Il
est un livre dangereux, à la terrible couverture appliquée
d’un enduit étrange, sorte de vernis au travers duquel une
mouche grossie, énorme, semble retenue, comme prise au piège.
Que le badaud des étals y pose un regard étourdi ou,
plus grave, en vienne à s’interroger sur la signification
du sort de cet affreux insecte pris dans la glu, et s’amorcera aussitôt
une marche inéluctable venue d’on ne sait où.
Tout d’abord
on constate un processus - toujours le même - qui engage le
malheureux à rapprocher ses yeux insidieusement du livre.
Puis, sans qu’il en saisisse la raison, le badaud se questionne
plus encore. S’accomplit ensuite un phénomène étrange
qui pourrait bien provenir de la rutilance particulière du
vernis : les doigts de l’indolent (qui s’ignore déjà
proie !), dans une gestuelle machinale conduite par on ne sait quel
sortilège, effleurent délicatement le lustre si singulier
du livre. Mais déjà il est trop tard et c’en est fait
de lui ; l’Irréversible a déjà déployé
toute son autorité et les œuvres agissantes du leurre ont
happé leur victime. L’enduit de la couvrante n’était
en rien un vernis, mais du papier tue-mouches. Le badaud, conduit
par l’irrépressible empire, n’a dès lors plus d’autre
choix que de se rendre à la caisse de sa librairie, hagard,
et rentrer chez lui avec un Chantier Musil (Coulisse) de
Vincent Fortemps, bien calé dans la paume.
Risquons
une expérience. Celle de marquer ta conscience comme on exposerait
une pellicule photographique à la lumière.
Allumons
avant tout, le temps d’un fugace instant, l’ampoule qui impressionnera
ta conscience sensible. En premier, la lumière se fait jaillissante,
pareille à l’éclair de la foudre, elle te surprend.
L’obscurité revenue, tu constates avec surprise que la source
lumineuse que tu as observée a enregistré sa marque
dans la chambre noire de ta raison ; les filaments incandescents
de l’ampoule te reviennent distinctement, comme s’ils étaient
encore là, te voilà ébloui malgré l’obscurité
! L’impression des fils luminescents s’est fixée par on ne
sait quel miracle sur une zone impalpable de ton cerveau, à
chaque battement de paupière, le dessin du cœur de l’ampoule
se représente à toi, magnifique d’intensité
et de couleur. Mais déjà, tu prends conscience que
l’image est latente, son dessin se dédouble, triple, quitte
le centre de ton écran mental, s’écarte. Cependant,
un effort de concentration te permet encore de replacer la marque
au milieu de ton champ visuel. Puis ce sont aux couleurs de se mettre
à changer, elles sont toujours électriques, mais commencent
petit à petit à perdre de leur contraste, passent
du blanc au jaune, du vert à l’orange, elles s’estompent
imperceptiblement. Finalement, c’est toute la répartition
spatiale qui paraît se muer, le fond perd de sa neutralité,
il prend à son tour des couleurs. Enfin, la forme se désagrège,
elle s’altère, se disloque, pour finir par disparaître
définitivement, et au néant alors de reprendre ses
droits.
L’expérience
n’est plus qu’un souvenir mais elle t’a réjoui.
Il te restera cette sensation intime d’avoir reçu
un jour, le temps d’une lecture de Chantier-Musil, l’empreinte
extraordinaire d’une des plus grandes pensées du XXe Siècle.
Avoir
choisi une mouche engluée pour illustrer un recueil établi
à partir de la lecture de l’Homme sans qualités
de Robert Musil pourrait paraître à première
vue étrange sinon saugrenu, tant il est vrai que Musil ne
parle que très peu de mouches dans son grand roman. Mais
l’on se ferait une idée fausse de croire que semblable métaphore
n’inspirait pas Musil, la mouche d’ailleurs, a parsemé ses
écrits sa vie durant.
Réduisons
si tu le permets, notre champ d’investigation à cette idée
de mouche et tentons de faire surgir du néant ontologique
qui communément te contente, les insensibles courbes périphériques
phosphorescentes que laisserait derrière elle la circumnavigation
d’une pensée musilienne incontournable (jeu de mot).
La
première apparition de la mouche dans l’œuvre de Musil remonte
à 1899, dans le cahier 4, avec un texte dénommé
les Feuillets du nocturnal de monsieur le vivisecteur, repris
dans la traduction française du tome 1 des Journaux.
