Fondé par Arno Michniak et Damien Bétous, en 2001, le groupe Programme a créé un électrochoc avec ses deux premiers albums Mon cerveau dans ma bouche et L’enfer tiède, s’imposant immédiatement par la sécheresse de sa musique et la dureté de ses paroles. Ses textes, qui martèlent la perte de repères et l’échec d’une génération, faisant écho à une fracture générationnelle d’autant plus violente qu’elle est silencieuse et déniée.
Au cours de l’interview qui suit, réalisée peu après les élections présidentielles de mai 2002, Arno et Damien, refusent d’endosser un rôle de porte parole et évoquent la manque de recul de cette génération, son pessimisme, et les difficultés qu’elle a à se révolter.



Photos du concert
par Valérie Berge

NOTES
(1) Je sais où je vais, 5’49 Mon cerveau dans ma bouche, Lithiumrecords 2001


(2) Il s’agissait d’un des dirigeants de la société de production Endemol, créatrice de concepts de télé réalité comme Big Brother et Loft Story.

 

INTERVIEW


Ça a lapidé le rapport à la réalité


 

Les paroles de vos chansons semblent dire qu’il y aurait un problème spécifique à la génération des trentenaires actuels…
Damien Bétous : Peut-être que chaque époque voit une période critique dans la vie de chacun, que ce soit à vingt ans ou à quarante-cinq ans. Pour la génération dont on fait partie, on sent quelque chose, qui serait entre la fin d’une adolescence un petit peu à rallonge et le début d’un truc complètement impossible, appelé "l’âge adulte", ou "l’âge responsable."
Arno Michniak :  Je ne sais pas si c’est spécifique à notre génération… On a parfois l’impression d’être à un tournant, pas simplement parce qu’on a changé de millénaire. On a grandi dans une période où il s’est passé beaucoup de choses. On a vécu plein de transformations difficiles à accepter, génératrices de névroses.

On a l’impression que vous dites : "mais tout ça ne va pas de soi", comme si jusqu’à présent on ne s’était pas posé vraiment la question de ces transformations.
D.B. : Souvent on est balancé entre "ça ne sert à rien d’en parler" et "ça ne sert à rien non plus de ne pas en parler", donc c’est vrai que c’est une position qui manque de nos jours. Mais à partir du moment où l’on s’inscrit dans la critique, il y a le fait de se positionner en tant que porte-parole, chose que l’on n’a absolument pas envie d’endosser. Ensuite, se taire, c’est insupportable aussi.
A.M. : Dans le domaine qui est le nôtre, la musique, la chanson, on s’est senti obligé d’exprimer un désaccord, une critique, mais vraiment obligés, qui ça vient de la rencontre entre le contexte général et notre parcours personnel et c’est une envie démesurée, qui a un but mais qui a la fois n’en a pas, une espèce d’agitation vaine, une espèce de cri. Et les raisons,  elles existent et tout le monde les connaît : c’est un sentiment d’impuissance, d’absurdité, d’injustice, de train qui avance sans conducteur et qui va on ne sait pas où. Nous, après, on s’en prend à ce qu’on voit. Ce qu’on a exprimé sur notre premier disque, c’était par rapport à ce que nous vivons en tant que musiciens professionnels, par rapport à l’argent, au profit. Il y a un sentiment d’omniprésence du profit, omniprésence du mensonge, de la parole qui est détournée, une espèce d’immense déni, qui nous conduit à une forme de radicalité. Je me souviens d’un groupe de Death Metal, dont le titre d’un album était"questions extrêmes, demandent réponses extrêmes" et nous c’est un peu comme ça qu’on le voit : on est obligé de faire quelque chose qui pose problème ou en tout cas qui essaie de poser problème, parce que sinon ça nous paraîtrait inutile, on aurait l’impression de faire des disques qui ne servent à rien.

"Au départ, on avait des idées pires : on voulait tout péter."

