RACINES -De retour à la bande dessinée, après deux livres d’illustrations, Pierre Duba nous surprend, plus que jamais, avec Racines, oeuvre sombre et dérangeante dont le fil narratif évolue selon l'esprit du lecteur, Racines est une immersion dans l'imaginaire d’un écrivain au bord du vide ; une vision d'un monde sans bien ni mal, peuplé de créatures fantasmatiques et d’objets anachroniques s'empare lentement de lui.
Dans ce livre, Pierre Duba efface, pièce par pièce, les textes ayant donné naissance aux images, il nous laisse, au fil des scènes, des possibilités de récits, de mouvements, d’actions qui s'enchaînent et se mêlent en tourbillon jusqu'à l’inéluctable fin.
Racines questionne notre besoin de façonner des univers et d'inventer des histoires, promet un parcours dédalien où s’empilent des images à la fois somptueuses et terrifiantes.
Seule récurrence du récit, un personnage dans une barque qui, tel Alice, parcourt tout autant qu’il subit cette descente au plus profond de lui-même.
Par la beauté mystérieuse de ses images envahies de silences et de sensations oniriques, Racines construit au fond de nous un morceau de notre imaginaire.


La génèse de Racines

Les livres que j’ai fait depuis une quinzaine d’années se suivent, reliés l’un à l’autre, s’inscrivent délibérément et consciemment dans le cours de ma vie.

Je dis “livre”, plutôt que bande dessinée parce que je les conçois avec de l’écriture et de l’image, découvrant la forme que va prendre l’alchimie de ces deux langages.

Pour moi, le plaisir de l’écriture n’est pas le même que celui du dessin. Le dessin, dans son acte, me relie plus instinctivement et plus facilement à une dimension plus profonde en moi. Je pourrais dire que l’écriture assoie mon imaginaire et le dessin développe le rêve. Mais je peux aussi dire l’inverse.
C’est la circulation et les glissements d’un langage à l’autre qui préparent et inventent souvent pour moi la forme et le contenu de mes livres. Et je crois que cela n’a jamais été aussi vrai que pour ce livre.

Il m’a fallut deux années pour réaliser ce livre. Au début j’ai écrit le texte poétique d’un homme qui pioche sa terre inlassablement. Puis j’ai transposé ce texte en dessin. J’ai dessiné la forêt, l’homme, des racines, des lapins, (à nouveau beaucoup de lapins comme dans “sans l’ombre d’un doute”), un enfant de huit, dix ans, que chaque coup de pioche ébranlait. J’ai dessiné ainsi une quinzaine de pages... L’homme m’est apparu être mon père et l’enfant haïssait ce père. J’ai abandonné tout cela ne sachant plus qu’en faire.
Ensuite est apparu un texte qui commençait ainsi :
Une histoire commence parce qu’une autre se termine. C’est une condition simple. C’est la nature des “histoires”. Mais l’histoire raconté aujourd’hui commence particulièrement ainsi. Elle commence par un écroulement de ce qui a été.
Je ne sais pas quel est cet écroulement... Mais ce texte a ouvert une autre porte et m’a permis de continuer. J’ai ainsi pu écrire le synopsis et l’histoire d’un écrivain à succès qui prenait conscience que son oeuvre était contaminée par sa soif de succès. Il en avait perdu ses mots.
Puis j’ai commencé à raconter et à dessiner les images de cet écrivain, son bureau, son visage. Et l’écrivain s’est mis à dessiner, lentement et inexorablement je l’ai regardé dessiner un masque - son masque-, j’ai continué ainsi en le laissant faire, tout en suivant le synopsis que j’avais écrit. Les scènes du livre se sont ainsi enchaînées dans l’ordre, je suivais ce que je ne savais pas encore et la scène de la forêt est arrivée tout naturellement à la fin, différente de la version initiale.
La matière importante du projet devait se développer par la narration du dessin, dans les profondeurs, à l’abri et sous le couvert de cette histoire d’écrivain dont je n’avais que faire. L’histoire de cet écrivain n’était qu’un prétexte, une ruse pour développer à mon insu une autre histoire, plus profonde, une histoire que mes mots ne savent pas raconter.