Musil
aimait à se qualifier lui-même M. le vivisecteur tant
la chose observée qu’il s’apprêtait à disséquer
prenait pour lui la forme d’un animal de laboratoire. De cette façon,
la littérature musilienne rompait les liens qui participent
à la façon familière de voir le monde, de la
même manière qu’une simple fissiculation de l’enveloppe
charnelle d’un sujet étudié peut faire apparaître
au praticien, une foule de choses inattendues. Pour Musil, cette
approche chirurgicale, qui ne vaut que par son caractère
d’exactitude, permettait de mieux encore révéler l’équiprobabilité
de la vie inscrite dans les situations et les états ; Musil,
plus que quiconque, était le grand vivisecteur de l’état.
Mais revenons-en
à notre mouche ! Ce texte primitif - Musil n’avait alors
que 19 ans - fait part de l’un des thèmes favoris de l’auteur
: l’observation des situations vues conjointement de l’intérieur
comme de l’extérieur. De tels exercices, disait le jeune
Musil, lui assuraient la sérénité contemplative
du philosophe - n’hésite pas
à te hasarder à en faire de même, tu en as l’âge
!
Dans sa
version intérieure, le narrateur nous confie qu’il
habite la région polaire, et qu’il se voit soumis à
"une sorte d’isolation organique : je repose sous 100 m
de glace ". La version extérieure quant à
elle, lui appelle un souvenir, celui d’avoir vu un jour "une
mouche internée dans un cristal de roche". Le souvenir
de cette mouche prise dans l’ambre, environnement pour le moins
inhabituel s’il en est, offrait à Musil l’occasion de reconsidérer
ses dispositions esthétiques (comme beaucoup d’entre nous,
il jugeait ce genre d’insecte par trop gracieux) : "son
inclusion dans un milieu étranger, écrivait-il, lui
retirait son côté détaillé, son côté
en quelque sorte de mouche et personnel, pour n’en plus laisser
qu’une surface sombre complétée d’organes délicats".
Ainsi donc, le jeune Musil, en indiquant l’analogie de son état
avec celle d’un fossile de mouche, inoculait dans l’objet, les germes
d’une personnalisation.
Il
faudra attendre novembre 1913 pour que ressurgisse dans les journaux
de l’auteur une seconde apparition de mouche, c’est la première
ébauche d’un texte baptisé Le papier tue-mouches
Tanglefoot. Dans ce texte court, Musil s’applique à décrire
la lente agonie de plusieurs mouches prises dans la glu. "Une
mouche s’est traînée sur le bord, elle a encore deux
pattes et la tête libres, mais par l’arrière-train
et les autres pattes elle reste accrochée, si fort qu’elle
s’étire". Mais bientôt Musil ne se contente
plus de simplement décrire le fait observé, des analogies
à la personne, d’abord subtiles, s’immiscent au fur et à
mesure que le récit se développe. "Une autre
se tient toute droite, les pattes de devant tendues tout à
fait comme quelqu’un qui se tord les mains". Musil alterne
: "Toutes ont une position droite un peu forcée,
sur leurs six petites pattes dont le dernier article, replié,
est resté pris". Nouvelle
analogie : "Ce qui évoque un peu des jambes
arquées". Le texte ne s’arrête pas, il semble
évoluer sous apnée, la description féroce reprend
ses droits : "Elles rassemblent leurs forces. Ensuite, elles
commencent, c’est tout ce qu’elles peuvent faire, à battre
des ailes, jusqu’à ce qu’elles doivent s’arrêter, épuisées.
Pause pour reprendre haleine ; nouvelle tentative". Le
jeu subtil continue, Musil alterne état brut de la mouche
et perception analogique, il échafaude une nouvelle réalité
porteuse d’idée : la mouche devient autre chose qu’une mouche.
"Leur tête brune et velue, comme taillée dans
une noix de coco ; ainsi que certaines idoles nègres à
forme humaine". Nouvelles descriptions de l’objet mouche
puis la personnification s’intensifie : "Ainsi gisent-elles.
Pareilles à des avions abattus, une aile dressée verticalement
dans l’air. Ou à des chevaux crevés. Ou dans une attitude
tout humaine, infiniment tragique". À nouveau, la
vie ordinaire vue à travers le prisme littéraire de
Musil est recomposée à partir d’une nouvelle optique.
L’agonie est éclairée par le halo de la lumière
musilienne, l’éclatement des liens qui relie la situation
décrite au monde, endosse des charmes nouveaux et saisissants.
