L’ ironie du sort

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Genesis P. Orrigde
Les rumeurs les plus folles courraient sur le compte du fondateur de Throbbing Gristle et de Psychic TV depuis son départ précipité. Le Temple Ov Psychic Youth était soupçonné d’être une secte aux rituels meurtriers. Et on pouvait se demander si Genesis P. Orridge, jeune homme au crâne rasé qui clamait en 1979 « I need discipline » n’avait pas définitivement franchi la ligne rouge. Son unique passage en France datait de 1987. C’est transformé en femme qu’il ironise sereinement sur ce qui lui est arrivé, lors d’un spoken word exceptionnel donné au Pez Ner en décembre dernier en partenariat avec les Trans-musicales de Rennes.

Jade : Pourquoi avez-vous dû quitter l’Angleterre ?
Genesis P. Orridge : Ils ont pensé que j’étais une menace alors on m’a qualifié de «menace». C’est toujours la même histoire, la même chose est arrivée à William Burroughs avec Le festin nu. C’est une question de mode de vie. En fait ça n’a pas tellement à voir avec votre travail personnel, le véritable problème, c’est ce que vous représentez pour des gens stupides. Pour des incultes vous représentez quelque chose de DIFFERENT. Ça induit une confusion. Pour les gens qui apprécient mon travail, je représente certaines idées qui font sens par rapport à ce qu’ils pensent. Quant à ce que je représente pour certains officiels dans un bureau d’état… Ils ont des petites fiches qu’on rentre dans des ordinateurs, avec des cases à cocher : il est pro-homosexualité, pro-magie, il est anti- militariste, anti… Ils avancent comme ça jusqu’à la fin de la liste et puis ils additionnent. Résultat : très mauvais. Ça se passe comme ça : vérifier, vérifier, vérifier. Et puis ils se regardent entre eux et ils se disent : - merde, il faut qu’on arrête ce type. (Rires) - Comment est-ce possible qu’il coure toujours dans les rues ? Ensuite ils passent à l’étape - qui fréquente-t-il ? Avec qui est-il en contact ? Et ils tombent sur William Burroughs. - Oh, oh. Brion Gysin, etc. Et ils en arrivent à : - Oh, oh, très, très mauvais : pro-drogues. Je pense que c’est ce qui s’est passé. C’était juste avant une élection. Quelqu’un de pas particulièrement intelligent a dû analyser ces listes en se demandant à qui ils pourraient faire porter le chapeau. L’élection approchait, il n’y avait pas de guerre pour distraire les gens, on ne pouvait plus rien reprocher aux communistes parce qu’à l’époque ils essayaient d’être gentils ; il fallait bien trouver un ennemi. Il en faut toujours un. Tous les gouvernements en ont besoin. Alors ça a été mon tour, c’est aussi simple que ça.

Comment l’avez-vous vécu ? Je l’ai pris comme un compliment. La seule chose que j’avais envie de dire c’était : merci de m’avoir mis dans la même position que des gens extraordinaires, pour moi c’est vraiment une réussite. Ça a été un rite de passage. J’ai l’impression de faire maintenant partie d’un tout petit groupe de gens spéciaux. Et je m’en sens redevable. Je suis réellement redevable d’avoir eut la chance d’être mis en contact avec le monde de Brion Gysin et de Burroughs, toutes ces figures qui étaient importantes pour moi. Ça a été comme la concrétisation d’un souhait d’enfant irréalisable. Qu’est ce que j’aurais pu demander de plus ?

Vous n’avez jamais eu envie d’y retourner ? J’ai décidé que je n’y remettrais jamais les pieds. La police avait fait savoir à mon avocat : - nous ne pouvons pas répondre de sa sécurité. S’il souhaite rester en vie… Et ma réponse a été : - mais personne ne m’a menacé. Eux l’ont fait, et on peut assez facilement deviner ce à quoi ils pensaient. En d’autres mots : - ne reviens pas, on ne veut pas de toi. D’accord. Si vous vous penchez sur l’histoire, et si vous étudiez le cas de ceux qui reviennent au pays et essayent de se battre en justice vous réalisez que c’est impossible. La seule chose que vous pouvez faire, c’est attendre. Il faut être particulièrement patient. Burroughs a dû quitter l’american way of life pendant un moment, Brion Gysin a du s’en aller… Parfois c’est impossible de faire autrement. Et ce n’est pas plus mal. Vous êtes forcés de recommencer une nouvelle vie parce que vous êtes loin. Ça serait insupportable de revenir… Je n’ai pas envie de représenter le diable pour l’Angleterre. Je ne suis plus Anglais. Alors vous voyagez, vous êtes amenés à faire d’autres rencontres et vous attendez, parce que la grande ironie c’est que bien évidemment un jour ils vous demanderont de revenir. Si vous attendez assez longtemps ils viendront vous chercher parce qu’il leur manquera le frisson. Je pense que c’est ce qui est arrivé. Quelque chose de vraiment stupide et non quelque chose de très sophistiqué.

