Les paroles de vos chansons semblent
dire qu’il y aurait un problème spécifique à la génération des trentenaires
actuels…
Damien
Bétous : Peut-être
que chaque époque voit une période critique dans la vie de chacun,
que ce soit à vingt ans ou à quarante-cinq ans. Pour la génération
dont on fait partie, on sent quelque chose, qui serait entre la
fin d’une adolescence un petit peu à rallonge et le début d’un truc
complètement impossible, appelé "l’âge adulte", ou "l’âge
responsable."
Arno
Michniak : Je ne sais pas si c’est
spécifique à notre génération… On a parfois l’impression d’être
à un tournant, pas simplement parce qu’on a changé de millénaire.
On a grandi dans une période où il s’est passé beaucoup de choses.
On a vécu plein de transformations difficiles à accepter, génératrices
de névroses.
On a l’impression que vous dites :
"mais tout ça ne va pas de soi", comme si jusqu’à présent on ne s’était
pas posé vraiment la question de ces transformations.
D.B. : Souvent on est balancé entre "ça ne sert à
rien d’en parler" et "ça ne sert à rien non plus
de ne pas en parler", donc c’est vrai que c’est une position
qui manque de nos jours. Mais à partir du moment où l’on s’inscrit
dans la critique, il y a le fait de se positionner en tant que porte-parole,
chose que l’on n’a absolument pas envie d’endosser. Ensuite, se
taire, c’est insupportable aussi.
A.M. :
Dans le domaine qui est le nôtre, la musique, la chanson, on s’est
senti obligé d’exprimer un désaccord, une critique, mais vraiment
obligés, qui ça vient de la rencontre entre le contexte général
et notre parcours personnel et c’est une envie démesurée, qui a
un but mais qui a la fois n’en a pas, une espèce d’agitation vaine,
une espèce de cri. Et les raisons, elles existent et tout le monde
les connaît : c’est un sentiment d’impuissance, d’absurdité,
d’injustice, de train qui avance sans conducteur et qui va on ne
sait pas où. Nous, après, on s’en prend à ce qu’on voit. Ce qu’on
a exprimé sur notre premier disque, c’était par rapport à ce que
nous vivons en tant que musiciens professionnels, par rapport à
l’argent, au profit. Il y a un sentiment d’omniprésence du profit,
omniprésence du mensonge, de la parole qui est détournée, une espèce
d’immense déni, qui nous conduit à une forme de radicalité. Je me
souviens d’un groupe de Death Metal, dont le titre d’un album était"questions
extrêmes, demandent réponses extrêmes" et nous c’est
un peu comme ça qu’on le voit : on est obligé de faire quelque
chose qui pose problème ou en tout cas qui essaie de poser problème,
parce que sinon ça nous paraîtrait inutile, on aurait l’impression
de faire des disques qui ne servent à rien.
"Au départ, on avait des idées pires : on voulait
tout péter."
De
quoi est parti Programme ?
A.M. :
Je crois qu’il y avait des choses qui étaient présentes dans Diabologum,
le groupe dont je faisais partie avant, mais c’était beaucoup moins
viscéral que Programme. Quand on a monté Programme à travers des
morceaux comme "Je sais où je vais" (1)
on a eu l’impression d’atteindre quelque chose que j’espérais
depuis toujours à travers la chanson. Il faut, je crois, du temps
pour trouver le courage et la façon de le faire.
D.B. : On s’est rencontré sur cette problématique "d’être
obligé de." Bon, moi j’ai un parcours différent. Il y a
même une époque de ma vie où j’avais un métier, qui me rapportait
des sous et que je savais faire. Donc je n’avais plus qu’à me laisser
glisser, devenir quelqu’un dans mon microcosme. Et, c’est tout simplement
le problème de se lever le matin tout simplement et de se dire "bon,
j’ai 40 annuités, j’ai attaqué la première…" c’est absolument
incroyable. Donc, il y avait déjà une obligation de faire quelque
chose. Quand j’ai rencontré Arno, on ne s’est pas rencontré avec
un texte ou des sons, on s’est rencontré sur cette longueur d’onde.
