À sa façon de déambuler les yeux hagards, cigarette à la main, le long de la rue Boyer, on peut penser que Daniel Johnston est l’homme le plus seul au monde. La petite équipe est à peine arrivée à la Maroquinerie, cette salle du XXe arrondissement dans laquelle il se produit ce soir à guichets fermés, que lui n’est déjà plus là : il est parti fumer dehors. Réapparaît pour serrer quelques mains, sans enthousiasme, et poser pour une session photo. À quoi ressemble Daniel Johnston en l’an 2000 ? À une femme enceinte d’une cinquantaine d’années, le cheveux gris et l’allure négligée. Car ce qui marque dès le premier abord, c’est ce ventre proéminent moulé dans un t-shirt rose. Mais de sa ligne, comme de son apparence, Danny n’a pas l’air de s’en soucier beaucoup. Pour le moment, il est occupé par deux soucis : savoir s’il y a un magasin de comics ouvert dans le coin, et si on peut lui changer la bouteille de Pepsi qu’il a trouvé dans le backstage contre une vraie bouteille de Coca Cola. Pour les super-héros, il devra attendre le lendemain. Pour la boisson par contre, son vœux est exaucé et la balance va pouvoir commencer. Il vérifie l’accordage du piano qui a été agencé au milieu de la scène avant de s’excuser : il a oublié le petit cahier dans lequel il note ses accords et ne pourra donc pas en jouer ce soir. Le technicien remise l’instrument sur le bord de la scène pendant que Danny attend de pouvoir essayer les micros. L’attente dure une dizaine de minutes. Chaque branchement est vérifié l’un après l’autre. Daniel Johnston, lui, est prostré en dehors de la lumière des projecteurs. Est-il seulement là, à Paris, ou son esprit est-il ailleurs, à Austin Texas, en train de jouer à cache-cache avec Casper le gentil fantôme ?


On se lève tous pour Danny

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Daniel Johnston

Enfin les premiers accords de guitare résonnent. Le musicien joue quelques morceaux (la plupart inédits) le temps que tous les réglages soient effectués. Un méchant larsen met fin prématurément à l’une des compositions : l’effet n’est pas sans faire penser à A Texas trip, ce mini-album délirant enregistré en compagnie des Butthole Surfers et aujourd’hui introuvable. À la fin de ladite balance, un constat s’impose : la voix de Daniel, très écorchée, n’a jamais été aussi émouvante. Il se retire quelques instants avant de se prêter aux interviews. Dans le souci de le fatiguer le moins possible, Wilfried et moi décidons de l’interroger ensemble. C’est peut-être aussi histoire de rassembler nos forces : mine de rien, rencontrer l’auteur de Yimp / Jump music est le genre d’événement que nous attendions depuis presque dix ans, sans jamais savoir si ladite rencontre serait un jour de l’ordre du possible ou non. Après des années d’attente, nous nous rendons compte que ni lui ni moi n’y sommes préparés. J’ai noté quelques questions sur un carnet à spirales, et Wilfried compte improviser.

Lorsque Daniel vient s’asseoir à notre table, le lecteur de mini-disques n’est pas encore branché. Petit paradoxe spatio-temporel : alors qu’il est enfin là devant nous prêt à répondre aux questions accumulées depuis des années, nous ne sommes pas en mesure de l’enregistrer. Je propose à Daniel, pour tromper les quelques secondes d’attente, de le prendre en photo assis sur le fauteuil en rotin qui est juste à coté de nous. Il acquiesce, se lève, puis prend subitement la direction du piano et se met à jouer. Alors qu’un peu plus tôt dans l’après-midi, il n’était pas question qu’il joue faute de partitions, Daniel improvise une mélodie joyeuse durant plusieurs minutes et sans se laisser distraire par les déclics de l’appareil photo. La dernière note tombée, il ferme le capot et me demande si c’est bon pour moi. Oui, c’est bon pour moi, on peut commencer.

Jadeweb : Depuis quand te passionnes-tu pour les comics ?
Daniel Johnston :
J’ai commencé très tôt, au cours élémentaire. J’en ai acheté dès que j’ai eu de l’argent de poche : ma mère m’avait donné un dollar pour l’avoir aidé à pousser son caddie. Je me souviens avoir acheté avec ça autant de comics à 15 cents que possible. Ça ne m’a jamais quitté depuis. Avec une prédilection pour Master of Kung Fu, par Paul Gulacy, et tout ce qu’a pu produire Jack Kirby.

Tu as un personnage préféré ?
Captain America, par Jack Kirby. C’est mon auteur favori. J’adore la moindre de ses séries. Il a été si productif depuis les années 40 jusqu’à sa mort que je pense que je n’arriverai jamais à faire le tour de tout ce qu’il a fait. Même si je devais y consacrer le reste de mes jours.

Qu’apprécies-tu particulièrement chez lui ?
Son sens de la perspective, cette dynamique dans le dessin. Dans les séries du début des années 60, les personnages prennent des poses, leur attitude est très statique. Avec Kirby par contre, ils ont l’air vivants. C’est beaucoup plus réaliste. Tu as vraiment l’impression qu’ils existent (il se marre).

