globe-trotter

Joe Sacco fut, à plus d’un titre, l’auteur marquant de l’année 1997. Avec Palestine, son premier ouvrage traduit en français, il défriche une nouvelle terre vierge sur la petite planète bande dessinée. Retraçant un voyage effectué en Palestine durant l’hiver 91/92, Sacco nous parle du siècle, comme a su si bien le faire Art Spiegelman avec Maus. Mais là où Spiegelman retranscrivait les souvenirs de son père, Joe Sacco trace les siens et investit le présent. Et s’il est question, ici aussi, de se souvenir, ce n’est pas tant en remontant les ans, mais plutôt en parcourant la distance, de quelques milliers de kilomètres à peine, qui nous sépare de ce territoire déchiré. On fait face, avec Palestine, à un réel travail de journalisme de terrain, un reportage à nu de sang et de sueur, une exploration avide des contradictions et des affrontements au cœur du monde actuel. Depuis, Joe Sacco a repris son sac, son carnet de notes et son appareil photo et c’est en Bosnie qu’il est allé écrire une nouvelle page de notre présent à travers deux titres : Soba et Gorazde. Tous deux confirment le sérieux de la démarche et le talent de Joe Sacco.

Joe Sacco

JadeWeb : Quel a été ton parcours dans la bande dessinée ?
Joe Sacco : Je dessine depuis tout petit, depuis que j’ai six ans. Je faisais de petites histoires à suivre, sans prendre cela très au sérieux. Je n’aurais jamais pensé pouvoir en vivre, d’ailleurs je ne le concevais pas en ces termes, c’était juste une sorte d’amusement. J’aime juste dessiner et raconter des histoires. Lorsqu’il a fallu faire un choix quant à ce que j’allais faire pour gagner ma vie, j’ai choisi le journalisme car je voulais écrire.

Tes influences ?
Lorsque je me suis mis à lire des comics pour adultes, j’ai dévoré Robert Crumb. Avant ça, je lisais surtout Mad Magazine, en particulier le travail de Will Elder. Je suis plus influencé par des écrivains.

Comment l’idée de faire Palestine t’est-elle venue ?
Tout simplement parce que je suis une personne engagée politiquement. C’est pour cette raison que je suis journaliste. J’aime écrire sur les choses qui ne vont pas et ce sujet m’intéressait depuis longtemps. C’est même devenu une sorte de passion. Au départ, je ne prêtais pas vraiment attention à ce qui se passait là-bas. J’avais plutôt un point de vue pro-israélien, typique aux U.S.A. Si vous écoutez les médias sur la situation dans cet endroit du monde, même si vous n’y prenez pas vraiment attention, l’image que l’on vous en donne est très claire : la Palestine, c’est le terrorisme. Aux États-Unis, l’image d’Israël est toujours une image de victime, ce qui, je pense, est faux. C’est une vraie manipulation. J’ai commencé à revoir le problème, à en apprendre toujours plus sur le sujet. Mes voyages en Europe et le fait d’y habiter m’ont permis de voir le problème différemment. Je voulais aller en Palestine pour m’en rendre-compte par moi-même.

Quel a été l’impact de ton livre aux U.S.A. ?
On ne peut pas dire qu’il y ait vraiment eu un impact (rires) ! Je n’ai d’ailleurs jamais pensé qu’il y en aurait, j’ai juste essayé de communiquer les choses telles que je les avais vues, sans arrière-pensées commerciales ou quoi que ce soit d’autre. Il fallait que je fasse ce livre. Au moins pour moi. Il y a des livres qui ont beaucoup compté pour moi, qui m’ont bouleversé, comme ceux de Noam Chomsky, d’Edward Said ou encore les articles de Christopher Hitchens. Ils parlent tous de la Palestine avec un autre point de vue. Si vous regardez les actualités à la télé, ou dans la plupart des médias américains tels que le New York Times, vous n’aurez qu’un point de vue pro-israélien, à sens unique. Si mon livre a eu un quelconque impact, je pense que c’est plutôt sur des lecteurs, de façon individuelle. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ne connaissaient pas grand chose au sujet et qu’à la suite de la lecture de Palestine, ils avaient appris quelque chose. Pour moi, cela a trait à un certain pouvoir de la bande dessinée : attirer les gens, par le biais d’un comics, à lire des choses qu’ils n’auraient jamais lues autrement, à découvrir des sujets politiques. D’une certaine façon, le comics est une bonne introduction, facile, au sujet. Si je disais uniquement aux gens ce qui ne va pas entre la Palestine et Israël, ils s’endormiraient tout de suite. Pour moi, le comics est la seule façon de faire passer un message. Je ne pense pas malgré tout que cela simplifie les choses... Si j’étais réalisateur de documentaires, peut-être ferais-je un documentaire. Je suis un dessinateur, alors je fais les choses à ma manière.


