LES 7 FAMILLES DE LA BANDE DESSINÉE #1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7

Bien que liées à son origine, les éditions Amok ont conservé leurs distances avec la mouvance indépendante.

Le mouvement perpétuel

Depuis le début des années 1990 les éditions Amok ont défendu l’édition en tant que carrefour d’échanges pluriculturels. Leur politique éditoriale, basée sur l’échange et le partage, est à la fois à l’origine du mouvement de circulation entre les petites structures d’éditions européennes et de l’ouverture à des Bandes dessinées de pays qui étaient jusqu’ici ignorées en France. Fondée sur la mobilité, la structure ne s’est jamais établi dans un cadre figé. Les expériences qu’elle continue de mener attestent d’une indéniable et singulière vitalité.

Amok

De quoi sont nées les éditions Amok ?
Amok est né d’un fanzine, L’œil, qui est devenu une revue d’articles et d’entretiens, L’œil carnivore, qui s’est arrêté pour devenir Le cheval sans tête en 1994. Cette revue nous a inscrit dans le champ de la Bande dessinée. Nous avions envie de jouer un rôle de passeur : faire circuler, transmettre, participer. L’idée était de rendre certains travaux plus accessibles, mais aussi de prendre part à la vie des choses qui nous plaisaient.

Vous avez toujours travaillé à deux ?
Non. Je suis arrivé sur la fin du premier numéro de L’œil carnivore qu’Olivier Marboeuf avait créé avec d’autres personnes. Nous étions à la fac et, comme d’habitude, les bonnes volontés se sont écrémées dès qu’il a fallu travailler un peu plus…Nous avons fait quasiment seuls le deuxième numéro, ensuite les participations extérieures ont varié selon les numéros.

Comment s’est passé le passage entre la publication d’une revue et un travail d’édition proprement dit.
A l’époque, nous avions un album en cours aux éditions Vents d’Ouest (1). Réalisant qu’on ne pourrait pas faire ce qu’on voulait et ayant rencontré d’autres gens dans le même cas, on a senti qu’il y avait un manque, qu’il y avait de la place pour autre chose.

En tant qu’auteurs, comment avez-vous vécu cet album ?
On a découvert qu’il ne suffit pas de signer dans une grosse boîte pour que ton travail y soit réellement accepté et défendu. C’est-à-dire que ça peut plaire à quelqu’un qui t’impose un peu, mais si son envie n’est pas partagée, les personnes qui sont payées pour vendre ton livre vont plutôt ne pas le vendre, au profit d’autre chose. Ils préféreront défendre un bouquin qui tire à 80.000 exemplaires pour qu’il atteigne les 100.000, plutôt que d’essayer de faire doubler ton petit tirage de 2000 exemplaires. Dans le meilleur des cas, nous étions la danseuse, la lubie artistique de certains. Dans le pire, le mouton noir qui fait perdre de l’argent. L’une ou l’autre de ces situations n’était pas très intéressante…

De là le désir de monter une structure d’édition ?
Nous avions envie de créer une maison d’édition afin de travailler avec d’autres gens - nous ne nous sommes jamais défini en tant qu’auto-éditeur. Il ne s’agissait pas uniquement de montrer nos propres travaux. L’orientation s’est faite assez naturellement vers la bande dessinée, parce qu’il y avait beaucoup à faire dans ce domaine.

Pourquoi avoir arrêté L’œil carnivore ?
Quand nous avons lancé Le cheval sans tête, l’idée était de mener les deux revues parallèlement. Ce qui représentait deux trimestriels : articles, interviews, illustration, maquette, diffusion, distribution… C’était trop de boulot pour deux personnes. L’œil carnivore s’est donc arrêté de lui-même. Le cheval sans tête étant plus facile à réaliser, du fait des contributions extérieures.

Vous avez joué un rôle de détonateur, en organisant le festival Autarcic comix (2).
Il y avait beaucoup à faire, on en avait envie et les possibilités étaient là. Il ne restait plus qu’à inventer d’autres manières, d’autres circuits, d’autres façons de diffuser. Plein de choses se passaient à droite, à gauche, et nous avions envie de les relier. Dès le départ, nous avons publié des gens qui n’avaient jamais été édités, nous les avons mêlés à d’autres qui étaient publiés par des éditeurs confirmés ou à d’autres encore, venus de domaines artistiques différents. La vision qu’on pouvait avoir n’était proposée nulle part. Le fait qu’on avait aussi les pieds dans autre chose que la Bande dessinée, nous mettait à l’écart et nous montrait plus de possibilités.

