De
quoi sont nées les éditions Amok ?
Amok est né d’un fanzine, L’œil, qui est devenu
une revue d’articles et d’entretiens, L’œil carnivore, qui
s’est arrêté pour devenir Le cheval sans tête
en 1994. Cette revue nous a inscrit dans le champ de la Bande dessinée.
Nous avions envie de jouer un rôle de passeur : faire circuler,
transmettre, participer. L’idée était de rendre certains
travaux plus accessibles, mais aussi de prendre part à la vie
des choses qui nous plaisaient.
Vous avez toujours
travaillé à deux ?
Non. Je suis arrivé sur la fin du premier numéro
de L’œil carnivore qu’Olivier Marboeuf avait créé
avec d’autres personnes. Nous étions à la fac et, comme
d’habitude, les bonnes volontés se sont écrémées
dès qu’il a fallu travailler un peu plus…Nous avons fait quasiment
seuls le deuxième numéro, ensuite les participations
extérieures ont varié selon les numéros.
Comment s’est
passé le passage entre la publication d’une revue et un travail
d’édition proprement dit.
A l’époque, nous avions un album en cours aux éditions
Vents d’Ouest (1). Réalisant qu’on
ne pourrait pas faire ce qu’on voulait et ayant rencontré d’autres
gens dans le même cas, on a senti qu’il y avait un manque, qu’il
y avait de la place pour autre chose.
En tant qu’auteurs,
comment avez-vous vécu cet album ?
On a découvert qu’il ne suffit pas de signer dans une grosse
boîte pour que ton travail y soit réellement accepté
et défendu. C’est-à-dire que ça peut plaire à
quelqu’un qui t’impose un peu, mais si son envie n’est pas partagée,
les personnes qui sont payées pour vendre ton livre vont plutôt
ne pas le vendre, au profit d’autre chose. Ils préféreront
défendre un bouquin qui tire à 80.000 exemplaires pour
qu’il atteigne les 100.000, plutôt que d’essayer de faire doubler
ton petit tirage de 2000 exemplaires. Dans le meilleur des cas, nous
étions la danseuse, la lubie artistique de certains. Dans le
pire, le mouton noir qui fait perdre de l’argent. L’une ou l’autre
de ces situations n’était pas très intéressante…
De là le
désir de monter une structure d’édition ?
Nous avions envie de créer une maison d’édition
afin de travailler avec d’autres gens - nous ne nous sommes jamais
défini en tant qu’auto-éditeur. Il ne s’agissait pas
uniquement de montrer nos propres travaux. L’orientation s’est faite
assez naturellement vers la bande dessinée, parce qu’il y avait
beaucoup à faire dans ce domaine.
Pourquoi avoir
arrêté L’œil carnivore ?
Quand nous avons lancé Le cheval sans tête,
l’idée était de mener les deux revues parallèlement.
Ce qui représentait deux trimestriels : articles, interviews,
illustration, maquette, diffusion, distribution… C’était trop
de boulot pour deux personnes. L’œil carnivore s’est donc arrêté
de lui-même. Le cheval sans tête étant plus
facile à réaliser, du fait des contributions extérieures.
Vous avez joué
un rôle de détonateur, en organisant le festival Autarcic
comix (2).
Il y avait beaucoup à faire, on en avait envie et les possibilités
étaient là. Il ne restait plus qu’à inventer
d’autres manières, d’autres circuits, d’autres façons
de diffuser. Plein de choses se passaient à droite, à
gauche, et nous avions envie de les relier. Dès le départ,
nous avons publié des gens qui n’avaient jamais été
édités, nous les avons mêlés à d’autres
qui étaient publiés par des éditeurs confirmés
ou à d’autres encore, venus de domaines artistiques différents.
La vision qu’on pouvait avoir n’était proposée nulle
part. Le fait qu’on avait aussi les pieds dans autre chose que la
Bande dessinée, nous mettait à l’écart et nous
montrait plus de possibilités.
Vous avez été
distributeur.