De quoi est parti Programme ?
A.M. : Je crois qu’il y avait des choses qui étaient présentes dans Diabologum, le groupe dont je faisais partie avant, mais c’était beaucoup moins viscéral que Programme. Quand on a monté Programme à travers des morceaux comme "Je sais où je vais" (1) on a eu l’impression d’atteindre quelque chose que j’espérais depuis toujours à travers la chanson.  Il faut, je crois,  du temps pour trouver le courage et la façon de le faire.
D.B. : On s’est rencontré sur cette problématique "d’être obligé de." Bon, moi j’ai un parcours différent. Il y a même une époque de ma vie où j’avais un métier, qui me rapportait des sous et que je savais faire. Donc je n’avais plus qu’à me laisser glisser, devenir quelqu’un dans mon microcosme. Et, c’est tout simplement le problème de se lever le matin tout simplement et de se dire "bon, j’ai 40 annuités, j’ai attaqué la première…" c’est absolument incroyable. Donc, il y avait déjà une obligation de faire quelque chose. Quand j’ai rencontré Arno, on ne s’est pas rencontré avec un texte ou des sons, on s’est rencontré sur cette longueur d’onde. Et on le fait musicalement parce que je savais faire un peu de musique et lui il était dans Diabolo donc pourquoi pas continuer… On serait peintres, on aurait fait de la peinture qui s’appellerait Programme. C’était vraiment : comment on va faire ?
A.M. : Au départ, on avait même des idées pires que ce que c’est. On voulait tout péter.
D.B. : C’est à dire enlever le peu de finesse et de poésie qu’il y a dans Programme et mettre une réaction plastique au niveau de la brutalité des mots et des sons, au niveau de la brutalité des rapports avec les gens, notamment dans les contacts avec les médias. Forcément, il a suffi de commencer le groupe pour s’apercevoir que partout où tu vas, "la chose" va te rattraper, des problèmes arrivent, des concessions arrivent.
A.M. : On s’est rendu compte aussi que d’un point de vue musical, on était obligé de travailler la matière, il ne suffisait pas de cracher notre bile, ce n’est pas pour ça que ça aurait un impact, qu’on arriverait à dire ce qu’on ressent, donc on est tombé, obligatoirement, dans une recherche de forme. Dans un premier temps la rencontre s’est faite sur une envie, qui n’était pas artistique, une envie humaine.

"un espèce de tunnel … dont on ne peut pas sortir."

Dans les paroles de Programme vous exprimez un sentiment de dépression sous jacent qui est assez tabou dans notre société…
(Silence)
A.M : C’est difficile, parce que ça fait entrer dans des discussions quasi-philosophiques et je ne me considère pas comme philosophe. Bon, il me semble que la dépression est visible très facilement, si on veut bien la regarder, si on veut bien faire attention, elle est à peu près partout. Pour nous, c’est plus positif de l’exprimer que de la taire. Ensuite, quel visage elle a exactement ? Elle est dans le processus même de la vie, si on veut être très large, dans le processus de notre époque. Et je crois que le poids de l’époque est assez important  dans ce qu’on fait. Damien et moi, nous vivons pas mal en réaction mais on n’est pas qu’en réaction : tout ce qui se passe ne fait pas tomber dans la dépression, mais donne plutôt envie de tout foutre en l’air.
Le problème c’est que tu ne peux pas changer une seule chose à la fois. En plus, si ton seul but c’est de changer un petit truc, ce n’est pas fiable comme intention, ce n’est pas assez puissant. Et donc, je crois que la dépression c’est un peu un sentiment d’impuissance, qui fait que tu as envie de tout foutre en l’air, de tout balancer, parce que même s’il y a des trucs auxquels tu peux te raccrocher, de manière globale, c’est quand-même un espèce de tunnel … (silence)  … dont on ne peut pas sortir.
D.B. : Il y a un côté prison, depuis la base. On n’a pas spécialement demandé à vivre. On vit, donc il faut s’arranger avec, pas spécialement demander ou voter ou penser à certaine forme de société ou de famille ou de groupement, mais il faut faire avec. Et on se trouve dans un espèce de tunnel, depuis la plus tendre enfance, où : "vite, il faut ! Vite, il faut ! Et en plus, comme ça !" Au début, dans les premières années, beaucoup de gens se disent : je suis différent, je passerais à travers, j’essayerais, je prendrais le périph’ assez rapidement, dès que je peux… En fait le poids des années est là pour te rappeler que non. C’est une espèce de train lancé à toute vitesse et la vie est super courte : 80 piges ou 100 piges, c’est que dalle, de toute façon, tu vas les passer dans cette toile d’araignée de principes et d’obligations. Ça amène un côté, c’est vrai, dépressif mais surtout trouver un moyen de modifier quoi que ce soit devient complètement obsolète, complètement irréel, tellement cette horlogerie est graissée et tourne vachement bien. Si on regarde de près, on se rend compte aussi que toutes les époques se ressemblent et que personne ne tire leçon de ce qui se passe. Et toi tu es forcé de te dire : "non, mon époque ne dérogera pas à la règle, ma vie ne dérogera pas, ce n’est pas possible, je ne vois pas comment, globalement il pourrait se passer quelque chose." Donc du coup, ça peut devenir… Ça peut devenir flippant.