Vous avez été distributeur.
Lorsque nous participions à des festivals, avec nos bouquins mais aussi ceux de Fréon, de Bill ou de l'Association, cela permettaient à ces derniers d’être présents sur ces manifestations tout en nous rapportant un pourcentage qui nous aidait à être là. C’était bien pour tout le monde. Mais à terme, on voyait mal comment mener cette activité à fond, parce que ce n’était pas vraiment notre rôle. C’est pourquoi on a dû arrêter Autarcic Comix et la diffusion… Le comptoir des indépendants (3) qu’a créé Latino Imperato est un bel instrument. Il fallait que quelqu’un le fasse.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans le champ de la bande dessinée ?
Plus qu’ailleurs il reste beaucoup de choses à réaliser dans le domaine de la bande dessinée. J’aime les possibilités qu’on y voit, cela m’intéresse en tant que langage. Jusqu’ici, la bande dessinée a beaucoup fonctionné en circuit fermé, comme si elle voulait définir un territoire très restreint, pour se donner une sorte d’identité, en refusant de trop s’aventurer au dehors. A la fin, cela lui donne une identité assez fragile, qui voudrait dire où est son dedans et son dehors. Il ne s’agit pas de dire si le dehors est plus intéressant que le dedans, c’est la limite entre les deux qui crée des choses qui contiennent un travail sur le langage et une volonté réelle de faire des œuvres, de faire sens. C’est un phénomène que l’on ne retrouve pas souvent dans des cadres économiques plus aisés.

Malgré le refus de cette étiquette, vous vous situez dans le champ de la bande dessinée…
Nous inscrire uniquement dans le champ de la bande dessinée ne nous intéresse pas. Si on a un peu participé à un mouvement indépendant, c’était vraiment temporaire… Tout le monde dit ça dans vos entretiens (rire) ! Disons que nous sommes partisans du travail, de l’exigence et de certaines choses qui ne sont pas forcément compatibles avec des idées, des mouvements où l’on s’autocongratule. Je ne vois pas l’intérêt de me situer par rapport à la "grosse Bd", je n’ai pas spécialement d’animosité envers qui que ce soit… On fait ce qu’on a à faire.

Rétrospectivement, quel regard portes-tu sur ces 10 dernières années, quand vous commenciez à défricher, ce que vous appeliez "l’autre bande dessinée" ?
Ah, on en a inventé des formules ! … Si la bande dessinée a beaucoup avancé ? Oui et non. Actuellement, je pense qu’on a un nouveau cap à franchir, pour changer un peu d’éclairage. Par moment, on a presque l’impression d’une espèce de point de vue moyen et général qui est entré dans les mœurs et qui se sédimente un peu. J’ai le sentiment qu’il existe un contexte Bd indépendante qui fait que, paradoxalement, certains travaux paraissent presque plus difficiles à éditer aujourd’hui - je pense à un bouquin comme Alice d’Atak. Ou, du moins, c’est toujours aussi difficile malgré le chemin parcouru. Certes il y a un public plus ouvert, mais dont on sent vite les limites.

Cela est problématique, pour vous ?
Ce qui a un sens très fort pour toi ne rencontre pas forcément l’écho du public et si tu n’en tiens pas compte tu ne t’en sors plus. Par exemple, à un moment donné, nous nous sommes retrouvés avec des problèmes de grosse boite, dont nous ne voulions pas. Il a fallut réadapter notre manière de faire à la nature de nos projets. C’est pour ça que nous avons commencé à faire des livres en sérigraphie à 100 ou 300 exemplaires. S’il est intéressant d’avoir un bouquin qui vend 4000 exemplaires, on ne décidera pas pour autant de ne faire que ça. D’une part parce qu’on aurait toutes les chances de ne pas y arriver, d’autre part parce que cela serait contraire à une certaine idée de la maison d’édition, qui est de trouver les solutions, de continuer à faire ce que dont nous avons envie et non de trouver des moyens pour maintenir la structure en vie.

Comment fonctionnez-vous, économiquement ?
Sur la vente des livres. On est salarié depuis novembre 1999. C’est relativement récent.