Ce
texte, peu connu du grand public, est l’un des plus important de
Robert Musil. Toute sa vie il le retravaillera, on lui connaît
de nombreuses publications, sous différentes moutures. Il
changera d’intitulé, sortira sous le titre Été
romain, extrait d’un journal (Römischer Sommer,
aus einem tagebuch) dans la revue Die Argonauten d’Ernst
Blass en 1914, puis le 23 décembre 1918 dans la revue Der
Friede de Benno Karpeles sous le titre Mort d’une mouche
(Der Fliegentod), dans l’édition du 25 décembre
1919 du quotidien tchèque Prager Tagblatt, puis encore
sous l’intitulé Le papier tue-mouches (Das Fliegenpapier)
qui restera le titre définitif, dans le Vossische Zeitung
du 10 juin 1922, dans Das Tage-Buch le 27 janvier 1923, une
version illustrée par le grand Mihàly
Birò dans Die Bühne le 29 octobre 1925, dans
la Neue Zürcher Zeitung le 17 novembre 1935, puis enfin
dans sa version accomplie, dans la série des Images
recueillie dans les Œuvres pré-posthumes en 1936,
1965 pour l’édition française. Probablement que le
dessinateur Vincent Fortemps se sera inspiré de cette dernière
version, l’ouvrage bénéficie d’une édition
poche peu onéreuse, le livre est bien distribué, et,
point qui a son importance pour un non-musilien, il n’est pas très
épais.
Même
s’il est vrai qu’une certaine férocité fait son apparition
dans la version de novembre 1913 du papier tue-mouches Tanglefoot,
on ne peut réellement lui supposer une connotation politique.
Mais la férocité avec laquelle la société
se jouait de ses victimes a toujours préoccupé Musil
qui semble-t-il, retrouvait ce jeu en lui. Ceci transparaît
très clairement dans une nouvelle apparition de mouche, la
plus terrible de toutes. Cette troisième mouche viendra enrichir
d’une nouvelle dimension la métaphore du papier tue-mouches.
Le 28 juillet 1914, on peut lire dans le journal de Musil une phrase,
unique, claquant comme un coup de revolver tiré de Sarajevo
: "Fin juillet Une mouche meurt : guerre mondiale".
Plus
loin, le même jour : "D’un des nombreux rubans de
papier tue-mouches qui pendent au plafond, une mouche est tombée.
Elle gît sur le dos. Dans une flaque de lumière sur
la toile cirée. À côté d’un haut verre
où baignent de petites roses. Elle fait de gros efforts pour
se remettre d’aplomb. Parfois, ses six petites pattes pliées
à angle aigu se dressent. Elle devient de plus en plus faible.
Elle meurt absolument solitaire. Une autre mouche volette auprès,
repart".
La
quatrième mouche apparaît dans la nouvelle Grigia,
dans les pages 587 à 607 de la revue n°9 Der neue Merkur,
en mai 1921. Ici Musil élargit la thématique et la
métaphore de la mouche lui permet de déployer un commentaire
ironique beaucoup plus marqué, une ironie qui prendra de
plus en plus de place chez Musil et qui conduira par la suite les
prochains écrits de l’auteur vers une dimension éminemment
plus satirique. L’extrait suivant est issu de la première
ébauche de Grigia, dans les papiers posthumes du Capitaine
Robert von Musil (IV/2, p.198a) traduits en français dans
l’ouvrage de Mme Roth Robert Musil, œuvres pré-posthumes
Genèse et commentaire :
"De
longs rubans de papiers tue-mouches recouverts de cadavres pendent
au plafond. Les mouches sont nos ennemies. Elles et le major n’engendrent
que le mal. (Dieu) (Toute beauté, excitation) vient de l’ennemi.
Je jouis d’une bonne réputation en tant que tueur de mouches.
En fixant une des tristes petites flaques de lumière devant
moi, j’y vois tomber une mouche. Avec la force du désespoir,
elle s’est libérée du ruban, mais le poison a déjà
commencé son œuvre de mort. Quelle mort. Dans l’indifférence.
Les nouvelles du soir tombent. Je prends le téléphone
dans la pièce annexe : 2 mort, 8 blessé. - Les chiens,
dit le major. Que veut-il dire ? La mouche a replié ses pattes.