Lorsque nous participions à des festivals, avec nos bouquins
mais aussi ceux de Fréon, de Bill ou de l'Association, cela
permettaient à ces derniers d’être présents sur
ces manifestations tout en nous rapportant un pourcentage qui nous
aidait à être là. C’était bien pour tout
le monde. Mais à terme, on voyait mal comment mener cette activité
à fond, parce que ce n’était pas vraiment notre rôle.
C’est pourquoi on a dû arrêter Autarcic Comix et la diffusion…
Le comptoir des indépendants (3)
qu’a créé Latino Imperato est un bel instrument. Il
fallait que quelqu’un le fasse.
Qu’est-ce qui
vous intéresse dans le champ de la bande dessinée ?
Plus qu’ailleurs il reste beaucoup de choses à réaliser
dans le domaine de la bande dessinée. J’aime les possibilités
qu’on y voit, cela m’intéresse en tant que langage. Jusqu’ici,
la bande dessinée a beaucoup fonctionné en circuit fermé,
comme si elle voulait définir un territoire très restreint,
pour se donner une sorte d’identité, en refusant de trop s’aventurer
au dehors. A la fin, cela lui donne une identité assez fragile,
qui voudrait dire où est son dedans et son dehors. Il ne s’agit
pas de dire si le dehors est plus intéressant que le dedans,
c’est la limite entre les deux qui crée des choses qui contiennent
un travail sur le langage et une volonté réelle de faire
des œuvres, de faire sens. C’est un phénomène que l’on
ne retrouve pas souvent dans des cadres économiques plus aisés.
Malgré
le refus de cette étiquette, vous vous situez dans le champ
de la bande dessinée…
Nous inscrire uniquement dans le champ de la bande dessinée
ne nous intéresse pas. Si on a un peu participé à
un mouvement indépendant, c’était vraiment temporaire…
Tout le monde dit ça dans vos entretiens (rire) !
Disons que nous sommes partisans du travail, de l’exigence et de certaines
choses qui ne sont pas forcément compatibles avec des idées,
des mouvements où l’on s’autocongratule. Je ne vois pas l’intérêt
de me situer par rapport à la "grosse Bd", je n’ai pas spécialement
d’animosité envers qui que ce soit… On fait ce qu’on a à
faire.
Rétrospectivement, quel regard portes-tu
sur ces 10 dernières années, quand vous commenciez à
défricher, ce que vous appeliez "l’autre bande dessinée" ?
Ah,
on en a inventé des formules ! … Si la bande dessinée
a beaucoup avancé ? Oui et non. Actuellement, je pense
qu’on a un nouveau cap à franchir, pour changer un peu d’éclairage.
Par moment, on a presque l’impression d’une espèce de point
de vue moyen et général qui est entré dans les
mœurs et qui se sédimente un peu. J’ai le sentiment qu’il existe
un contexte Bd indépendante qui fait que, paradoxalement, certains
travaux paraissent presque plus difficiles à éditer
aujourd’hui - je pense à un bouquin comme Alice d’Atak.
Ou, du moins, c’est toujours aussi difficile malgré le chemin
parcouru. Certes il y a un public plus ouvert, mais dont on sent vite
les limites.
Cela est problématique,
pour vous ?
Ce qui a un sens très fort pour toi ne rencontre pas forcément
l’écho du public et si tu n’en tiens pas compte tu ne t’en
sors plus. Par exemple, à un moment donné, nous nous
sommes retrouvés avec des problèmes de grosse boite,
dont nous ne voulions pas. Il a fallut réadapter notre manière
de faire à la nature de nos projets. C’est pour ça que
nous avons commencé à faire des livres en sérigraphie
à 100 ou 300 exemplaires. S’il est intéressant d’avoir
un bouquin qui vend 4000 exemplaires, on ne décidera pas pour
autant de ne faire que ça. D’une part parce qu’on aurait toutes
les chances de ne pas y arriver, d’autre part parce que cela serait
contraire à une certaine idée de la maison d’édition,
qui est de trouver les solutions, de continuer à faire ce que
dont nous avons envie et non de trouver des moyens pour maintenir
la structure en vie.
Comment fonctionnez-vous,
économiquement ?