Et pourquoi Captain America ?
Je crois que le premier comics que j’ai dû acheter était une réédition d’un épisode de Captain America par Jack Kirby. J’ai tout de suite adoré son dessin. Ensuite je me suis rendu compte qu’il dessinait également d’autres séries, et j’ai commencé à les acheter une par une. Je suis content de l’avoir lu au moment où il était vraiment au sommet de son art.

Est-ce Kirby qui t’a donné envie de dessiner ?
J’ai toujours dessiné. J’ai commencé à noircir les pages de carnets de croquis après avoir été fortement impressionné par la lecture d’un recueil de gravures racontant l’histoire d’un artiste qui tombe amoureux d’une prostituée. À la fin, le diable en personne l’appelle par son nom. Je feuilletais ce livre sans arrêt, je regardais l’expression de son visage quand il découvre un tatouage sur son cou... Ça me faisait peur. J’ai commencé à dessiner en m’inspirant de cette histoire. Je créais mes propres histoires comme All my friends hate me, Ballad of Jack and Georges... Des dessins étranges. J’en ai beaucoup donné ce qui fait qu’aujourd’hui, tous ces récits sont incomplets. Ça me fait vraiment bizarre d’avoir mes dessins exposés aujourd’hui et de me rendre compte qu’ils représentent une valeur marchande. Aujourd’hui, j’en échange à un libraire d’Austin contre des comics. Lui les revend ensuite, et je rentre à la maison avec une pile de lecture. De toute façon, j’en achète sans arrêt. J’étais un peu déçu de ne pas trouver de librairie aujourd’hui. J’aurai peut-être le temps demain.

Es-tu fan des Simpson ?
J’ai rencontré une fois Matt Groening, il m’a acheté des dessins. Je l’ai trouvé très sympa. Je crois que c’est parmi les dessinateurs les plus célèbres que j’ai eu l’occasion de rencontrer. J’ai été très flatté quand il m’a dit adorer mes chansons..

Comment te sens-tu quand tu dessines ? Est-ce un plaisir ?
Je prends vraiment beaucoup de plaisir à cela. J’aimerais y consacrer encore plus de temps. Savoir que mes dessins sont aujourd’hui exposés, qu’ils s’échangent contre de l’argent, c’est très motivant pour moi. Ça m’encourage aussi à écrire de nouvelles chansons.

Comment te sens-tu en Europe ? Tu y es assez connu, mais tu y as rarement eu l’occasion de te produire.
Les gens ont en effet l’air de me connaître assez bien. J’étais surpris l’autre soir de voir cette projection de petits films qui s’inspiraient de mes chansons (en ouverture de son concert bruxellois - ndr). J’en garde un très bon souvenir. La soirée s’est terminée par une projection de King Kong, qui est mon film préféré. Et c’était la première fois que je le voyais sur grand écran.

C’était l’original ou le remake ?
Non, l’original de 1933 bien évidemment. Au niveau des effets spéciaux, c’était vraiment un film en avance sur son temps. L’animation des personnages est très impressionnante. Même comparé à tout ce qu’ils font sur ordinateur actuellement, je trouve que King Kong tient la route. Plusieurs marionnettes ont été construites pour le film selon la taille qu’a King Kong à l’écran dont une tête énorme pour les gros plans.

Tu regardes souvent des films ?
Pas autant qu’avant, mais j’en vois encore pas mal. Les musiciens qui jouent avec moi louent souvent des cassettes vidéo et passent leur temps à se les échanger. Essentiellement des films underground des films cultes. On en regarde un de temps à autre à l’occasion des répétitions.

Quel est le dernier film que tu aies vu ?
J’ai bien aimé les X-Men. J’aimerais bien voir l’Incroyable Hulk. Et Terminator III.

J’ai appris que tu avais commencé à travailler sur un nouvel album avec Kramer...
Il m’a appelé pour me dire qu’il aimerait bien retravailler avec moi, ce qui tombait très bien vu que j’avais déjà pas mal de chansons de côté. Je suis allé plusieurs fois à New York, et nous avons enregistré l’album par étapes. De nouveaux musiciens m’accompagnent, même si je suis seul au piano sur la plupart des morceaux. Le disque devrait s’appeler The Horror of Love.

Quand tu composes, c’est quelque chose de très spontané ou au contraire quelque chose de très laborieux ?
Écrire une bonne chanson, ça prend du temps. Il n’y a pas de secret.

Cet album avec Kramer sera-t-il assez produit ?
J’aime beaucoup le travail de Kramer. C’est lui déjà qui a enregistré 1990, un de mes albums favoris. Pour le moment, on parle de rajouter des cordes sur certaines de mes chansons, et d’autres guitares.

Toi, tu préfères quand c’est produit ou au contraire quand c’est dépouillé ?
Ça dépend. Quand j’écris, je suis seul au piano.

Tu te souviens quand tu as commencé à écouter de la musique ?
Oui. Et alors ?

Était-ce grâce à la radio, par l’intermédiaire d’amis...
Le restaurant est ouvert ? C’est un restaurant ici ?