Vous faites beaucoup appel à des subventions ?
Récemment, nous avons refait des demandes de prêts au Centre National du Livre. On avait arrêté d’en demander à partir du moment où il avait fallut rembourser les premières mensualités (rire). Ça nous a permis de comprendre la nuance entre subventions et prêts… Avec le recul, nous avons fait quand même pas mal d’erreurs sur ce plan. Aujourd’hui on gère mieux nos affaires, alors on tente à nouveau.

Les débuts on été difficiles ?
Oui. C’était un petit peu la fleur au fusil. De notre fanzine photocopié vendu à 50 exemplaires, on est passé du jour au lendemain à quelque chose d’imprimé à 1000 exemplaires, qu’on a décidé de vendre peu cher. Il aurait fallu quasiment tout écouler pour se rembourser. Ce qui n’a pas été le cas (rire).

Vos premiers bouquins utilisaient des moyens modestes.
Faire quelque chose de beau avec peu de moyens demandait beaucoup de travail : on tirait les couvertures en sérigraphie, on assemblait les bouquins nous-mêmes…

Depuis deux ans vous êtes revenus à ces formes plus artisanales…
On ne pouvait pas le faire sur des tirages un peu importants, mais on s’est rendu compte qu’on souhaitait continuer à travailler ces formes-là sur des petits tirages. On a même failli revenir complètement à cela. A l’avenir, on a envie de produire davantage de petites choses, plus légères, plus délires, plus spontanées… afin de sortir des projets lourds de bouquins et de collections, avec leurs contraintes. C’est toujours un peu la recherche d’un équilibre : se structurer sans se scléroser.

Peux-tu nous parler de votre revue Le cheval sans tête
Au début Le cheval sans tête était notre unique support, il nous permettait de faire découvrir des gens. Ensuite, nous avons commencé à publier des chapitres de récits plus importants, qui ont amené des projets d’albums. Lorsque nous avons commencé à publier des albums, la question a été de savoir si l’on continuait à publier des petits bouts d’histoires, à s’obliger de soutenir un rythme trimestriel avec tout ce que cela comportait comme question d’organisation et de trésorerie. Nous avons choisi de devenir semestriel et de trouver un sens pour réunir les gens autour d’une vraie revue, plus conséquente et qui ne soit pas qu’une simple compilation de travaux. L’idée de thématique a ouvert une porte à des gens qui ne sont pas forcément lecteurs de bandes dessinées. Par exemple, le numéro sur Marseille a bien marché. La diversité du contenu a installé un rapport plus contemporain au langage, texte et image, qui permettait à la revue d’être présente dans les librairies du Centre Pompidou, du Musée d’Art moderne, de la Galerie du Jeu de paume… C’était assez intéressant. Malgré ces réussites, nous ne vendions pas assez et, même semestrielle, la quantité de travail nous empêchait de faire autre chose. Pendant longtemps nous n’avons pas sorti d’album à cause de ça. La revue nous alourdissait et nous faisait perdre ce qu’on gagnait avec les albums. Le plus dur avec les projets à entrées multiples, c’est que tu touches plusieurs domaines qui pourraient intéresser tout le monde, sauf qu’à la fin, cela peut tout aussi bien n’intéresser personne.

"Nous ne sommes d’aucun milieu."

La notion de racines semble essentielle dans votre ligne éditoriale. A quel besoin correspond elle ?
C’est quelque chose d’assez évident, il n’y a presque pas de question à se poser là-dessus… C’est vrai que la question d’appartenance, d’identité, nous intéresse. C’est un peu le centre de ce qu’on fait : travailler sur l’idée de construction, de constitution. Nous avons tendance, non pas à fuir mais, naturellement, à construire une communauté, un espace, plutôt que d’aller s’inscrire dans une appartenance. C’est aussi pour cette raison que nous n’avons pas la volonté d’être un éditeur de bande dessinée. Nous ne sommes d’aucun milieu.

La volonté de témoigner, comme à travers votre collection "La vérité", touche-t-elle à vos propres racines ?
Oui, mais pas seulement. Cela a aussi trait à nos branches (rire), à ce que nous faisons, aux gens que nous avons envie de rencontrer, avec l’idée de faire circuler des choses atypiques. Nous ne pouvons pas nous penser dans le cadre de la bande dessinée indépendante, parce que cet aspect essentiel de notre projet n'en fait pas partie. On ne peut pas nier qu’il y ait des contacts mais dans le fond, c’est radicalement différent. Les racines, c’est quelque chose qui nous intéresse du point de vue du fond -des sujets que cela aborde- ainsi que pour les questions de langage que cela touche. Cette collection, "La vérité", ça pourrait être le nom d’une autre collection, de fiction par exemple. Nous investissons une certaine croyance là-dedans, il ne s’agit pas d’épater la galerie.