Une deuxième mouche… J’attrape (je serre) la mouche et, d’une
chiquenaude, je l’envoie dans la figure du commandant assis en face
de moi. Cela va provoquer à nouveau un incident. Un silence
de cimetière entoure la mouche. À l’échelle
métrique, un petit rien, mais un petit rien qui existe.
(Ambiance
: Tuer et sentir cependant la présence de Dieu, sentir Dieu
et cependant tuer ?) "
Au
crayon on peut distinguer cet ajout dans le manuscrit : "Elle
meurt absolument solitaire. Mourir dans un rayon de lumière
étranger. Dans le halo d’une lumière venue d’ailleurs".
Enfin,
ce sera en 1932 (1956 en France), dans l’œuvre capitale qu’est L’Homme
sans qualités que la cinquième mouche de Musil
trouvera sa dimension définitive. Les 2000 pages que représente
l’HSQ sont l’aboutissement d’une pensée, le livre d’un homme
qui pense de nouvelles possibilités d’interprétation
de la vie. Dans un passage déterminant (mais y en a-t-il
d’accessoire ?!) Musil annonce que son (anti)héros Ulrich
prend conscience de l’équipotentialité du monde. Ainsi,
Ulrich/Musil se rend compte que les plus grandes beautés
et les plus belles intelligences du monde peuvent tout aussi aisément
se laisser dévorer ou être épargnées
par la tentation des hommes. Comment dès lors ne pas se sentir
superflu ? Ce sera à partir de cette illumination que Ulrich
souhaitera être un homme sans qualités.
"Mais
les choses ne sont pas tellement différentes chez les autres
hommes. Au fond, il en est peu qui sachent encore, dans le milieu
de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils
sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur
femme, leur caractère, leur profession et leurs succès
; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose.
On pourrait même prétendre qu’ils ont été
trompés, car on n’arrive jamais à trouver une raison
suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l’ont
fait ; elles auraient aussi bien pu tourner autrement ; les événements
n’ont été que rarement l’émanation des hommes,
la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances,
de l’humeur, de la vie et de la mort d’autres hommes, ils leur sont
simplement tombés dessus à un moment donné.
Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme
un matin inépuisable, de toutes parts débordante de
possibilités et de vide, et à midi déjà
voici quelque chose devant vous qui est en droit d’être désormais
votre vie, et c’est aussi surprenant que le jour où un homme
est assis là tout à coup, avec qui l’on a correspondu
pendant vingt ans sans le connaître, et qu’on s’était
figuré tout différent. Mais le plus étrange
est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent
pas ; ils adoptent l’homme qui est venu à eux, dont la vie
s’est acclimatée en eux, les événements de
sa vie leur semblent désormais l’expression de leurs qualités,
son destin est leur mérite ou leur malchance. Il leur est
arrivé ce qui arrive aux mouches avec le papier tue-mouches
: quelque chose s’est accroché à eux, ici agrippant
un poil, là entravant leurs mouvements, quelque chose les
a lentement emmaillottés [sic] jusqu’à ce qu’ils
soient ensevelis dans une housse épaisse qui ne correspond
plus que de très loin à leur forme primitive. Dès
lors, ils ne pensent plus qu’obscurément à cette jeunesse
où il y avait eu en eux une force de résistance :
cette autre force qui tiraille et siffle, qui ne veut pas rester
en place et déclenche une tempête de tentatives d’évasion
sans but ; l’esprit moqueur de la jeunesse, son refus de l’ordre
établi, sa disponibilité à toute espèce
d’héroïsme, au sacrifice comme au crime, son ardente
gravité et son inconstance, tout cela n’est que tentatives
d’évasion".
La
dernière mouche que nous allons approcher n’existe pas dans
l’œuvre de Musil. Elle est antérieure à toutes les
autres et se retrouve dans le grand texte de jeunesse de Valéry,
entrepris à 23 ans, Monsieur Teste. C’est la femme
de M. Teste qui parle, elle confie un désarroi, celui, oppressant,
de se sentir vivre et de se mouvoir comme retenue dans la cage d’un
esprit supérieur, ascendant - celui de son époux,
M. Teste/Valéry, bien entendu.
"Jamais
je ne me sens l’âme sans bornes. Mais environnée, mais
enclose. Mon Dieu ! Que c’est difficile à expliquer ! je
ne veux point dire captive. Je suis libre, mais je suis classée.
(…) Je suis une mouche qui s’agite et vivote dans l’univers d’un
regard inébranlable ; et tantôt vue, tantôt non
vue, mais jamais hors de vue".