Je crois qu’ils servent à partir de 19 heures, ce qui nous laisse encore 15 minutes à attendre. Tu te souviens des premiers disques qui t’aient vraiment marqués ?
Oui.

De quels disques s’agissait-il ?
Des disques des Beatles. J’avais commencé à écrire avant eux, mais ça a été déterminant.

Avec lequel as-tu débuté ?
En fait, j’ai commencé par les disques de Paul Mc Cartney. Je n’avais aucune idée de qui il était. Je me souviens très bien être allé dans un magasin de disques, je devais avoir 13 ans, et avoir découvert les disques de l’ancien groupe de Paul Mc Cartney (rires). Je me demandais bien ce qu’ils valaient. Après ça, je n’ai plus pu m’en passer.

Que penses-tu de sa carrière solo et de celle de Lennon ? Tu les préfères aux Beatles ?
J’aime tout ce qu’ils ont fait. Vous avez encore beaucoup de questions ?

Ça dépend. Si tu en as marre, on arrête.
Ok. Merci à vous.

Suit une brève séance de signatures. J’ai apporté le 10’’ de Respect afin qu’il le signe. Il prend l’objet dans ses mains, le retourne, et reste bloqué sur l’arrière de la pochette. Il se passe peut-être une minute sans décoller les yeux du disque. Puis, sans un mot, s’applique à écrire son nom au recto. Je lui tends également mon exemplaire de Hi, how Are You : The Definitive Daniel Johntson Handbook, et j’ai à peine le temps de lui épeler mon prénom que lui s’est déjà emparé du marqueur pour dessiner avec beaucoup d’application une de ses petits créatures. Il inscrit également "Good Luck" et me le rend. Une dernière poignée de mains, et Daniel part rejoindre un groupe d’amis.

Lente redescente. Nous venons de rencontrer Daniel Johnston. Nous lui avons parlé en tête à tête. Aurions-nous dû aborder avec lui des sujets plus personnels ? Pouvait-on librement s’entretenir avec lui du petit vélo qui tourne dans sa tête et qui lui a fait commettre par le passé quelques tours pendables (défenestration de voisinage, tentative de détournement d’avion...)  ? Pouvions-nous lui glisser un mot au sujet de Laurie, son amour impossible ? Et risquer, sur la pointe des pieds, de piétiner les plates bandes de son jardin secret ? Ne s’est-il jamais remis d’avoir pris des acides avec Caroline ou est-ce son passage chez Mac Do qui l’a définitivement achevé ? Et Rocky Erickson, comment va-t-il ? Et Satan dans tout ça ? Le bref entretien que Daniel nous a accordé sera resté très superficiel. Aurait-il pu en être autrement si nous l’avions plus préparé ? Daniel ne se serait-il pas retranché derrière des réponses elliptiques et des tonnes de " What do you mean "  ? Quoi qu’il en soit, Daniel Johnston est bel et bien vivant et en bonne santé. Il allait, plus tard dans la soirée, nous montrer qu’il n’a rien perdu de son talent.

Il est tout juste 22 heures quand Daniel Johnston, sous une tonne d’applaudissement, fait son entrée sur la scène de la Maroquinerie. Rarement concert aussi confidentiel (un tractage, quelques lignes dans la presse, et surtout un bouche-à-oreille jamais vu) aura rameuté autant de fans. Toute l’après-midi, la salle recevra des demandes de places qu’elle ne pourra satisfaire : depuis 5 jours, la billetterie est close. Guitare en bandoulière, Danny salue son public de la main. Près du micro, il a demandé à ce qu’un seau d’eau glacée soit disposé sur une chaise. Il en boit de grandes rasades entre les morceaux et s’asperge au passage. Il est couru d’avance qu’il ne jouera pas longtemps : la veille, à Bruxelles, sa prestation a duré une vingtaine de minutes. Mais des minutes pendant lesquelles il tient à donner le meilleur de lui-même. Daniel Johnston est très concentré et s’applique, aussi bien au niveau du chant que de l’accompagnement, comme si, pour excuser la brièveté de ces moments, il ne pouvait pas se permettre un seul impair. Seul à la guitare folk, il interprète, entre autres, The Spook, Love Will See You Through, Silly Love, Bloody Rainbow... De manière à offrir des versions les plus fidèles possibles, il a consigné dans un petit cahier soutenu par un pupitre chacun de ses textes. Et s’excuse, au bout de dix morceaux, d’avoir déjà fait le tour dudit cahier. Il s’éclipse une première fois, puis revient pour un seul rappel, a cappella, pendant lequel on entend les mouches voler dans la salle. Lui est au sommet de sa concentration : les premiers rangs peuvent le voir trembler. Il tire sa révérence une seconde fois pour ne plus revenir. Le public, abasourdi, quitte la salle après l’avoir une nouvelle fois rappelé : beaucoup ont encore la gorge nouée. C’est l’effet Danny, effet garanti.

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propos recueillis par Philippe Dumez et Wilfried Paris © les auteurs & 6 Pieds sous terre éditions, 2001 | Photos © Philippe Dumez