Ton premier album, Nègre jaune, participait déjà de cette volonté de témoignage.
Oui mais, il n’y a pas que ça. Je n’ai pas envie de réduire ce que nous faisons à des questions socioculturelles. Récemment, quelqu’un nous disait à ce sujet : Ah, c’est bien ce que vous faites… Non ! Cela n’a pas à être bien. Ce côté " socialiste " m’énerve (rire).

Il s’agit tout de même d’un engagement.
Nous faisons passer l’idée de faire des choses et non pas de se positionner par rapport à ceci ou cela. Ce qui est fait est fait, et on sait pourquoi on l’a fait. Je suis content que quelqu’un soit touché par ça, mais je n’ai pas spécialement envie d’être congratulé… En plus, être physiquement exposé n’est pas toujours quelque chose qu’on recherche. Nous faisons nos bouquins, point. Le travail n’a pas forcément à aller plus loin que ça. C’est la voie que tu as choisi pour agir. Il en existe d’autres. Peut-être qu’à un moment on délaissera celle-là pour une autre…

Peux-tu nous parler du départ d’Olivier Marboeuf, qui vient de quitter Amok ?
Olivier a quitté la structure et donc ne travaille plus pour Amok. Il est parti monter autre chose, ailleurs. C’est un choix personnel, c’est tout. Lui s’en va et moi je continue. Cela modifie certaines choses, mais pas le projet en soi. C’est une évolution, et non une transformation. A aucun moment cela n’a pris le caractère dramatique de quelque chose qui s’arrête. Il n’y a pas eu de pause. C’est un début, un nouveau souffle, avec d’autres personnes et d’autres actions, soit commencées avant son départ, soit en cours.

Pour beaucoup de gens, Amok c’était vous deux.
Depuis le début nous savions que nous ne ferions pas cela toute notre vie, tout en nourrissant la volonté que cela perdure bien après nous. Il y a toujours eut un aspect personnel et subjectif dans la direction, les choix, l’identité de la structure. Il n’y a jamais eu d’attribution très nette du travail, nous faisions un peu tout à deux.. Nous nous donnions parfois des obligations que nous n'avions pas à nous donner, comme si quelque chose d’extérieur nous y contraignait. A un moment donné, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une entité supérieure, une sorte d’instance qui nous obligeait à faire des trucs que nous n'avions pas envie de faire. Par la suite, on a pris conscience qu’Amok devait exister en tant que tel et ne pas dépendre strictement d’Olivier et de moi. Nous n’avons pas un rapport de possession à cet égard. Nous ne nous sommes jamais dit "Amok c’est moi et personne d’autre ne le fera". Nous avons pu avoir envie d’arrêter, mais jamais que la structure s’arrête. Amok doit exister en soi.

Tu envisagerais de laisser Amok à d’autres personnes, un jour ?
Oui. J’ai même envie que cela se passe comme ça. Pour l’instant je le fais parce que j’estime qu’il faut que quelqu’un le fasse. J’y trouve une forme de gratification et de plaisir, c’est sûr, mais en même temps il y a un aspect un peu utilitaire : faire ça pour que ça existe. J’aimerais autant que quelque chose de similaire se crée. Cela me permettrait de m’investir ailleurs.

Pourquoi " ça doit exister " ?
Malgré l’apparition de différentes maisons d’éditions et l’addition d’opportunités pour les auteurs, je pense que personne ne ferait les même bouquins que nous. Voilà une raison. Un certain nombre de livres avaient besoin d’un éditeur comme nous. Cette vision éditoriale, qu’on retrouve ailleurs, chez d’autres artistes, on a envie de la partager, de partager ce en quoi on croit, ce qui nous interroge, de bâtir quelque chose, une communauté…

Si tu t’en vas, qu’aimerais-tu laisser ?
Je conçois Amok comme une construction, un espace à l’intérieur duquel des tas de choses sont possibles. Une construction c’est quelque chose que l’on rend objectif à un moment donné et au sein de laquelle des sensibilités peuvent évoluer. Je pense que nous avons élargi le spectre de ce qu’on voulait faire, cela a modifié l’architecture globale, mais cette construction reste une et indivisible. Cet aspect de construction relativement ouvert, de réflexion, de changement aussi, qui débouche parfois sur un travail un peu lourd, est ce qui m’intéresse le plus en ce moment. Ce n’est pas forcément toujours réjouissant, mais cela en vaut le coup.