Sur la vente des livres. On est salarié depuis novembre
1999. C’est relativement récent.
Vous faites beaucoup
appel à des subventions ?
Récemment, nous avons refait des demandes de prêts
au Centre National du Livre. On avait arrêté d’en demander
à partir du moment où il avait fallut rembourser les
premières mensualités (rire). Ça nous a permis
de comprendre la nuance entre subventions et prêts… Avec le
recul, nous avons fait quand même pas mal d’erreurs sur ce plan.
Aujourd’hui on gère mieux nos affaires, alors on tente à
nouveau.
Les débuts
on été difficiles ?
Oui. C’était un petit peu la fleur au fusil. De notre fanzine
photocopié vendu à 50 exemplaires, on est passé
du jour au lendemain à quelque chose d’imprimé à
1000 exemplaires, qu’on a décidé de vendre peu cher.
Il aurait fallu quasiment tout écouler pour se rembourser.
Ce qui n’a pas été le cas (rire).
Vos premiers bouquins
utilisaient des moyens modestes.
Faire quelque chose de beau avec peu de moyens demandait beaucoup
de travail : on tirait les couvertures en sérigraphie, on assemblait
les bouquins nous-mêmes…
Depuis deux ans
vous êtes revenus à ces formes plus artisanales…
On ne pouvait pas le faire sur des tirages un peu importants,
mais on s’est rendu compte qu’on souhaitait continuer à travailler
ces formes-là sur des petits tirages. On a même failli
revenir complètement à cela. A l’avenir, on a envie
de produire davantage de petites choses, plus légères,
plus délires, plus spontanées… afin de sortir des projets
lourds de bouquins et de collections, avec leurs contraintes. C’est
toujours un peu la recherche d’un équilibre : se structurer
sans se scléroser.
Peux-tu
nous parler de votre revue Le cheval sans tête…
Au début Le cheval sans tête était
notre unique support, il nous permettait de faire découvrir
des gens. Ensuite, nous avons commencé à publier des
chapitres de récits plus importants, qui ont amené des
projets d’albums. Lorsque nous avons commencé à publier
des albums, la question a été de savoir si l’on continuait
à publier des petits bouts d’histoires, à s’obliger
de soutenir un rythme trimestriel avec tout ce que cela comportait
comme question d’organisation et de trésorerie. Nous avons
choisi de devenir semestriel et de trouver un sens pour réunir
les gens autour d’une vraie revue, plus conséquente et qui
ne soit pas qu’une simple compilation de travaux. L’idée de
thématique a ouvert une porte à des gens qui ne sont
pas forcément lecteurs de bandes dessinées. Par exemple,
le numéro sur Marseille a bien marché. La diversité
du contenu a installé un rapport plus contemporain au langage,
texte et image, qui permettait à la revue d’être présente
dans les librairies du Centre Pompidou, du Musée d’Art moderne,
de la Galerie du Jeu de paume… C’était assez intéressant.
Malgré ces réussites, nous ne vendions pas assez et,
même semestrielle, la quantité de travail nous empêchait
de faire autre chose. Pendant longtemps nous n’avons pas sorti d’album
à cause de ça. La revue nous alourdissait et nous faisait
perdre ce qu’on gagnait avec les albums. Le plus dur avec les projets
à entrées multiples, c’est que tu touches plusieurs
domaines qui pourraient intéresser tout le monde, sauf qu’à
la fin, cela peut tout aussi bien n’intéresser personne.
"Nous ne sommes
d’aucun milieu."
La notion de racines
semble essentielle dans votre ligne éditoriale. A quel besoin
correspond elle ?
C’est quelque chose d’assez évident, il n’y a presque pas
de question à se poser là-dessus… C’est vrai que la
question d’appartenance, d’identité, nous intéresse.
C’est un peu le centre de ce qu’on fait : travailler sur l’idée
de construction, de constitution. Nous avons tendance, non pas à
fuir mais, naturellement, à construire une communauté,
un espace, plutôt que d’aller s’inscrire dans une appartenance.
C’est aussi pour cette raison que nous n’avons pas la volonté
d’être un éditeur de bande dessinée. Nous ne sommes
d’aucun milieu.
