JadeWeb :
Quel a été ton parcours dans la bande dessinée ?
Joe Sacco : Je
dessine depuis tout petit, depuis que j’ai six ans. Je faisais de
petites histoires à suivre, sans prendre cela très au
sérieux. Je n’aurais jamais pensé pouvoir en vivre,
d’ailleurs je ne le concevais pas en ces termes, c’était juste
une sorte d’amusement. J’aime juste dessiner et raconter des histoires.
Lorsqu’il a fallu faire un choix quant à ce que j’allais faire
pour gagner ma vie, j’ai choisi le journalisme car je voulais écrire.
Tes
influences ?
Lorsque je me suis mis à lire des
comics pour adultes, j’ai dévoré Robert Crumb. Avant
ça, je lisais surtout Mad Magazine, en particulier le
travail de Will Elder. Je suis plus influencé par des écrivains.
Comment
l’idée de faire Palestine t’est-elle venue ?
Tout simplement parce que je suis une personne
engagée politiquement. C’est pour cette raison que je suis
journaliste. J’aime écrire sur les choses qui ne vont pas et
ce sujet m’intéressait depuis longtemps. C’est même devenu
une sorte de passion. Au départ, je ne prêtais pas vraiment
attention à ce qui se passait là-bas. J’avais plutôt
un point de vue pro-israélien, typique aux U.S.A. Si vous écoutez
les médias sur la situation dans cet endroit du monde, même
si vous n’y prenez pas vraiment attention, l’image que l’on vous en
donne est très claire : la Palestine, c’est le terrorisme.
Aux États-Unis, l’image d’Israël est toujours une image
de victime, ce qui, je pense, est faux. C’est une vraie manipulation.
J’ai commencé à revoir le problème, à
en apprendre toujours plus sur le sujet. Mes voyages en Europe et
le fait d’y habiter m’ont permis de voir le problème différemment.
Je voulais aller en Palestine pour m’en rendre-compte par moi-même.
Quel
a été l’impact de ton livre aux U.S.A. ?
On ne peut pas dire qu’il y ait vraiment
eu un impact (rires) ! Je n’ai d’ailleurs jamais pensé
qu’il y en aurait, j’ai juste essayé de communiquer les choses
telles que je les avais vues, sans arrière-pensées commerciales
ou quoi que ce soit d’autre. Il fallait que je fasse ce livre. Au
moins pour moi. Il y a des livres qui ont beaucoup compté pour
moi, qui m’ont bouleversé, comme ceux de Noam Chomsky, d’Edward
Said ou encore les articles de Christopher Hitchens. Ils parlent tous
de la Palestine avec un autre point de vue. Si vous regardez les actualités
à la télé, ou dans la plupart des médias
américains tels que le New York Times, vous n’aurez qu’un point
de vue pro-israélien, à sens unique. Si mon livre a
eu un quelconque impact, je pense que c’est plutôt sur des lecteurs,
de façon individuelle. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ne
connaissaient pas grand chose au sujet et qu’à la suite de
la lecture de Palestine, ils avaient appris quelque chose.
Pour moi, cela a trait à un certain pouvoir de la bande dessinée :
attirer les gens, par le biais d’un comics, à lire des choses
qu’ils n’auraient jamais lues autrement, à découvrir
des sujets politiques. D’une certaine façon, le comics est
une bonne introduction, facile, au sujet. Si je disais uniquement
aux gens ce qui ne va pas entre la Palestine et Israël, ils s’endormiraient
tout de suite. Pour moi, le comics est la seule façon de faire
passer un message. Je ne pense pas malgré tout que cela simplifie
les choses... Si j’étais réalisateur de documentaires,
peut-être ferais-je un documentaire. Je suis un dessinateur,
alors je fais les choses à ma manière.
Est-ce
que ton voyage en Israël était très préparé ?
Non, pas vraiment, j’avais juste des contacts.
Des amis, à Londres, m’avaient donné le nom de personnes
que je pouvais joindre une fois sur place. Là-bas, je prenais
un taxi et j’allais de ville en ville, je marchais, je me baladais.
Il n’y a pas beaucoup de touristes dans ces coins là, ce qui
fait que les gens venaient facilement vers moi en me posant des questions,
en me demandant ce que je faisais là. Ils étaient toujours
très intéressés lorsque je leur disais que je
voulais voir comment ça se passait chez eux, faire quelques
dessins pour repérer les lieux... La réponse était
toujours : " Oh, tu veux voir ça ?