En plus, vous venez d’ouvrir une librairie galerie (4) ?
Par moment je me dis bien qu’il faudrait peut-être s’arrêter. Mais en même temps, j’essaie d’en faire toujours plus.
La Casa Amok correspond à l’envie de créer quelque chose qui n’existait pas. J’en sentais la nécessité parce que nous travaillons à définir quelque chose qui, finalement, n’est pas relayé correctement en terme de présentation et de vente. Nos livres sont vendus uniquement dans des endroits qui nous présentent toujours comme "la marge". Ça veut dire quoi ça, la marge ? L’idée était de créer un lieu qui ait une politique éditoriale.

Afin d’être respecté en tant que tel ?
Non. La question n’est pas de savoir si on est respecté ou pas dans telle ou telle bande dessinée, il s’agit simplement de développer notre démarche, qui ne se définit pas par rapport à celle du voisin, mais dans un rapport d’égalité. Il s’agit juste de proposer une autre organisation, de penser les choses un peu différemment… Créer des cases ou coller des étiquettes, tout le monde le fait. C’est ça, penser. Mais de temps en temps on change la forme des tiroirs, on les agence différemment. J’ai envie de dire : "D’accord, la Bande dessinée c’est ceci, mais c’est aussi cela et puis ça..." Le but est aussi de mener à termes certains projets qui aujourd’hui ne s’inscrivent pas dans un cadre de librairie. Par exemple, Du coq à l’âme n’est pas un livre de sciences humaines, ni d’art contemporain, ni de photo, ni de bande dessinée, ni un roman, ni un essai et en même temps, c’est tout cela. Qu’est-ce que nous en faisons ? Que certains libraires le mettent au rayon graphisme, pourquoi pas, si ça permet à des gens de le découvrir. Mais selon moi, ce n’est pas là qu’il devrait être. Alors, si ce genre d’endroit n’existe pas, créons-le ! Définissons un nouveau territoire où les choses s’agencent différemment ! La politique éditoriale du lieu correspond à sa programmation, au choix des livres qui y seront présentés. Le premier choix est de présenter tous les livres d’Amok, par nécessité économique, mais aussi ceux de Fréon, de Filigranes. L’idée n’est pas de fonctionner sur la quantité, mais de proposer des choix, des livres qu’on ne trouve pas ailleurs ou d’autre qui se trouvent facilement, mais qui seront proposés différemment. Et puis il y aura une sélection d’objets qui iront de la bande dessinée à la photo en passant par le graphisme ou par des choses qui n’ont pas vraiment de nom…

"Ce n’est pas l’œuvre qui est compliquée."

On vous reproche parfois un certain élitisme…
C’est un sujet sur lequel il y aurait beaucoup à dire. L’élitisme est un terme utilisé par des gens pour te mettre sur le dos leur propre vision des choses. Pour certains, c’est une façon de rejeter ce qu’ils ne comprennent pas. Qu’ils ne comprennent pas, pas parce qu’ils sont bêtes, mais parce qu’ils se trompent sur ce que c’est et sur la manière dont il faut le prendre. Souvent, les gens confondent la chose avec son analyse ou avec le discours parfois complexe qui peut exister à posteriori. Mais la plupart des œuvres sont très simples. Tu te mets devant et tu reçois. Ce n’est pas compliqué. Il n’y a pas à chercher. Le truc est là, point. Dans le champ artistique, il y a quand même l’idée qu’il s’agit d’une forme simple. Il peut y avoir une part de complexité, ou plutôt d’interrogation, mais ce n’est pas l’œuvre qui est compliquée. Pour moi, le discours sur l’élitisme est créé par des gens qui mettent le public dans une situation où il est supposé être imbécile. Une situation où tout le monde est supposé manger la même chose, et où l’on essaie de nous faire croire que ceux qui ne mangent pas la même chose se croient supérieur à vous. Alors que ce truc différent qu’on mange, tout le monde peut en avoir, allez-y, c’est ouvert !… Le seul élitisme que je combats, c’est l’élitisme économique. L’élite c’est l’argent. C’est ceux qui sont prêt à mettre 100 millions pour tourner Astérix, en disant qu’il faut faire au moins 14 millions de spectateurs pour que ça marche. J’aimerai qu’on m’explique enfin, qui est le peuple, de qui on veut parler. On peut nous dire ce qu’on veut sur notre élitisme, le fait qu’on soit peu nombreux… Toutes les structures qui se sont créées ces dernières années, l’ont été par des gens qui n’avaient rien, qui se sont pris en main et qui ont fait quelque chose. Avec des photocopies, avec 3 fois rien, ils ont fait des choses et d’autres gens s’y sont intéressés. Personnellement, je ne vois rien de populaire dans les albums cartonnés, j’aimerai qu’on m’explique en quoi je ne viens pas du peuple, si cette notion existe. Et en quoi quelqu’un qui n’a aucun moyen spécifique au départ mais qui prend une initiative et réalise quelque chose, serait quelqu’un de moins populaire que les autres ?