Cet
extrait de la lettre de Mme Émilie Teste, écrite
quelques deux années plus tôt que les Feuillets
du nocturnal de monsieur le vivisecteur, n’a probablement jamais
influencé Robert Musil pour qui la chose française
demeurait plus qu’étrangère. Pourtant, l’analogie
appuyée que nous faisons ici avec le jeune Valéry
n’est pas innocente. Dans sa correspondance du 18 mai 1886, le jeune
Paul, établi à Montpellier, confie dans une lettre
adressée à son ami Gide : "Je rumine. Griffin
m’écrit une belle lettre pour me remercier de ma dédicace.
Été ! roche d’air pur ! Bah ? Je rerumine. J’ai envie
de faire des expériences dans le Centaure, une vivisection
enfin ! Mais je manque d’un sujet adéquat. J’ai toujours
eu envie (depuis 18…, la grande époque) d’inventer l’histoire
d’un bonhomme qui pense - puisque personne ne veut s’y mettre -
et j’aimerais à faire une étude pour cela. Une histologie
d’un bout de cela, avec les procédés à vif.
Si j’étais sûr de m’y désennuyer, je m’y mettrais".
Correspondance (p.264.)
Pour
en finir d’avec ces mouches, il ne faudra pas omettre si l’on veut
apporter à cette leçon une once de rigueur, les travaux
de quelques spécialistes de la question musilienne qui se
seront penchés avant nous sur la thématique du papier
tue-mouches. Probablement que la personne qui se sera intéressée
le mieux à cette vaste question restera pour longtemps notre
amie [popup]
Mme Marie-Louise Roth, du Centre de Culture et de Littérature
Autrichienne Robert Musil, et dont la réputation n’est plus
à faire dans les milieux autorisés tant elle a publié
d’excellents ouvrages critiques.
Dans
son étude publiée en 1980 aux éditions Encres,
Robert Musil, œuvres pré-posthumes Genèse et commentaire,
Mme Roth nous éclaire sur un nouveau sens du texte en citant
Claude David :
"Comme
le dit Claude David : Derrière le réalisme quasi-microscopique,
une surabondance de comparaisons ramène tout le tableau à
la ressemblance de l’humain. Ces comparaisons ne sont pas pittoresques
: elles ne reculent pas la réalité sur le chevalet
d’un peintre. Elles sont à la fois arbitraires et justes,
pathétiques et burlesques. Plus qu’à Kafka, on pense
à certains procédés de Rilke. Ce grossissement,
ce gauchissement de la réalité, projette de toutes
parts notre image. Ce papier à mouches sordide nous exprime
avec la déformation du burlesque et de l’humour".
On
rendra également compte des avis sur la question de M. Jean-Pierre
Cometti, Professeur et Directeur du Département de philosophie
de l’Université de Provence (Aix-Marseille 1), Membre du
Centre Européen pour l’Étude de l’Argumentation (Bruxelles)
et du Comité scientifique de la Revue Internationale de Philosophie,
et Responsable du GRAPPHIC (Groupe de Recherches Associées
sur le Pragmatisme et la Philosophie Contemporaine). Dans son second
ouvrage, publié en 1986 chez Pierre Mardaga, Robert Musil
: de Törless à L’homme sans qualités, M.
Cometti s’explique sur l’idée de "personnification"
qui agit dans les nouvelles inclues dans les Œuvres pré-posthumes
et dont Le papier tue-mouches fait partie :
"Ainsi,
entre l’homme et l’animal, les récits qui composent Images
permettent-ils d’entrevoir plus d’une ressemblance dont Musil paraît
s’amuser. Du reste, comme le suggérait déjà
Nietzsche à qui Musil n’est pas sans penser ici dans plus
d’un texte, chaque homme ne possède-t-il pas son animal ?
Contre toute attente, rien n’exclut qu’un cheval puisse rire, sinon
quelques-unes de nos doctes assurances, lesquelles trouvent une
singulière contre-partie dans la possibilité, pour
un garçon d’écurie, de "hennir de rire".
