Nicolas
Finet : Dans quelles circonstances avez-vous décidé de réaliser
ce livre ?
Jung Kyung-a : La question des esclaves
sexuelles de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale
est une histoire que nous connaissons depuis de nombreuses années
ici en Corée. Il y a eu de longue date des manifestations, des
mouvements de protestation… Ce qui m’a déterminée à travailler
sur ce sujet, c’est un double événement : d’une part le déclenchement
de la guerre en Irak en 2003, et d’autre part la naissance de
ma fille, en 2002. Ces deux événements m’ont donné envie de réfléchir
sur la condition des femmes dans la guerre, sur les conséquences
horribles des conflits armés sur les populations féminines. Avec
un tel thème, mettre en lumière l’histoire tragique des femmes
raflées par les Japonais voil à un demi-siècle allait presque
de soi.
L’album
fait se succéder plusieurs séquences et personnages distincts,
et ce qui frappe d’emblée, c’est que vous mettez en scène, dès
le premier chapitre, non pas une femme coréenne comme on pourrait
s’y atttendre, mais une Hollandaise, raflée elle aussi par les
Japonais…
Jung Kyung-a :
Oui, c’est un personnage réel, elle a été capturée par l’armée
japonaise en Indonésie (qui étaient alors une colonie des Pays-Bas,
ndlr) et a subi le même sort que toutes les autres esclaves sexuelles.
Elle est toujours vivante aujourd’hui et a écrit de nombreuses
lettres sur son expérience, qui ont tardivement été rassemblées
et publiées sous la forme d’un livre, suivi d’un film documentaire,
50 Years of Silence. C’est l’une des sources qui m’a servi pour
mon travail. C’était une manière pour moi de montrer que les femmes
coréennes n’étaient pas les seules concernées par cette pratique,
même si elles étaient probablement les plus nombreuses. Toutes
celles qui se sont ainsi trouvées sur la route de l’armée japonaise
ont été traitées de la même manière, les Chinoises, les Coréennes,
les Occidentales… La nationalité ne comptait pas.
Ce
personnage de femme hollandaise, Jan, s’insurge contre l’utilisation
du terme qu’on utilise en général pour désigner ces femmes : les
ianfu, c’est-à-dire les “femmes de réconfort”.
Jung Kyung-a :
Oui, Jan déteste ce terme, car selon elle il induit un sentiment
positif, le “réconfort”, qui tend à faire oublier le statut de
victime de ces femmes. Il ne faut pas oublier qu’elles ont pratiquement
toutes été violées, battues. Elles étaient, littéralement, les
esclaves sexuelles des soldats japonais. De ce point de vue, Jan
considère, et je suis d’accord avec elle, que le terme ianfu est
trop politiquement correct…
Dans
un autre des chapitres de l’album, vous mettez en scène un autre
personnage qui a existé lui aussi, Japonais celui-là : Aso, un
médecin militaire…
Jung Kyung-a :
Oui, Aso est un personnage historique, relativement neutre car
il ne s’implique pas dans la question de ces femmes-esclaves.
Il se contente de jouer son rôle, qui est d’examiner ces femmes
d’un point de vue sanitaire, en tant que médecin, et de faire
en sorte, autant que possible, qu’elles demeurent en bonne santé.
Aso est intéressant, car il a “suivi”, si l’on peut dire, la question
de ces femmes sur une très longue durée. D’abord à Shanghai, en
Chine, à partir de 1938 – et on constate à l’époque, alors que
la Seconde Guerre mondiale n’est pas encore commencée, que déjà
des Coréennes et même des Japonaises sont raflées pour les besoins
de l’armée impériale en opérations sur le territoire chinois –,
ensuite en Mandchourie et enfin, vers la fin de la guerre, dans
le secteur du Pacifique beaucoup plus au sud, où le Japon entretenait
ses plus grandes bases militaires. Par l’entremise de son témoignage,
je peux plus facilement décrire l’ensemble du système, et montrer
de quelle manière il a été conçu.
Oui,
et c’est d’ailleurs passionnant car vous établissez de quelle
manière un phénomène plutôt informel à ses débuts finit par être
récupéré, centralisé et organisé de façon “rationnelle” par l’institution
militaire…
Jung Kyung-a :
C’est exactement cela, en effet. A l’origine, au début des années
30, le système repose, en territoires occupés par l’armée, sur
des restaurants et des bordels qui mettent des femmes à la disposition
des soldats, hors du contrôle de l’armée. Mais il y a beaucoup
de maladies vénériennes, cela perturbe le fonction-nement militaire.
Alors, peu à peu, l’institution s’en mêle, d’abord localement
en Mandchourie, et puis ensuite de façon généralisée à partir
de 1937. La question des maladies vénériennes était d’ailleurs
l’un des prétextes utilisés pour légitimer cette pratique esclavagiste,
pendant et après la guerre. Autant que possible, les femmes raflées
devaient être vierges, afin de ne pas communiquer de maladies
aux soldats.
Votre
travail a d’autant plus fait parler de lui que la pratique du
viol, en Corée aujourd’hui, n’est pas toujours réprouvée avec
beaucoup d’ardeur…
Jung Kyung-a : La Corée est classée
au deuxième rang mondial pour les violences sexuelles. Un viol,
lorsqu’il survient chez nous, doit être établi par plusieurs preuves
convergentes ; et même ainsi, n’est pas toujours puni très fermement.
Alors, oui, faire ce travail, c’était pour moi, indirectement
une façon d’inciter les hommes coréens, toujours très prompts
à s’indigner du comportement des soldats japonais durant la guerre,
à s’interroger sur leurs propres carences. Une manière aussi de
s’interroger sur le fait que les femmes demeurent encore et toujours
des victimes de la violence masculine.
Pensez-vous
que des excuses japonaises pour le sort fait à ces milliers de
femmes-esclaves puissent survenir ?
Jung Kyung-a :
Jusqu'à présent, le gouvernement japonais ne s’est jamais excusé
pour cela explicitement, malgré les manifes-tations et les pressions
depuis une dizaine d’années, non seulement en Corée mais également
en Occident – aux Etats-Unis, au Canada, en Australie par exemple,
où des actions légales sont même entreprises par certains parlementaires
pour inscrire cette question sur l’agenda politique. Néanmoins,
je pense que des excuses japonaises officielles sont raisonnablement
envisageables, oui. Cela arrivera certainement.
Propos recueillis par Nicolas Finet – Séoul, avril 2007