Viens avec moi ! Je vais te montrer… "’. En Palestine,
tout le monde a une histoire, tout le monde sait quelque chose, tout
le monde subit l’oppression, alors si je disais que je voulais rencontrer
des gens dont les maisons avaient été détruites,
on m’accompagnait quelques maisons plus loin pour me faire rencontrer
ces personnes... Tous les gens ont subi quelque chose. C’est une société
où, lorsque tu parles à quelqu’un, de plus en plus de
gens viennent pour t’écouter ou pour te dire des choses.
Quelles
ont été les réactions des gens quand tu leur
as dit que tu allais faire un comics sur les territoires occupés ?
Parfois, je leur disais que j’allais écrire
sur eux parce qu’il m’arrivait d’être dans des situations assez
délicates. D’autres fois, j’essayais d’être le plus clair
possible sur ce que je voulais faire, sur mes motivations, et ils
se montraient curieux mais pas étonnés. Il y a un célèbre
dessinateur palestinien, Najel Ali, qui a été assassiné
en 1988, et qui est un héros pour les gens de là-bas.
Je n’avais pas réalisé à quel point ce gars-là
était un véritable héros en Palestine. J’ai parlé
avec un habitant de la Bande de Gaza qui avait sa photo au mur accompagnée
d’un médaillon avec un de ses dessins représentant un
enfant vu de dos. Je pense sincèrement qu’à cause de
cela, le regard des gens sur mon travail de dessinateur était
différent. Personne ne sait par qui ou pourquoi Najel Ali a
été tué : est-ce le Mossad, est-ce l’O.L.P.,
est-ce quelqu’un d’autre ? C’est un mystère total.
De toute façon, son histoire a été un bon "passeport"
pour moi. En Palestine, la seule personne qui ne m’a pas pris au sérieux
est un Américain qui travaille depuis longtemps à Bethléem.
Lorsque je lui ai expliqué ce que je voulais faire, il a rigolé
et a trouvé l’idée stupide.
Palestine
est réalisé selon un canevas très proche du reportage.
Or, à de nombreux endroits dans ton livre, tu critiques de
façon virulente le travail journalistique.
Je suis définitivement très
critique envers les journalistes et la façon dont j’ai moi-même
abordé ce travail. Parce que tu dois toujours te poser des
questions sur tes motivations. Tu te dois de toujours penser aux faits,
pour dramatiser certains aspects très difficiles de la vie
en Palestine. Lorsque j’étais là-bas, il m’arrivait
de me dire que s’il se passait quelque chose comme une confrontation
entre les soldats qui étaient là et les gamins qui étaient
de l’autre côté, ce serait bon pour mon livre !
ça allait dramatiser la situation. Comme si tu voulais que
quelque chose arrive : ça fait juste partie du travail
mais ça te donne l’impression d’être un paria, un parasite
ou une sorte de voyeur. Je pense qu’il est important de pouvoir s’auto-critiquer
dans des situations pareilles. Ça aide à réfléchir,
ça te pousse à voir ce qui ne va pas. Tous les journalistes
qui sont dans cette situation se doivent de prendre du recul vis-à-vis
d’eux-mêmes, parce qu’ils sont là pour voir des choses
dures...
Deux
ans sur place ont-ils changé ta manière d’appréhender
la situation palestinienne ?
J’avais une certaine idée de ce qu’était
cette situation, de ses différents aspects. Je savais qu’Israël
coupait tous les arbres, démolissait les maisons et qu’il y
avait beaucoup d’arrestations. Je savais tout ça. Mais, bien
sûr, c’est toujours différent lorsque tu le vois par
toi-même. Lorsque tu as peur, tu deviens nerveux quand tu vois
les soldats patrouiller et que tu te demandes ce qui va bien pouvoir
se passer. La chose la plus importante reste que j’ai ainsi pu avoir
une réelle vision d’ensemble de la Palestine. Je me suis notamment
rendu compte que les Palestiniens n’étaient pas que des victimes.
Ce sont aussi des combattants, ils continuent à mener une vie,
ils ont des familles. J’ai pu voir l’image d’un pays à travers
des gens : c’était très intéressant parce
qu’ils voulaient me montrer toutes leurs facettes. Parfois, ils me
disaient des choses qui m’énervaient. Autant je crois en la
cause palestinienne, autant je ne supporte pas d’entendre des choses
comme " Nous haïssons les Juifs ! "‘
ou d’autres invectives du même acabit. Je détestais entendre
ça mais je me devais de les rapporter car cela fait partie
de leurs histoires.
Dans
quelle mesure tous ces témoignages ont-ils influencé
ton travail final ?
J’ai obligatoirement dû supprimer
certaines histoires qui n’étaient que répétitions,
mais certaines répétitions étaient bonnes parce
que ces histoires se répètent inlassablement. Les faits
qui se perpétuent sans cesse donnent un certain rythme. Tu
en apprends un peu plus à chaque fois. Je n’ai rien enlevé
d’important et je n’ai rien caché. Je voulais tout donner,
ne pas faire un travail de propagande. Lorsque quelqu’un dit des choses
très dures, il faut bien en saisir le contexte, trouver les
origines de cette fermeté, comprendre combien les individus
ont souffert.