Les habitants simiesques de L’Île aux singes font
apparaître par plus d’un aspect dans leur comportement une
tendance à mimer les attitudes convenues de certaines couches
sociales, voire, pour une partie d’entre eux,
les comportements de masse qui se rencontrent dans d’autres. Mimétisme
troublant, toutefois, puisqu’il tend aussi bien un miroir aux conventions
et aux attitudes qu’il paraît réfléchir. Il
n’en va pas différemment, d’ailleurs, de ces mouches à
l’agonie, prises dans la glu du Tanglefoot, plus par convention
que par gourmandise ("Il y en a tant d’autres", précise
le narrateur). Tantôt animales, tantôt humaines,
en particulier lorsqu’elles renoncent à tout sursaut d’énergie,
on peut lire dans leurs multiples postures successives, comme en
raccourci, tout ce que la condition humaine peut contenir de tragique
et de dérisoire. Ainsi, tout se passe comme s’il n’était
guère d’état ou de situation qui n’offre en lui-même
une prise à l’altérité, au retournement ironique
de l’apparence sous laquelle il se donne, et que l’écrivain,
dans ces pages, s’attache à prendre en défaut. Faut-il
y voir une expression de cynisme ? Sans doute faudrait-il pour cela
ignorer la complicité dont l’esprit qui s’y exerce est étroitement
solidaire".
Plus
loin, M. Cometti signale une question fondamentale que pose Musil
dans l’HSQ : "Sait-on au juste ce qu’est le changement ?".
Par une passionnante démonstration, M. Cometti tente de répondre
à la question et, chose tout à fait intéressante,
il parvient une nouvelle fois à la métaphore des mouches
:
"Les
sentiments que nous inspire le passé sont au demeurant des
plus étranges. On peut en juger à partir des tentatives
qui paraissent destinées à immortaliser le présent
; ou encore à partir de celles qui visent à célébrer
la mémoire des grands moments ou des grandes œuvres de l’histoire.
Les sentiments que suscitent en nous, sous ce rapport, les monuments,
les photographies, les jubilés de toute sorte sont de nature
à rendre étonnamment perplexe.
Comme
une ruse de l’histoire, les monuments que les hommes édifient
manquent… immanquablement leur but : personne ne les regarde, à
tel point d’ailleurs que l’on pourrait même se demander si
ceux qui sont destinés au culte des grands hommes ne témoignent
pas d’une perfidie calculée. Mais pour quiconque se
montre un peu plus attentif qu’à l’ordinaire, les statues
de toutes sortes qui ornent, par exemple, les places et les parcs
des villes nous en disent malicieusement plus long qu’il ne semble
sur les rapports pourtant fort élémentaires qui existent
entre la signification que prend à nos yeux telle ou telle
chose et les circonstances qui l’entourent. Musil insiste souvent
sur le fait que les pensées, les sentiments, ne demeurent
vivants que dans la mesure où les circonstances qui les ont
vu naître conservent également le bénéfice
de la vie : sinon elles meurent. Il n’en va pas différemment
de ce que les hommes gravent dans la pierre, ni même - en
un certain sens tout au moins - de ce qu’ils confient à l’écriture.
Peut-être parce que les statues, en dépit du temps,
ne vieillissent pas (elles ignorent l’oubli). Dans L’homme sans
qualités, Agathe, contemplant le portrait de son premier
mari qu’elle garde sur elle, s’aperçoit tout à coup
qu’il lui est impossible de l’aimer : comment une femme de son âge
pourrait-elle rester amoureuse d’un garçon de vingt ans ?
Il en va sensiblement de même pour tout ce qui traverse le
temps sans apparemment prendre une ride, et tout particulièrement
pour tout ce qui est destiné à la conservation. Les
monuments érigés à la gloire de quiconque deviennent
franchement risibles sitôt qu’on les regarde autrement qu’en
ne les voyant pas : Si les hommes n’avaient pas l’âme
aveugle aux monuments, s’ils pouvaient voir ce qui se passe un peu
au-dessus d’eux, ils frémiraient,
comme entre les murs d’un asile d’aliénés. À
plus forte raison quand les sculpteurs figurent un prince ou un
général. Le drapeau flotte dans leur main, et il n’y
a pas un souffle de vent. L’épée est tirée,
et personne ne la fuit. Le bras est tendu, impératif, en
avant, mais pas un homme ne songe à obéir. Même
le cheval qui s’est cabré pour bondir les narines frémissantes,
reste sur ses sabots de derrière, pétrifié
de constater que les gens, sous lui, au lieu de s’écarter,
enfournent tranquillement un sandwich ou achètent le journal.
Bien que les personnages des monuments ne marchent jamais, ils ne
cessent de faire des faux pas.