Est-ce que ton voyage en Israël était très préparé ?
Non, pas vraiment, j’avais juste des contacts. Des amis, à Londres, m’avaient donné le nom de personnes que je pouvais joindre une fois sur place. Là-bas, je prenais un taxi et j’allais de ville en ville, je marchais, je me baladais. Il n’y a pas beaucoup de touristes dans ces coins là, ce qui fait que les gens venaient facilement vers moi en me posant des questions, en me demandant ce que je faisais là. Ils étaient toujours très intéressés lorsque je leur disais que je voulais voir comment ça se passait chez eux, faire quelques dessins pour repérer les lieux... La réponse était toujours : " Oh, tu veux voir ça ? Viens avec moi ! Je vais te montrer… "’. En Palestine, tout le monde a une histoire, tout le monde sait quelque chose, tout le monde subit l’oppression, alors si je disais que je voulais rencontrer des gens dont les maisons avaient été détruites, on m’accompagnait quelques maisons plus loin pour me faire rencontrer ces personnes... Tous les gens ont subi quelque chose. C’est une société où, lorsque tu parles à quelqu’un, de plus en plus de gens viennent pour t’écouter ou pour te dire des choses.

Quelles ont été les réactions des gens quand tu leur as dit que tu allais faire un comics sur les territoires occupés ?
Parfois, je leur disais que j’allais écrire sur eux parce qu’il m’arrivait d’être dans des situations assez délicates. D’autres fois, j’essayais d’être le plus clair possible sur ce que je voulais faire, sur mes motivations, et ils se montraient curieux mais pas étonnés. Il y a un célèbre dessinateur palestinien, Najel Ali, qui a été assassiné en 1988, et qui est un héros pour les gens de là-bas. Je n’avais pas réalisé à quel point ce gars-là était un véritable héros en Palestine. J’ai parlé avec un habitant de la Bande de Gaza qui avait sa photo au mur accompagnée d’un médaillon avec un de ses dessins représentant un enfant vu de dos. Je pense sincèrement qu’à cause de cela, le regard des gens sur mon travail de dessinateur était différent. Personne ne sait par qui ou pourquoi Najel Ali a été tué : est-ce le Mossad, est-ce l’O.L.P., est-ce quelqu’un d’autre ? C’est un mystère total.
De toute façon, son histoire a été un bon "passeport" pour moi. En Palestine, la seule personne qui ne m’a pas pris au sérieux est un Américain qui travaille depuis longtemps à Bethléem. Lorsque je lui ai expliqué ce que je voulais faire, il a rigolé et a trouvé l’idée stupide.

Palestine est réalisé selon un canevas très proche du reportage. Or, à de nombreux endroits dans ton livre, tu critiques de façon virulente le travail journalistique.
Je suis définitivement très critique envers les journalistes et la façon dont j’ai moi-même abordé ce travail. Parce que tu dois toujours te poser des questions sur tes motivations. Tu te dois de toujours penser aux faits, pour dramatiser certains aspects très difficiles de la vie en Palestine. Lorsque j’étais là-bas, il m’arrivait de me dire que s’il se passait quelque chose comme une confrontation entre les soldats qui étaient là et les gamins qui étaient de l’autre côté, ce serait bon pour mon livre ! ça allait dramatiser la situation. Comme si tu voulais que quelque chose arrive : ça fait juste partie du travail mais ça te donne l’impression d’être un paria, un parasite ou une sorte de voyeur. Je pense qu’il est important de pouvoir s’auto-critiquer dans des situations pareilles. Ça aide à réfléchir, ça te pousse à voir ce qui ne va pas. Tous les journalistes qui sont dans cette situation se doivent de prendre du recul vis-à-vis d’eux-mêmes, parce qu’ils sont là pour voir des choses dures...

Deux ans sur place ont-ils changé ta manière d’appréhender la situation palestinienne ?
J’avais une certaine idée de ce qu’était cette situation, de ses différents aspects. Je savais qu’Israël coupait tous les arbres, démolissait les maisons et qu’il y avait beaucoup d’arrestations. Je savais tout ça. Mais, bien sûr, c’est toujours différent lorsque tu le vois par toi-même. Lorsque tu as peur, tu deviens nerveux quand tu vois les soldats patrouiller et que tu te demandes ce qui va bien pouvoir se passer. La chose la plus importante reste que j’ai ainsi pu avoir une réelle vision d’ensemble de la Palestine. Je me suis notamment rendu compte que les Palestiniens n’étaient pas que des victimes. Ce sont aussi des combattants, ils continuent à mener une vie, ils ont des familles. J’ai pu voir l’image d’un pays à travers des gens : c’était très intéressant parce qu’ils voulaient me montrer toutes leurs facettes. Parfois, ils me disaient des choses qui m’énervaient. Autant je crois en la cause palestinienne, autant je ne supporte pas d’entendre des choses comme " Nous haïssons les Juifs ! "‘ ou d’autres invectives du même acabit. Je détestais entendre ça mais je me devais de les rapporter car cela fait partie de leurs histoires.