Vous jugent-ils moins dangereux aujourd’hui ?
Ça n’a rien à voir avec ce que je fais ou que je ne fais pas actuellement. C’était LEUR problème, un problème interne. Et soudainement, il y a un an, ils m’ont demandé : accepteriez-vous de revenir pour un festival ? Je serais pris en charge par le gouvernement au Hall of Evening, l’endroit le plus prestigieux de Londres, propriété de la Reine et de l’état. C’était malsain, inepte. Et pourtant je savais que quelque chose dans ce goût là arriverait, je ne savais pas exactement quoi mais je savais que ça finirait pas arriver. Alors, bien sûr on a dit oui. Et ils nous ont donné ce truc bizarre où s’assoit la famille royale. Autant vous dire qu’en Angleterre c’est particulièrement significatif : juste une pièce, une petite boite, où seulement la Reine et la famille royale ont le droit de s’asseoir pour regarder de l’opéra ou écouter de la musique classique. Le bâtiment complet a été construit et payé pour que la famille royale puisse s’asseoir dans ce box... et ils nous l’ont donné pendant une journée entière. Ils nous ont même dits : vous pouvez venir avec votre famille, si vous le souhaitez. Alors on a mis une machine à fumigènes dans le box royal (rire) et on a fait comme d’habitude. C’était plein de sueur, il y avait mes amis, la fumée qui ondulait, c’était fantastique. Alors qui est qui, je ne sais plus vraiment. En tout cas c’est comme ça que ça marche…

Quelle leçon en tirez-vous ? Jamais, jamais ils ne vous affronteront en face. Ils font écran, vous savez. C’est la politique de toute l’histoire de l’Angleterre. Tout est fait dans votre dos. Ils vous poignardent par-derrière. Ils l’ont fait dans chaque pays avec qui ils avaient à le faire. Ils sont très forts pour ça. Et, bien sûr, ils ne vous diront jamais : - Nous sommes navrés pour cette PETITE erreur. (Rire) Mais ils détiennent toujours les documents qu’ils avaient saisis chez moi. Ils n’ont jamais restitué les films et les photos. Larry Trasher et moi nous sommes demandés quelle était la finalité de tout ça. Larry pense qu’ils voulaient nos archives. D’après lui ils les voulaient VRAIMENT. Ils voulaient essayer de comprendre ce qu’on faisait. Pour eux ce n’est pas rationnel, il est question d’extase, de disséquer les choses. Vous savez, ça les dépasse, ils ne font pas ça. Alors peut-être qu’ils ont mis un pauvre type devant un magnétoscope et qu’il a du se taper toutes les vidéos -des centaines d’heures de bande- en essayant de comprendre pourquoi on était menaçant. Vraiment étrange. Ça ferait un chouette catalogue si on arrivait à mettre la main sur les notes qu’à pris ce type de la première à la dernière cassette. Vous savez, j’ai vécu une aventure extraordinaire. C’était mieux que beaucoup de choses, parce que j’ai appris à ne plus appartenir à nulle part. Juste à être libre et à voyager en me débarrassant de mes chaînes. Peut-être qu’un jour on récupérera les photos. Ils les ont probablement perdues. Elles doivent être dans un sac poubelle, égarées dans une maison abandonnée. Dans une centaine d’année quelqu’un ouvrira le sac et se dira : - Waou ! Purée, les trucs qu’ils faisaient à l’époque. Ça sera une boite à voyager dans le temps.

Entretien paru dans Jade 19 © Lionel Tran & 6 Pieds Sous Terre, 2000, au PezNer de Villeurbanne
Photos © Valérie Berge