Et on le fait musicalement parce que je savais faire un peu de musique
et lui il était dans Diabolo donc pourquoi pas continuer… On serait
peintres, on aurait fait de la peinture qui s’appellerait Programme.
C’était vraiment : comment on va faire ?
A.M. : Au départ, on avait même des idées pires que ce que
c’est. On voulait tout péter.
D.B. : C’est à dire enlever le peu de finesse et de poésie
qu’il y a dans Programme et mettre une réaction plastique au niveau
de la brutalité des mots et des sons, au niveau de la brutalité
des rapports avec les gens, notamment dans les contacts avec les
médias. Forcément, il a suffi de commencer le groupe pour s’apercevoir
que partout où tu vas, "la chose" va te rattraper, des
problèmes arrivent, des concessions arrivent.
A.M. : On s’est rendu compte aussi que d’un point de vue musical,
on était obligé de travailler la matière, il ne suffisait pas de
cracher notre bile, ce n’est pas pour ça que ça aurait un impact,
qu’on arriverait à dire ce qu’on ressent, donc on est tombé, obligatoirement,
dans une recherche de forme. Dans un premier temps la rencontre
s’est faite sur une envie, qui n’était pas artistique, une envie
humaine.
"un
espèce de tunnel … dont on ne peut pas sortir."
Dans les paroles de Programme vous
exprimez un sentiment de dépression sous jacent qui est assez tabou
dans notre société…
(Silence)
A.M :
C’est difficile, parce que ça fait entrer dans des discussions quasi-philosophiques
et je ne me considère pas comme philosophe. Bon, il me semble que
la dépression est visible très facilement, si on veut bien la regarder,
si on veut bien faire attention, elle est à peu près partout. Pour
nous, c’est plus positif de l’exprimer que de la taire. Ensuite,
quel visage elle a exactement ? Elle est dans le processus
même de la vie, si on veut être très large, dans le processus de
notre époque. Et je crois que le poids de l’époque est assez important
dans ce qu’on fait. Damien et moi, nous vivons pas mal en réaction
mais on n’est pas qu’en réaction : tout ce qui se passe ne
fait pas tomber dans la dépression, mais donne plutôt envie de tout
foutre en l’air.
Le problème
c’est que tu ne peux pas changer une seule chose à la fois. En plus,
si ton seul but c’est de changer un petit truc, ce n’est pas fiable
comme intention, ce n’est pas assez puissant. Et donc, je crois
que la dépression c’est un peu un sentiment d’impuissance, qui fait
que tu as envie de tout foutre en l’air, de tout balancer, parce
que même s’il y a des trucs auxquels tu peux te raccrocher, de manière
globale, c’est quand-même un espèce de tunnel … (silence) … dont
on ne peut pas sortir.
D.B. : Il y a un côté prison, depuis la base. On n’a pas spécialement
demandé à vivre. On vit, donc il faut s’arranger avec, pas spécialement
demander ou voter ou penser à certaine forme de société ou de famille
ou de groupement, mais il faut faire avec. Et on se trouve dans
un espèce de tunnel, depuis la plus tendre enfance, où : "vite,
il faut ! Vite, il faut ! Et en plus, comme ça !"
Au début, dans les premières années, beaucoup de gens se disent :
je suis différent, je passerais à travers, j’essayerais, je prendrais
le périph’ assez rapidement, dès que je peux… En fait le poids des
années est là pour te rappeler que non. C’est une espèce de train
lancé à toute vitesse et la vie est super courte : 80 piges
ou 100 piges, c’est que dalle, de toute façon, tu vas les passer
dans cette toile d’araignée de principes et d’obligations. Ça amène
un côté, c’est vrai, dépressif mais surtout trouver un moyen de
modifier quoi que ce soit devient complètement obsolète, complètement
irréel, tellement cette horlogerie est graissée et tourne vachement
bien. Si on regarde de près, on se rend compte aussi que toutes
les époques se ressemblent et que personne ne tire leçon de ce qui
se passe. Et toi tu es forcé de te dire : "non, mon
époque ne dérogera pas à la règle, ma vie ne dérogera pas, ce n’est
pas possible, je ne vois pas comment, globalement il pourrait
se passer quelque chose." Donc du coup, ça peut devenir…
Ça peut devenir flippant.