Est-ce que vous pensez que le fait que cette génération ait été la première à grandir avec la télévision, a eu une incidence ?
D.B. : Je crois, complètement.
A.M. : Moi aussi.
D.B. : Hier ou avant hier je regardais sur Le Monde un petit sondage, la moyenne des français mate la télé 5 heures et demie par jour. C’est une moyenne. C’est à dire que je connais beaucoup de gens qui ne la regardent pas, donc il y en a qui restent plantés devant toute la journée. Avec les médias et en particulier la télévision il y a un problème de vérité à l’écran, qui si on n’y fait pas gaffe, peut devenir un rapport semi-divin avec l’écran. On voit des sujets de 1 mn 20 à l’autre bout de la planète, avec trois mots et deux explications, et du coup on se sent avoir un avis sur le conflit à l’autre bout de la planète, alors qu’on ne connaît même pas le pays, son emplacement, ses dirigeants… Et il y a en fait un mode de pensée, qui est en train de grossir, c’est à dire avoir des avis sur des choses qui sont vachement éloignées, et aucun avis sur des choses qui nous sont très proches. Il y a un espèce de "on renvoie la balle un petit peu plus loin" et il y a beaucoup de gens qui ont des avis sur la mondialisation, la globalisation, et très peu d’avis sur la proche gestion de leur foyer… Je pense que la télé, c’est un truc absolument incroyable.
A.M. : Ça a vraiment miné la réflexion personnelle, et lapidé le rapport à la réalité … Tout est empreint de ça. Tu ne peux pas y échapper.

Est-ce que pour les générations nées à partir du début des années 1960 la télévision ne s’est pas substituée à l’expérience ?
A.M. : On a parlé de la dépolitisation avec ce qui s’est passé pendant les dernières présidentielles, et c’est vachement lié à ça. La question que je me pose, c’est : à quel point tout cela est voulu ? Ce type de fonctionnement sert le pouvoir, si on peut appeler quelque chose "le pouvoir", de manière générique… Et jusqu’à quel point est-ce contrôlé, jusqu’à quel point ça ne l’est pas, jusqu’à quel point y a-t-il un conducteur dans le train ?  Je me pose ce genre de questions. Apparemment, il y a un conducteur, il y a des gens très puissants, le monde financier prend de plus en plus d’influence, à priori ce sont eux et les mafieux, qui dirigent. Jusqu’à quel point tout cela est relié ? Comment ne pas devenir paranoïaque, qu’est-ce qui est vrai, qu’est ce qui n’est pas vrai ? On essaie de réfléchir là dessus, mais bon, c’est hyper dur, tu te demande jusqu’à quel point les informations que tu as sont réelles, et quand je parle d’informations je ne parle pas de la télévision, je parle de tout ce que tu peux savoir. Et bon, dans les livres que je lis, il y a quelques gens, qui passent pour des réactionnaires ou des paranoïaques, qui pensent que ces choses là sont dirigées consciemment. Pour moi la télévision, la communication, en fait, c’est la forme moderne de la propagande, la propagande qui a été crée pour favoriser des états totalitaires. A la fois on a l’impression que personne ne tire les manettes, que tout le monde est là en train de s’agiter et que finalement il n’y a pas de pensée globale dirigée et à la fois, si, il y a des puissants, donc ils savent où ils vont, donc à mon avis, ils sont bien conseillés, ils font tout pour rester puissants, et donc il ne faut pas être naïf. Et s’il y a des mouvements de révolte qui montent, contre justement la mondialisation, ou la globalisation, je me dis que ça doit bien venir de ces questions là. Certains se disent, "non mais c’est quand-même pensé tout ça et ça va quand-même dans un sens, il y a quand-même des gens qui en tirent profit, donc il y a quand-même des combats à mener", et bon, là dedans, après, ta place…
D.B. : Je crois quand-même que dans l’organisation des conflits, mettons internationaux, il y a quand-même un ordre très précis, ça ne pète pas partout sur la planète au même instant, pour le même type de raison. Je trouve qu’il y a quand-même une gestion étonnante de tout ça…
A.M. : On parlait de la télé, ce qui est étonnant c’est la confiscation de la parole. Par exemple, si on s’intéresse aux élections présidentielles, le débat était centré sur la sécurité, ce qui constituait déjà un résumé très particulier du problème social, qui n’a jamais été ouvertement évoqué, bien entendu. Donc on a eu ça et ensuite il y a eut la réponse à ça : Le Pen, qui n’était pas non plus une réponse. Comment ne pas y voir une mise en scène, avec dans un premier temps "la question" qui a été mise en avant par les médias, de manière assez cohérente quand-même, et dans un second temps "la réponse", qui était aussi cohérente, où le peuple a été plus complice que dans la première partie de la campagne. "La réponse" qui allait bien entendu à sa conséquence logique... Ce type de fonctionnement prouve quand-même une certaine manipulation ou alors c’est vraiment de la bêtise.  Si on réfléchit un peu, le meilleur moyen de conserver l’inertie du système, c’est quand même de faire des gens qui font ce qu’on leur demande sans se poser de questions. Si on veut regarder un peu plus loin, on se dirige vers une société qui produirait des robots. Le rapport qu’a pu avoir notre génération a la télé, est d’ailleurs un rapport assez robotique…
Je ne sais pas, tout ça devrait inciter à une réaction quand-même… Et bon, la réaction, de quelle manière l’envisager ? Pour changer quelque chose il faut y croire déjà. Et sans violence je ne vois pas comment c’est possible.