À
l’inverse d’un traitement journalistique pur dont la rapidité
de réaction est impulsée par les impératifs de
l’actualité, la réalisation d’un comics prend du temps.
Comment as-tu géré ce décalage ?
C’est un des problèmes qui s’est
posé . Effectivement, cela a pris du temps et je parle de choses
qui se sont passées il y a plus d’un an (Palestine est sorti
en 1994 aux.U.S.A., Ndlr) ça m’a pris trois ans pour finir
le livre et peut-être que, d’une certaine façon, cela
le dessert. D’un autre côté, je suis un dessinateur et
je n’ai pas eu de bouclage à respecter, à l’inverse
d’un journaliste qui doit, lui, assister aux conférences de
presse, respecter la dragline, etc. La nature même du travail
d’un journaliste est l’astreinte d’avoir quelque chose à dire
à la fin de la journée, alors que parfois, dans des
situations pareilles, à la fin de la journée, tu n’as
rien d’intéressant à raconter. Grâce au comics,
tu peux apprendre tous les jours un peu plus, sans avoir obligatoirement
à dire quelque chose rapidement. C’est un apprentissage que
tu fais au fur et à mesure, et il est important que tu prennes
du temps avec les gens, que, dans la mesure du possible, tu apprennes
à les connaître. Essayer de savoir ce qui ne va pas,
autant que possible, sans devoir prendre en compte l’argent ou le
temps.
Tu
communiques des faits. Dans quels sens influencent-ils l’aspect technique
de ton travail d’auteur ?
Par exemple, dans la deuxième partie
du chapitre Pression modérée, je voulais visuellement
montrer la souffrance d’une personne que l’on torture, par le cadrage.
J’ai essayé de retranscrire cette impression d’oppression en
réduisant au fur et à mesure la taille des cases, de
plus en plus, et j’ai répété ça sans arrêt
pour visualiser le rythme de ce qu’il subit jusqu’à sa sortie
de prison, où les cases deviennent plus grandes et s’élargissent
vers sa libération. À d’autres moments, j’ai essayé
de briser les mots et les cadres pour rendre compte de l’impression
de vitesse d’événements extrêmement rapides, et
pour retranscrire la nervosité soudaine due à leur approche.
C’est rapide, tu attrapes des mots à la volée, tu entends
des bribes de phrases, tu deviens nerveux. J’ai essayé de projeter
ces impressions. D’autres instants sont plus sereins, plus calmes,
lorsque, par exemple, des gens te racontent des histoires. C’est assez
logique comme narration, j’ai simplement suivi les événements.
L’expérience
de ton livre est très dure pour le lecteur.
Parfois, j’avais vraiment la trouille, les
gens autour de moi étaient presque habitués mais, pour
moi, tout cela était nouveau. Le moment où tu sens venir
la confrontation est quelque chose d’incroyablement oppressant, parfois
tu vas vers l’action, d’autres fois tu te protèges. J’ai essayé
de retranscrire la dureté de ces situations. Je n’ai pas pu
m’empêcher d’écrire énormément de textes
car je suis quelqu’un de très orienté vers l’écriture.
Parfois, certaines choses ne peuvent être dites qu’avec des
mots, et je me sens plus à l’aise en les écrivant qu’en
les dessinant. Peut-être ai-je mis trop de choses dans le livre,
peut-être ai-je montré trop de faits. Je ne sais pas,
mais je pense que c’est aussi une des raisons pour laquelle Palestine
a parfois l’air si oppressant. C’est vraiment le sentiment que je
voulais faire passer.
Quelle
est la part du journaliste et quelle est la part de l’auteur de comics
dans ton livre ?
La part du journaliste est celle qui retranscrit
le plus fidèlement possible une interview ou des faits :
c’est une part très formelle, et tu n’as guère qu’une
seule façon de faire ce travail là. D’un autre côté,
tu dois aussi rendre une atmosphère, savoir décrire
une scène. Une confrontation, par exemple, est quelque chose
qui est mieux décrite par un artiste que par un journaliste.
J’ai essayé de mélanger les deux côtés.
Le but étant de les mixer suffisamment pour que cela soit intéressant
à lire.
Chronique Gorazde
#1
Ce
mois-ci sort le tome 2 de Gorazde qui concluera ses reportages
dans les balkans. En 2002 est prévu chez Rakham une compilation
régroupant de courtes histoires sur le monde de la musique
blues et rock.
|