La volonté
de témoigner, comme à travers votre collection "La vérité",
touche-t-elle à vos propres racines ?
Oui, mais pas seulement. Cela a aussi trait à nos branches
(rire), à ce que nous faisons, aux gens que nous avons envie
de rencontrer, avec l’idée de faire circuler des choses atypiques.
Nous ne pouvons pas nous penser dans le cadre de la bande dessinée
indépendante, parce que cet aspect essentiel de notre projet
n'en fait pas partie. On ne peut pas nier qu’il y ait des contacts
mais dans le fond, c’est radicalement différent. Les racines,
c’est quelque chose qui nous intéresse du point de vue du fond
-des sujets que cela aborde- ainsi que pour les questions de langage
que cela touche. Cette collection, "La vérité",
ça pourrait être le nom d’une autre collection, de fiction
par exemple. Nous investissons une certaine croyance là-dedans,
il ne s’agit pas d’épater la galerie.
Ton
premier album, Nègre jaune, participait déjà
de cette volonté de témoignage.
Oui mais, il n’y a pas que ça. Je n’ai pas envie de réduire
ce que nous faisons à des questions socioculturelles. Récemment,
quelqu’un nous disait à ce sujet : Ah, c’est bien ce
que vous faites… Non ! Cela n’a pas à être bien.
Ce côté " socialiste " m’énerve (rire).
Il s’agit tout
de même d’un engagement.
Nous faisons passer l’idée de faire des choses et non pas
de se positionner par rapport à ceci ou cela. Ce qui est fait
est fait, et on sait pourquoi on l’a fait. Je suis content que quelqu’un
soit touché par ça, mais je n’ai pas spécialement
envie d’être congratulé… En plus, être physiquement
exposé n’est pas toujours quelque chose qu’on recherche. Nous
faisons nos bouquins, point. Le travail n’a pas forcément à
aller plus loin que ça. C’est la voie que tu as choisi pour
agir. Il en existe d’autres. Peut-être qu’à un moment
on délaissera celle-là pour une autre…
Peux-tu nous parler
du départ d’Olivier Marboeuf, qui vient de quitter Amok ?
Olivier a quitté la structure et donc ne travaille plus
pour Amok. Il est parti monter autre chose, ailleurs. C’est un choix
personnel, c’est tout. Lui s’en va et moi je continue. Cela modifie
certaines choses, mais pas le projet en soi. C’est une évolution,
et non une transformation. A aucun moment cela n’a pris le caractère
dramatique de quelque chose qui s’arrête. Il n’y a pas eu de
pause. C’est un début, un nouveau souffle, avec d’autres personnes
et d’autres actions, soit commencées avant son départ,
soit en cours.
Pour
beaucoup de gens, Amok c’était vous deux.
Depuis le début nous savions que nous ne ferions pas cela
toute notre vie, tout en nourrissant la volonté que cela perdure
bien après nous. Il y a toujours eut un aspect personnel et
subjectif dans la direction, les choix, l’identité de la structure.
Il n’y a jamais eu d’attribution très nette du travail, nous
faisions un peu tout à deux.. Nous nous donnions parfois des
obligations que nous n'avions pas à nous donner, comme si quelque
chose d’extérieur nous y contraignait. A un moment donné,
nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une entité supérieure,
une sorte d’instance qui nous obligeait à faire des trucs que
nous n'avions pas envie de faire. Par la suite, on a pris conscience
qu’Amok devait exister en tant que tel et ne pas dépendre strictement
d’Olivier et de moi. Nous n’avons pas un rapport de possession à
cet égard. Nous ne nous sommes jamais dit "Amok c’est
moi et personne d’autre ne le fera". Nous avons pu avoir
envie d’arrêter, mais jamais que la structure s’arrête.
Amok doit exister en soi.
Tu envisagerais
de laisser Amok à d’autres personnes, un jour ?
Oui. J’ai même envie que cela se passe comme ça.