Est-ce que vous pensez que le fait
que cette génération ait été la première à grandir avec la télévision,
a eu une incidence ?
D.B. : Je crois, complètement.
A.M. : Moi aussi.
D.B. : Hier ou avant hier je regardais sur Le Monde un petit
sondage, la moyenne des français mate la télé 5 heures et demie
par jour. C’est une moyenne. C’est à dire que je connais beaucoup
de gens qui ne la regardent pas, donc il y en a qui restent plantés
devant toute la journée. Avec les médias et en particulier la télévision
il y a un problème de vérité à l’écran, qui si on n’y fait pas gaffe,
peut devenir un rapport semi-divin avec l’écran. On voit des sujets
de 1 mn 20 à l’autre bout de la planète, avec trois mots et deux
explications, et du coup on se sent avoir un avis sur le conflit
à l’autre bout de la planète, alors qu’on ne connaît même pas le
pays, son emplacement, ses dirigeants… Et il y a en fait un mode
de pensée, qui est en train de grossir, c’est à dire avoir des avis
sur des choses qui sont vachement éloignées, et aucun avis sur des
choses qui nous sont très proches. Il y a un espèce de "on
renvoie la balle un petit peu plus loin" et il y a beaucoup
de gens qui ont des avis sur la mondialisation, la globalisation,
et très peu d’avis sur la proche gestion de leur foyer… Je pense
que la télé, c’est un truc absolument incroyable.
A.M. : Ça a vraiment miné la réflexion personnelle, et lapidé
le rapport à la réalité … Tout est empreint de ça. Tu ne peux pas
y échapper.
Est-ce que pour les générations
nées à partir du début des années 1960 la télévision ne s’est pas
substituée à l’expérience ?
A.M. :
On a parlé de la dépolitisation avec ce qui s’est passé pendant
les dernières présidentielles, et c’est vachement lié à ça. La question
que je me pose, c’est : à quel point tout cela est voulu ?
Ce type de fonctionnement sert le pouvoir, si on peut appeler quelque
chose "le pouvoir", de manière générique… Et jusqu’à quel
point est-ce contrôlé, jusqu’à quel point ça ne l’est pas, jusqu’à
quel point y a-t-il un conducteur dans le train ? Je me pose
ce genre de questions. Apparemment, il y a un conducteur, il y a
des gens très puissants, le monde financier prend de plus en plus
d’influence, à priori ce sont eux et les mafieux, qui dirigent.
Jusqu’à quel point tout cela est relié ? Comment ne pas devenir
paranoïaque, qu’est-ce qui est vrai, qu’est ce qui n’est pas vrai ?
On essaie de réfléchir là dessus, mais bon, c’est hyper dur, tu
te demande jusqu’à quel point les informations que tu as sont réelles,
et quand je parle d’informations je ne parle pas de la télévision,
je parle de tout ce que tu peux savoir. Et bon, dans les livres
que je lis, il y a quelques gens, qui passent pour des réactionnaires
ou des paranoïaques, qui pensent que ces choses là sont dirigées
consciemment. Pour moi la télévision, la communication, en fait,
c’est la forme moderne de la propagande, la propagande qui a été
crée pour favoriser des états totalitaires. A la fois on a l’impression
que personne ne tire les manettes, que tout le monde est là en train
de s’agiter et que finalement il n’y a pas de pensée globale dirigée
et à la fois, si, il y a des puissants, donc ils savent où ils vont,
donc à mon avis, ils sont bien conseillés, ils font tout pour rester
puissants, et donc il ne faut pas être naïf. Et s’il y a des mouvements
de révolte qui montent, contre justement la mondialisation, ou la
globalisation, je me dis que ça doit bien venir de ces questions
là. Certains se disent, "non mais c’est quand-même pensé
tout ça et ça va quand-même dans un sens, il y a quand-même des
gens qui en tirent profit, donc il y a quand-même des combats à
mener", et bon, là dedans, après, ta place…
D.B. : Je crois quand-même que dans l’organisation des conflits,
mettons internationaux, il y a quand-même un ordre très précis,
ça ne pète pas partout sur la planète au même instant, pour le même