Parfois
comme le suggère Musil dans Jubilé artistique,
l’impression que l’on retire de certaines retrouvailles frise le
sentiment de l’horreur :
Retrouver
une œuvre littéraire, c’est retrouver une maîtresse
conservée vingt ans durant dans l’alcool : pas un poil de
changé, pas une écaille de son rose épiderme
! À en frémir
Sans
doute peut-on imaginer d’autres sentiments, mais le propre de ce
genre d’expériences dont on pourrait dire qu’elles sont inséparables,
elles aussi, d’une forme particulière d’isolement, c’est
qu’elles placent celui qui s’y livre en présence de la seule
apparence, de la seule
convention. C’est ce que découvre Ulrich, dans L’Homme
sans qualités, au moment où il feuillette les albums
de photographies que sa cousine Diotime lui a prêtés.
Fixés, immortalisés sur la pellicule dans des poses
semblables à celles des statues précédemment
évoquées, les personnages que découvre Ulrich
paraissent avoir confié aux prestiges d’un art proche de
leurs aspirations tout ce que celles-ci présentaient de ferveur,
d’audace et de naïveté. Comme une vague va mourir
dans le sable, cette noblesse d’âme avait abouti dans les
vêtements et dans une certaine ferveur privée, ferveur
pour laquelle il doit bien exister un meilleur mot, mais dont nous
n’avons provisoirement que ces photographies. L’impression sur
la pellicule, la fixation de l’élan, une fois passé
le temps de pose, ne sont pas sans analogies avec ce que réalise
le papier tue-mouches. Il existe comme une tendance de la vie à
se précipiter dans les quelques " douzaines de moules
à cake " qui lui sont offerts et les oscillations qu’elle
produit finissent toujours par se ramener à des valeurs moyennes
dont la fonction est en définitive assez comparable à
ces moyens chimiques qui, dans le cas de la photographie, permettent
de fixer l’image sur le film, et dans le cas du Tanglefoot,
d’entraver le mouvement des malheureux insectes. À une différence
près, toutefois, c’est qu’une époque qui, en toute
chose, entend faire la démonstration de son originalité
éprouve forcément une prédilection pour tout
ce qui se révèle susceptible de marquer sa présence
à ses propres yeux comme à ceux des générations
futures. Il est à cet égard probable que la photographie
soit irremplaçable : en fixant l’instant (c’est du moins
la vertu qui lui est généralement accordée),
elle porte témoignage, un peu comme s’il s’agissait de dire
"j’y étais". "
Probablement
cette leçon aura-t-elle prêté trop d’idées
au Chantier-Musil de Vincent Fortemps ; l’écueil est
constant quand l’on souhaite surélever un tant soit peu les
œuvres de bande dessinée contemporaines. Et l’on s’amusera
peut-être aussi de l’attention que porte le bédéiste
aux nombreux effets cinématographiques - espace narratif
précédé puis suivi d’une suite d’écrans
noirs, choix d’une police évoquant le sous-titrage, effet
générique, etc. - alors que Robert Musil tenait le
procédé cinématographique en aversion la plus
totale, tant d’un point de vue intérieur : il ne pouvait
souffrir que les choses essentielles de son époque se passent
dans l’abstrait et ne laissent à la réalité
que l’accessoire ; que, bien sûr, d’un point de vue extérieur
: Musil, dès les années 20, fut l’un des premiers
à discerner dans la perversion de la culture cinématographique,
l’intérêt et la place essentielle que prendrait l’argent.
Mais
que ces remarques ne trompent mon lecteur, Chantier-Musil
nous a véritablement réjoui ! Aurions-nous pu croire
que la bande dessinée s’emparerait un jour de l’œuvre de
Robert Musil ! [popup]
Car
si l’on écarte la difficile question du bien-fondé
de l’interprétation d’une littérature en images, encore
demandera-t-on à ce même esprit qu’il s’accommode des
partis pris esthétiques inhérents à une si
périlleuse entreprise. Malgré cela, il semble que
la collection d’illustrations du Chantier-Musil de Vincent
Fortemps corresponde positivement à l’univers exigeant et
expérimental de Musil, et qu’elle réponde même
on ne peut mieux au "principe de raison insuffisante",
l’assise ontologique sur laquelle s’est bâti L’Homme sans
qualités.