Pour l’instant je le fais parce que j’estime qu’il faut que quelqu’un
le fasse. J’y trouve une forme de gratification et de plaisir, c’est
sûr, mais en même temps il y a un aspect un peu utilitaire :
faire ça pour que ça existe. J’aimerais autant que quelque
chose de similaire se crée. Cela me permettrait de m’investir
ailleurs.
Pourquoi " ça
doit exister " ?
Malgré l’apparition de différentes maisons d’éditions
et l’addition d’opportunités pour les auteurs, je pense que
personne ne ferait les même bouquins que nous. Voilà
une raison. Un certain nombre de livres avaient besoin d’un éditeur
comme nous. Cette vision éditoriale, qu’on retrouve ailleurs,
chez d’autres artistes, on a envie de la partager, de partager ce
en quoi on croit, ce qui nous interroge, de bâtir quelque chose,
une communauté…
Si tu t’en vas,
qu’aimerais-tu laisser ?
Je conçois Amok comme une construction, un espace à
l’intérieur duquel des tas de choses sont possibles. Une construction
c’est quelque chose que l’on rend objectif à un moment donné
et au sein de laquelle des sensibilités peuvent évoluer.
Je pense que nous avons élargi le spectre de ce qu’on voulait
faire, cela a modifié l’architecture globale, mais cette construction
reste une et indivisible. Cet aspect de construction relativement
ouvert, de réflexion, de changement aussi, qui débouche
parfois sur un travail un peu lourd, est ce qui m’intéresse
le plus en ce moment. Ce n’est pas forcément toujours réjouissant,
mais cela en vaut le coup.
En plus, vous
venez d’ouvrir une librairie galerie (4) ?
Par moment je me dis bien qu’il faudrait peut-être s’arrêter.
Mais en même temps, j’essaie d’en faire toujours plus.
La Casa Amok correspond à l’envie de créer quelque
chose qui n’existait pas. J’en sentais la nécessité
parce que nous travaillons à définir quelque chose qui,
finalement, n’est pas relayé correctement en terme de présentation
et de vente. Nos livres sont vendus uniquement dans des endroits qui
nous présentent toujours comme "la marge". Ça veut dire
quoi ça, la marge ? L’idée était de créer
un lieu qui ait une politique éditoriale.
Afin d’être
respecté en tant que tel ?
Non. La question n’est pas de savoir si on est respecté
ou pas dans telle ou telle bande dessinée, il s’agit simplement
de développer notre démarche, qui ne se définit
pas par rapport à celle du voisin, mais dans un rapport d’égalité.
Il s’agit juste de proposer une autre organisation, de penser les
choses un peu différemment… Créer des cases ou coller
des étiquettes, tout le monde le fait. C’est ça, penser.
Mais de temps en temps on change la forme des tiroirs, on les agence
différemment. J’ai envie de dire : "D’accord,
la Bande dessinée c’est ceci, mais c’est aussi cela et puis
ça..." Le but est aussi de mener à termes certains
projets qui aujourd’hui ne s’inscrivent pas dans un cadre de librairie.
Par exemple, Du coq à l’âme n’est pas un livre
de sciences humaines, ni d’art contemporain, ni de photo, ni de bande
dessinée, ni un roman, ni un essai et en même temps,
c’est tout cela. Qu’est-ce que nous en faisons ? Que certains
libraires le mettent au rayon graphisme, pourquoi pas, si ça
permet à des gens de le découvrir. Mais selon moi, ce
n’est pas là qu’il devrait être. Alors, si ce genre d’endroit
n’existe pas, créons-le ! Définissons un nouveau
territoire où les choses s’agencent différemment !
La politique éditoriale du lieu correspond à sa programmation,
au choix des livres qui y seront présentés. Le premier
choix est de présenter tous les livres d’Amok, par nécessité
économique, mais aussi ceux de Fréon, de Filigranes.
L’idée n’est pas de fonctionner sur la quantité, mais
de proposer des choix, des livres qu’on ne trouve pas ailleurs ou
d’autre qui se trouvent facilement, mais qui seront proposés
différemment. Et puis il y aura une sélection d’objets
qui iront de la bande dessinée à la photo en passant
par le graphisme ou par des choses qui n’ont pas vraiment de nom…
"Ce n’est pas
l’œuvre qui est compliquée."