type de raison. Je trouve qu’il y a quand-même une gestion étonnante
de tout ça…
A.M. :
On parlait de la télé, ce qui est étonnant c’est la confiscation
de la parole. Par exemple, si on s’intéresse aux élections présidentielles,
le débat était centré sur la sécurité, ce qui constituait déjà un
résumé très particulier du problème social, qui n’a jamais été ouvertement
évoqué, bien entendu. Donc on a eu ça et ensuite il y a eut la réponse
à ça : Le Pen, qui n’était pas non plus une réponse. Comment
ne pas y voir une mise en scène, avec dans un premier temps "la
question" qui a été mise en avant par les médias, de manière
assez cohérente quand-même, et dans un second temps "la réponse",
qui était aussi cohérente, où le peuple a été plus complice que
dans la première partie de la campagne. "La réponse" qui
allait bien entendu à sa conséquence logique... Ce type de fonctionnement
prouve quand-même une certaine manipulation ou alors c’est vraiment
de la bêtise. Si on réfléchit un peu, le meilleur moyen de conserver
l’inertie du système, c’est quand même de faire des gens qui font
ce qu’on leur demande sans se poser de questions. Si on veut regarder
un peu plus loin, on se dirige vers une société qui produirait des
robots. Le rapport qu’a pu avoir notre génération a la télé, est
d’ailleurs un rapport assez robotique…
Je
ne sais pas, tout ça devrait inciter à une réaction quand-même…
Et bon, la réaction, de quelle manière l’envisager ? Pour changer
quelque chose il faut y croire déjà. Et sans violence je ne vois
pas comment c’est possible.
Est-ce que l’école n’est pas avant
tout un instrument de reconduction sociale, plus qu’un instrument
d’épanouissement personnel ?
D.B :
Le premier contact avec la réalité, c’est que le contrat qui avait
été passé entre l’adolescent qui n’avait pas envie d’aller au bahut
mais qui pourtant y va, qui pourtant s’arrache à faire ses interros
parce "qu’il faut." Puis il arrive dans le monde
du travail, où il se fait écarter complètement avec des arguments
du style "non, mais, c’est la conjoncture." C’est
le premier contact que tu peux avoir avec le monde des politiques :
tu as été naïf, tu as cru en des mecs plus âgés que toi, qui t’ont
élevé, qui t’ont apporté une culture, et tu t’aperçois que tout
ça c’est du flan, du flamby complet, et comme un con dans ton appart,
tu ne sais pas quoi faire de ta vie. Et tu vas te retrouver avec
ton pote d’enfance, qui lui n’a pas fait d’études, au même rang.
Et petite à petit tu vas rencontrer des gens différents qui sont
tous dans la même daube. Il y a un sentiment de mensonge ou promesse
qui n’est pas tenue.
A.M. : Pourquoi l’éducation est pensée comme ça ? S’il
n’y a pas d’ascenseur social, pourquoi elle est pensée comme ça ?
Une dernière question : vous
disiez tout à l’heure "on ne veut pas être des porte parole",
en même temps dans ton écriture, dans tes paroles, tu dis souvent
"on" et pas "je".
A.M. : Je crois qu’inconsciemment tout ce dont on vient de
parler, c’était là. Sur "L’enfer tiède", le deuxième album,
je ne pouvais pas dire "je", il me semblait que ça ne
pouvait pas rester au "je", je ne me le suis pas formulé
comme là on est en train de le formuler, en tout cas c’était moins
à un niveau intime, avec Damien, avec les gens qui sont autour de
nous, qu’on comprend, il me semblait quand-même qu’il y avait un
fil qui continuait en chacun, ou un virus, je ne sais pas. Donc,
ça m’a semblé impossible de rester sur le "je" et puis
la question du rapport à la collectivité devenait trop importante,
déjà c’était hyper présent dans le premier album, puis même dans
la création de Programme, et là, ça devenait de plus en plus urgent
de parler que de ça presque, bon tout ça a fait que c’est "on"
qui s’est imposé. "On" qui a plusieurs visages, je crois,
c’est pas toujours le même "on". Et ça devait parler de
plusieurs personnes à la fois.
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