Cela relève d’un acte politique ?
Faire ce que nous faisons est éminemment politique. Et ça va le devenir de plus en plus.

Votre esthétique est assez froide, ce qui contraste avec vos idées d’ouverture, de carrefour…
Je ne sais pas ce qu’est une esthétique froide. J’ai pas en tête d’exemple d’esthétique chaude (rire). L’esthétique est un terme un peu galvaudé, utilisé pour dire que tu n’as rien à dire, que c’est juste joli. Alors que c’est aussi un mot qui peut être fort. Amok travaille sur l’esthétique de la même manière que nous travaillons sur le sens, c’est indissociable. Il n’y a pas la volonté de faire une esthétique froide. Peut être que l’esthétique est quelque chose de froid en général…

Peut-être plus particulièrement chez vous.
C’est une question de tension. Si on faisait nos trucs avec un côté bon enfant, avec 3 bouts de ficelles pour faire convivial, ça nous semblerait moins intéressant. Comme ça, je crois que ça tire une certaine force. Peut-être que ça impressionne un peu plus, mais en tout cas c’est différent, cela instaure une forme de distance. Un projet comme "La vérité" sans une certaine distance serait complètement racoleur. Et puis pour nous, il est nécessaire que ça reste assez dur !

Il y a de la colère à la base de votre travail ?
Évidement (rire). Une grande colère (silence)… pour rester sobre… Oui, Amok c’est une forme de colère. Une colère qui ne part pas forcément dans tous les sens, qui est plus contenue.

Ce septième entretien conclut la série sur les petits éditeurs apparus dans le domaine de la Bande dessinée au début des années 1990 et ayant contribué à fonder ce que l’on a qualifié du terme générique " d’édition indépendante". Le choix arbitraire auquel nous avons procédé s’est fait à la fois en vertu de la pérennité du travail de ces éditeurs et de notre connaissance de leur politique éditorial. La " mouvance indépendante " étant un lieu en perpétuelle redéfinition, d’autres éditeurs, en particulier dans des pays frontaliers mènent des expériences tout aussi importantes, qui demanderaient à être elles aussi exposées. Ce dossier a proposé un regard sur les motivations de quelques uns de ces éditeurs, saisis à un moment donné. Nous espérons que cela aura donné quelques pistes d’analyses sur la forme particulière d’activisme dont ils ont témoigné. Nous les remercions pour la confiance qu’ils nous ont accordé.

1 - En 1993, Yvan Alagbé et Olivier Marboeuf cosignent Ville prostituée, premier tome d’une série publiée aux éditions Vents d’Ouest.
2 - De 1994 à 1997, Amok revisite la forme du café littéraire en lançant le rendez-vous mensuel Autarcic comix, où se retrouvent partie des éditeurs graphiques indépendants.
3 - Le comptoir des indépendants est un diffuseur regroupant une grande partie des éditeurs alternatifs de la bande dessinée (Rackham, Fréon, Ego comme x, L'association, 6 Pieds sous terre, etc...).
4 - Insula (Casa Amok), librairie-galerie des littératures graphiques ouverte du mardi au dimanche de 14 h à 19 h – 119 bis, rue de Paris 93100 Montreuil (01 48 58 20 90)


Entretien réalisé par Lionel Tran © 6 pieds sous terre éditions 2001 | Photographies © Valérie Berge
Illustrations © leurs auteurs / éditions Amok


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