Dans quelle mesure tous ces témoignages ont-ils influencé ton travail final ?
J’ai obligatoirement dû supprimer certaines histoires qui n’étaient que répétitions, mais certaines répétitions étaient bonnes parce que ces histoires se répètent inlassablement. Les faits qui se perpétuent sans cesse donnent un certain rythme. Tu en apprends un peu plus à chaque fois. Je n’ai rien enlevé d’important et je n’ai rien caché. Je voulais tout donner, ne pas faire un travail de propagande. Lorsque quelqu’un dit des choses très dures, il faut bien en saisir le contexte, trouver les origines de cette fermeté, comprendre combien les individus ont souffert.

À l’inverse d’un traitement journalistique pur dont la rapidité de réaction est impulsée par les impératifs de l’actualité, la réalisation d’un comics prend du temps. Comment as-tu géré ce décalage ?
C’est un des problèmes qui s’est posé . Effectivement, cela a pris du temps et je parle de choses qui se sont passées il y a plus d’un an (Palestine est sorti en 1994 aux.U.S.A., Ndlr) ça m’a pris trois ans pour finir le livre et peut-être que, d’une certaine façon, cela le dessert. D’un autre côté, je suis un dessinateur et je n’ai pas eu de bouclage à respecter, à l’inverse d’un journaliste qui doit, lui, assister aux conférences de presse, respecter la dragline, etc. La nature même du travail d’un journaliste est l’astreinte d’avoir quelque chose à dire à la fin de la journée, alors que parfois, dans des situations pareilles, à la fin de la journée, tu n’as rien d’intéressant à raconter. Grâce au comics, tu peux apprendre tous les jours un peu plus, sans avoir obligatoirement à dire quelque chose rapidement. C’est un apprentissage que tu fais au fur et à mesure, et il est important que tu prennes du temps avec les gens, que, dans la mesure du possible, tu apprennes à les connaître. Essayer de savoir ce qui ne va pas, autant que possible, sans devoir prendre en compte l’argent ou le temps.

Tu communiques des faits. Dans quels sens influencent-ils l’aspect technique de ton travail d’auteur ?
Par exemple, dans la deuxième partie du chapitre Pression modérée, je voulais visuellement montrer la souffrance d’une personne que l’on torture, par le cadrage. J’ai essayé de retranscrire cette impression d’oppression en réduisant au fur et à mesure la taille des cases, de plus en plus, et j’ai répété ça sans arrêt pour visualiser le rythme de ce qu’il subit jusqu’à sa sortie de prison, où les cases deviennent plus grandes et s’élargissent vers sa libération. À d’autres moments, j’ai essayé de briser les mots et les cadres pour rendre compte de l’impression de vitesse d’événements extrêmement rapides, et pour retranscrire la nervosité soudaine due à leur approche. C’est rapide, tu attrapes des mots à la volée, tu entends des bribes de phrases, tu deviens nerveux. J’ai essayé de projeter ces impressions. D’autres instants sont plus sereins, plus calmes, lorsque, par exemple, des gens te racontent des histoires. C’est assez logique comme narration, j’ai simplement suivi les événements.

L’expérience de ton livre est très dure pour le lecteur.
Parfois, j’avais vraiment la trouille, les gens autour de moi étaient presque habitués mais, pour moi, tout cela était nouveau. Le moment où tu sens venir la confrontation est quelque chose d’incroyablement oppressant, parfois tu vas vers l’action, d’autres fois tu te protèges. J’ai essayé de retranscrire la dureté de ces situations. Je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire énormément de textes car je suis quelqu’un de très orienté vers l’écriture. Parfois, certaines choses ne peuvent être dites qu’avec des mots, et je me sens plus à l’aise en les écrivant qu’en les dessinant. Peut-être ai-je mis trop de choses dans le livre, peut-être ai-je montré trop de faits. Je ne sais pas, mais je pense que c’est aussi une des raisons pour laquelle Palestine a parfois l’air si oppressant. C’est vraiment le sentiment que je voulais faire passer.

Quelle est la part du journaliste et quelle est la part de l’auteur de comics dans ton livre ?
La part du journaliste est celle qui retranscrit le plus fidèlement possible une interview ou des faits : c’est une part très formelle, et tu n’as guère qu’une seule façon de faire ce travail là. D’un autre côté, tu dois aussi rendre une atmosphère, savoir décrire une scène. Une confrontation, par exemple, est quelque chose qui est mieux décrite par un artiste que par un journaliste. J’ai essayé de mélanger les deux côtés. Le but étant de les mixer suffisamment pour que cela soit intéressant à lire.

Chronique Gorazde #1
Ce mois-ci sort le tome 2 de Gorazde qui concluera ses reportages dans les balkans. En 2002 est prévu chez Rakham une compilation régroupant de courtes histoires sur le monde de la musique blues et rock.


Entretien réalisé par Pierre-Henri de Castel Pouille et Jean-Philippe Garçon © 6 pieds sous terre éditions 1997-2001
Illustrations © Joe Sacco / Fantagraphics / Rakham pour l'édition française