On vous reproche
parfois un certain élitisme…
C’est un sujet sur lequel il y aurait beaucoup à dire.
L’élitisme est un terme utilisé par des gens pour te
mettre sur le dos leur propre vision des choses. Pour certains, c’est
une façon de rejeter ce qu’ils ne comprennent pas. Qu’ils ne
comprennent pas, pas parce qu’ils sont bêtes, mais parce qu’ils
se trompent sur ce que c’est et sur la manière dont il faut
le prendre. Souvent, les gens confondent la chose avec son analyse
ou avec le discours parfois complexe qui peut exister à posteriori.
Mais la plupart des œuvres sont très simples. Tu te mets devant
et tu reçois. Ce n’est pas compliqué. Il n’y a pas à
chercher. Le truc est là, point. Dans le champ artistique,
il y a quand même l’idée qu’il s’agit d’une forme simple.
Il peut y avoir une part de complexité, ou plutôt d’interrogation,
mais ce n’est pas l’œuvre qui est compliquée. Pour moi, le
discours sur l’élitisme est créé par des gens
qui mettent le public dans une situation où il est supposé
être imbécile. Une situation où tout le monde
est supposé manger la même chose, et où l’on essaie
de nous faire croire que ceux qui ne mangent pas la même chose
se croient supérieur à vous. Alors que ce truc différent
qu’on mange, tout le monde peut en avoir, allez-y, c’est ouvert !…
Le seul élitisme que je combats, c’est l’élitisme économique.
L’élite c’est l’argent. C’est ceux qui sont prêt à
mettre 100 millions pour tourner Astérix, en disant qu’il faut
faire au moins 14 millions de spectateurs pour que ça marche.
J’aimerai qu’on m’explique enfin, qui est le peuple, de qui on veut
parler. On peut nous dire ce qu’on veut sur notre élitisme,
le fait qu’on soit peu nombreux… Toutes les structures qui se sont
créées ces dernières années, l’ont été
par des gens qui n’avaient rien, qui se sont pris en main et qui ont
fait quelque chose. Avec des photocopies, avec 3 fois rien, ils ont
fait des choses et d’autres gens s’y sont intéressés.
Personnellement, je ne vois rien de populaire dans les albums cartonnés,
j’aimerai qu’on m’explique en quoi je ne viens pas du peuple, si cette
notion existe. Et en quoi quelqu’un qui n’a aucun moyen spécifique
au départ mais qui prend une initiative et réalise quelque
chose, serait quelqu’un de moins populaire que les autres ?
Cela
relève d’un acte politique ?
Faire ce que nous faisons est éminemment politique. Et
ça va le devenir de plus en plus.
Votre esthétique
est assez froide, ce qui contraste avec vos idées d’ouverture,
de carrefour…
Je ne sais pas ce qu’est une esthétique froide. J’ai pas
en tête d’exemple d’esthétique chaude (rire). L’esthétique
est un terme un peu galvaudé, utilisé pour dire que
tu n’as rien à dire, que c’est juste joli. Alors que c’est
aussi un mot qui peut être fort. Amok travaille sur l’esthétique
de la même manière que nous travaillons sur le sens,
c’est indissociable. Il n’y a pas la volonté de faire une esthétique
froide. Peut être que l’esthétique est quelque chose
de froid en général…
Peut-être
plus particulièrement chez vous.
C’est une question de tension. Si on faisait nos trucs avec un
côté bon enfant, avec 3 bouts de ficelles pour
faire convivial, ça nous semblerait moins intéressant.
Comme ça, je crois que ça tire une certaine force. Peut-être
que ça impressionne un peu plus, mais en tout cas c’est différent,
cela instaure une forme de distance. Un projet comme "La vérité"
sans une certaine distance serait complètement racoleur. Et
puis pour nous, il est nécessaire que ça reste assez
dur !
Il y a de la colère
à la base de votre travail ?
Évidement (rire). Une grande colère (silence)…
pour rester sobre… Oui, Amok c’est une forme de colère. Une
colère qui ne part pas forcément dans tous les sens,
qui est plus contenue.
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