Ce n’est que vers la fin du projet que j’ai vu la superposition des deux histoires et le brouillage qu’elle générait.
Maintenant l’histoire, celle écrite avec les mots a disparu du livre, elle laisse la place à autre chose. Cette “autre chose” est une matière, d’où s’échappe une parole qui n’est pas contrainte par l’histoire, qui ne peut s’enfermer ou s’étiqueter. Je me rends compte que la narration en images parle à voix haute.

Dans Racines, je m’approche une fois de plus de quelque chose, que je ne peux expliquer, mais que j’accepte. J’accepte que ce soit ça. Sans pouvoir nommer, je montre, je m’incline. Quelque chose s’incarne dans le papier mais ne peut se nommer. C’est une condition. Un bord. Saisissable et insaisissable.
Comme le langage ?
Comme un risque ?

Pierre Duba



“Est-il possible de percevoir dans une image ce qui n’a pas d’image ?”

C’est ce que se demande l’un des personnages de L’idiot de Dostoïevski, et cette question pourrait résumer le combat avec le visible que Pierre Duba semble mener dans tous ses livres.

Scrutant très minutieusement le réel, dans l’exaspération d’une grande virtuosité graphique, Pierre Duba se heurte sans fin aux limites de la représentation. Reproduire les apparences de la vie ne sert à rien, semble-t-il vouloir nous dire. Et partant de ce qu’il a sous les yeux, le monde le plus immédiat, le plus ordinaire, il fouille, rêve et combat par le rêve l’opacité même de la matière.

Mais ce rêve n’est pas le simple déploiement d’un imaginaire. C’est une exploration, une prospection, un rude travail d’excavation et de fouille dans le champ de notre regard. Quand sommes-nous vraiment devant ce qui nous fait face ? Quand voyons-nous vraiment ce qui nous entoure ? Nous ne voyons que ce que nous savons. Voir c’est avoir des visions.

Il faudrait casser en nous le réseau des visions apprises, le dressage de l’imaginaire qui interpose entre nous et la vie un bouclier d’interprétations. Il faudrait creuser, comme le personnage obscur de la fin de Racines en donne l’exemple, perforer la carapace durcie des apparences et fouiller dans les décombres, de retour dans un désordre où tout redevient possible.
Au coeur de ce combat, la question de l’écriture. Ce qui, justement, s’opère sans image, sans visible. Rien que la capacité de vision, nourrie par l’afflux des signes. Sans mots ou presque, Pierre Duba hante de livre en livre la question du langage et la friche infinie de ce qui résiste à toute formulation. Cette friche est l’au-dehors de notre monde connu, le territoire sans limites et sans jugement où cohabitent les forces qui nous agissent dans les plus inconcevables contradictions.

Comment éviter que le langage n’occulte ou ne fige la part d’informulé qui vit en lui ? Un écrivain s’épuise dans la matérialité de son art, vomit son écriture, impuissante à dire le manque ou le trop-plein. Il est enseveli sous la cendre de mots qui ne parlent plus. Il cherche d’autres langages que le langage, d’autres refuges que la mémoire.

Alors s’impose, comme une expérience de l’instant infini, un effondrement des murailles du sens commun. Dans le labyrinthe de son esprit, il voyage et se rencontre lui-même. Il est enfermé avec le minotaure.

Il est le minotaure et le labyrinthe.

Daniel Jeanneteau

> Hors-Collection
> RACINES par Pierre Duba
> Postface de Daniel Jeanneteau

> Couverture souple à rabats
> Format 24x31,5 cm

> 164 pages en quadrichromie
> 29,50 Euros
> ISBN 978-2-35212-056-8
> EAN 9782352120568
> Parution : 18 février 2010
 

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