Est-ce que l’école n’est pas avant tout un instrument de reconduction sociale, plus qu’un instrument d’épanouissement personnel ?
D.B : Le premier contact avec la réalité, c’est que le contrat qui avait été passé entre l’adolescent qui n’avait pas envie d’aller au bahut mais qui pourtant y va, qui pourtant s’arrache à faire ses interros parce "qu’il faut." Puis il arrive dans le monde du travail, où il se fait écarter complètement avec des arguments du style "non, mais, c’est la conjoncture." C’est le premier contact que tu peux avoir avec le monde des politiques : tu  as été naïf, tu as cru en des mecs plus âgés que toi, qui t’ont élevé, qui t’ont apporté une culture, et tu t’aperçois que tout ça c’est du flan, du flamby complet, et comme un con dans ton appart, tu ne sais pas quoi faire de ta vie. Et tu vas te retrouver avec ton pote d’enfance, qui lui n’a pas fait d’études, au même rang. Et petite à petit tu vas rencontrer des gens différents qui sont tous dans la même daube. Il y a un sentiment de mensonge ou promesse qui n’est pas tenue.
A.M. : Pourquoi l’éducation est pensée comme ça ? S’il n’y a pas d’ascenseur social, pourquoi elle est pensée comme ça ?

Une dernière question : vous disiez tout à l’heure "on ne veut pas être des porte parole", en même temps dans ton écriture, dans tes paroles, tu dis souvent "on" et pas "je".
A.M. : Je crois qu’inconsciemment tout ce dont on vient de parler, c’était là. Sur "L’enfer tiède", le deuxième album, je ne pouvais pas dire "je", il me semblait que ça ne pouvait pas rester au "je", je ne me le suis pas formulé comme là on est en train de le formuler, en tout cas c’était moins à un niveau intime, avec Damien, avec les gens qui sont autour de nous, qu’on comprend, il me semblait quand-même qu’il y avait un fil qui continuait en chacun, ou un virus, je ne sais pas. Donc, ça m’a semblé impossible de rester sur le "je" et puis la question du rapport à la collectivité devenait trop importante, déjà c’était hyper présent dans le premier album, puis même dans la création de Programme, et là, ça devenait de plus en plus urgent de parler que de ça presque, bon tout ça a fait que c’est "on" qui s’est imposé. "On" qui a plusieurs visages, je crois, c’est pas toujours le même "on". Et ça devait parler de plusieurs personnes à la fois.


> Rédaction
Cette interview a été enregistrée par Lionel Tran peu avant le concert que donnait Programme au Pez Ner, salle mythique de l’agglomération lyonnaise qui a depuis définitivement fermé ses portes.
Les photographies sont de Valérie Berge.

© Lionel Tran | Jadeweb 2003
Photographie | Valérie Berge [photographe]
Pochette de L'enfer tiède | Stéphane Perger [auteur]
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