfilade ininterrompue de catastrophes naturelles qui se succèdent
au fil des pages de Dragon Head comme un reflet de ces mutations ?)
Un des siècles également les pires de l’histoire humaine,
en terme de violence et de barbarie.
LT.
Série
en 10 volumes aux éditions Pika (version française)
200 pages - 45 FF chaque
La version originale a été publié au Japon par Kodansha
Ltd.
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