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IN
DE VLEESTUIN
Alice Lorenzi
24 pages / n&b
auto-édition
sans autres références
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La
merveilleuse Alice Lorenzi
ou
de l’amour
Mes chers enfants,
j’aimerais vous instruire de ce que ma personne vient d’être, contre
toute attente, à 78 ans passés, sujette une fois encore de la domination
d’Aphrodite. Ô Aphrodite ! redoutable Déesse de l’Amour et
des Jardins, autorité avec laquelle il ne m’a pas été permis de
lutter, tant ton empire n’admet aucune résistance, allant jusqu’à
rendre fou les plus puissants ! Moi qui m’estimais, depuis les émois
que m’avait procuré, il y a bien longtemps déjà, la lecture des
lettres de Mme la marquise de Sévigné, prémuni de tes assauts !
C’était mésestimer ta force, invincible Puissance aux manifestations
étranges [1]…
Voici
que le merveilleux livre de la divine Alice Lorenzi a réussi à faire
chavirer mon cœur, me restituant les émois qui agitaient mes vingt
ans ! Puissiez-vous tous, mes enfants, vous procurer le sublime
In de vleestuin d’Alice, et ces magnifiques pages accompagner
votre amour des arts du dessin tout au long de votre existence !
"Que
de bourgeons nous portons en nous, cher Scheffer, qui n’écloront
jamais que dans nos livres ! Ce sont des « œil dormants »
comme les nomment les botanistes. Mais si, par volonté, on les supprime
tous, sauf un, comme il croît aussitôt, comme il grandit ! comme
aussitôt il s’empare de la sève ! Pour créer un héros ma recette
est bien simple : Prendre un de ces bourgeons, le mettre en pot
– tout seul – on arrive bientôt à un individu admirable. Conseil
: choisir de préférence (s’il est vrai qu’on puisse choisir) le
bourgeon qui vous gêne le plus. On s’en défait du même coup. C’est
peut-être là ce qu’appelait Aristote : la purgation des passions.
Purgeons-nous, Scheffer ! purgeons-nous ! Il en restera toujours
assez."
André
Gide, L’immoraliste, 1902.
Se pourrait-il
qu’un jour Alice Lorenzi ait lu L’Immoraliste et que d’une telle
instruction germât en elle la folle décision d’oser écrire, et s’abandonner
dans le grand gouffre des mots et des idées, telle une Alice de
Carroll chutant interminablement au plus profond de la poésie ?
Au lire de son petit opuscule In de vleestuin, on ne saurait que
difficilement présumer du contraire tant l’ouvrage semble cultiver
les vertus cathartiques aristotéliciennes évoquées ci-haut par le
grand Gide.
Mais qu’est-ce
donc que ce In de vleestuin ? titre étrange,
néologisme néerlandais que l’on traduira mot à mot par "Dans
le jardin de viande". Mais peut-être vaudrait-il mieux que
nous interprétions la chose en évoquant tripes et entrailles...
Car oui, c’est bien d’une éventration à laquelle Alice nous invite,
à sa propre éventration. Mais point de récit d’épouvante ici, que
l’on ne s’y trompe : Alice est végétale, plante généreuse que
le souffle chaud d’Aphrodite protège en lui prêtant une force qui
n’épargnera personne qui s’aventurera à la lire. Eventration intime,
donc, délicate, douce comme une main caressante enfuie dans le meuble
et frais terreau, effleurant le galbe d’un bouton de rose à peine
éclos.
"Mes
jours nouveaux croissaient et se multipliaient comme des plantes
épaisses, entre ma mémoire et mon cœur."
Paul
Valéry, L’Esclave.
La première
des cinq historiettes qui composent In de vleestuin, Ferme
les yeux mon amour, est une sensible et intuitive approche allégorique
du sens féminin, son intime idée, vue intérieure qui s’ouvre, comme
il se doit, sur une éventration, une venue au monde par incision,
enfant-fable d’Alice née comme l’on cueille la rose ; "tout
survient et finit par un accident", disait le poète. Et voilà
que l’on nous présente Héra, Héra l’insatiable et jalouse – rivale
d’Aphrodite, justement –, fille de Cronos et amante de son frère,
Zeus le frivole. Le portrait que nous peint Alice de la belle Héra
n’est certainement pas adjoint d’une démesure d’égards : reconduite
à notre époque, malmenée, la gloire d’Héra perd de son intensité
sitôt le récit amorcé. Car la Héra d’Alice ne souffre aucunement
l’air vicié de notre siècle, et le glacis du tableau subissant une
inévitable oxydation, voit la haute figure de la Déesse s’altérer,
se rembrunir, craqueler, se dégrader, passer par toutes les étapes
de la déliquescence, pour ne plus demeurer que la triste esquisse
d’une femme éteinte et résignée, ombre d’elle-même, laminée par
l’excédent d’amour dont elle gratifie sa progéniture. Sans en interpréter
les mystères, ces deux portraits de femmes s’impriment au plus profond
de l’intime, et les échos de leurs cris étouffés résonnent et se
répercutent sur les parois de la conscience du lecteur. Alice a
cueilli, pour mieux nous la montrer, la belle fleur Héra, et nos
yeux attendris, éblouis par tant de détails que nous n’avions jamais
pris la peine de voir, assistent impuissants à son flétrissement ;
car dans le monde d’Alice rien n’est jamais certain, rien ne dure
vraiment, tout est à la merci de l’onirique souverain, tout est
uchronie
[2].
"Tous
les signes de la force paraissaient dans la beauté de Héra. Elle
était une femme haute, pleine, de forme pure et bien modulée. On
la sentait vivace et plante humaine généreusement développée. Son
pas était léger, et tous ses actes bien dessinés."
Paul
Valéry, Histoire de Héra
Mais attention,
je parle déjà trop, et mes mots ne trouveront jamais semblable justesse,
la poésie ça ne se raconte pas, ça se vit. Courrez les enfants !
courrez vous procurer les élégies d’Alice ! et gageons que
la découverte de ce talent venu de l’Ardente Liège puisse vous enflammer,
et que cette jeune fille, pour notre plus grande félicité, ait l’idée
généreuse de persévérer dans l’écriture ! C’est que, pour le
dire sans ambages, son In de vleestuin, malgré ses 24 petites pages
serrées, s’impose déjà comme une œuvre incontournable de la bande
dessinée contemporaine. Puissent les sincères politesses proférées
en ces lignes, rencontrer un jour l’attention de la troublante Alice.
Vous êtes Mademoiselle – Que les Dieux me laissent croire que ce
titre vous sied toujours ! – l’innovatrice d’une indispensable
poésie ! "Je ne sais pas d’art qui puisse engager plus
d’intelligence que le dessin" disait encore Valéry [3].
Le poète a toujours raison, Mademoiselle !
Monsieur Vandermeulen
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