Basons-nous,
si tu le permets jeune ami (tu es presque au bout de tes peines,
nous en avons bientôt fini !), sur le remarquable essai L’homme
probable de M. Jacques Bouveresse, pour rappeler à notre
mémoire, ce que Musil entendait par "principe de raison
suffisante" :
"Lorsque
le principe de raison insuffisante (en abrégé PDRI)
apparaît pour la première fois dans L’Homme sans
qualités, il est présenté explicitement
comme la négation directe du principe leibnizien de raison
suffisante. (…) Dans une des nombreuses formulations qu’en donne
Leibniz, le principe de raison suffisante s’énonce de la
façon suivante : "Il y a une raison dans
la Nature pour laquelle quelque chose existe plutôt que rien
<de même qu’également il faut qu’il y ait une raison
pour laquelle ceci existe plutôt qu’une autre>".
L’Essai
philosophique sur les probabilités de Laplace commence
par une réaffirmation du principe leibnizien : "Les
événements actuels ont avec les précédents
une liaison fondée sur le principe évident qu’une
chose ne peut commencer d’être, sans une cause qui la produise.
Cet axiome, connu sous le nom de principe de la raison suffisante,
s’étend aux actions même les plus indifférentes".
Ce qui exclut par l’exigence d’une raison suffisante, aussi bien
par les actions humaines que pour celles de la nature, est l’idée
d’une spontanéité pure, qui serait capable de faire
surgir un événement déterminé d’une
situation qui ne l’implique ou le privilégie causalement
en aucune façon, autrement dit, littéralement de rien.
Pour Leibniz, si Dieu avait dû choisir, au moment de la création
entre deux mondes qui ont un degré de perfection égal,
il n’aurait rien créé du tout ; et, de la même
façon, s’il n’y avait pas de raison qui fait qu’un événement
A se produira de préférence à un événement
B, qui pourrait avoir lieu à sa place, alors rien ne se produirait
jamais. On pourrait résumer la position de Leibniz en disant
que, si une asymétrie se manifeste à un moment donné
entre deux événements possibles et à première
vue également possibles, A et B, en ce sens que l’un arrive
et l’autre non, cette asymétrie ne peut sortir de rien, elle
doit être fondée dans une asymétrie antécédente,
qui est justement celle des raisons qui vont entraîner la
réalisation de l’un de ces deux événements,
de préférence à celle de l’autre. Autrement
dit, le simple fait que des choses arrivent effectivement prouve
que ce qui arrive a une raison, puisque sans cela rien n’arriverait
jamais : une situation d’équilibre parfait et d’indifférence
complète ne pourrait jamais déboucher sur un événement
quelconque. Aux yeux de Laplace, le principe de raison suffisante
exclut l’intervention aussi bien des causes finales que du hasard,
qui sont des causes imaginaires : la différence requise pour
que quelque chose ait lieu plutôt que rien et qu’une chose
arrive plutôt qu’une autre doit résider dans les seules
causes efficientes. Pour Leibniz, le principe n’exclut, bien entendu,
que le hasard, que Nietzsche tentera de réhabiliter contre
les deux espèces de causes, qu’il trouve également
anthropomorphiques et suspectes. (Pour les déterministes
comme Leibniz et Laplace, c’est la notion vulgaire du hasard qui
est anthropomorphique, puisqu’elle transforme en une cause d’un
type spécial l’ignorance humaine des causes objectives. Pour
Nietzsche, c’est, au contraire, la notion même de cause qui
l’est) Or, comme l’explique Ulrich, la réalité humaine
obéit ou, en tout cas, semble obéir à un principe
exactement contraire, qui est que les choses qui arrivent sont celles
qui n’ont pas de raison. Ce que l’on peut dire d’elle, en renversant
le principe leibnizien, est que, si les choses qui arrivent devaient
avoir des raisons, il ne s’y passerait tout simplement jamais rien".
Dès
lors, les limites et l’inconstance des idées et des sentiments
qui émanent des illustrations du bédéiste Vincent
Fortemps, leur vanité, le lien mystérieux et trompeur
entre leur sens et l’apparition de son contraire, tout cela, et
bien d’autres phénomènes semblables est donné
sous une forme de conséquence naturelle, dès qu’on
admet que telle ou telle image, peut tout aussi suffire à
illustrer tel livre ou tel autre. Et Chantier-Musil de Vincent
Fortemps de tout aussi bien illustrer les idées de L’Homme
sans qualités de Robert Musil, que Les Démons
de Heimito von Dodorer, ou que Les Somnambules de Hermann
Broch, ou que de rien du tout.
Monsieur
Vandermeulen
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