Un poulpe dans la tête Auteur l’an dernier d’un remarqué Des méduses plein la tête (Casterman), polar déglingué écrit à quatre mains avec l’écrivain Patrick Pécherot, Jeff Pourquié vient de livrer sur les étals un Poulpe tout frais, version à cases de La bande décimée de Jean-Luc Cochet où l’on voit notre céphalopode sur la piste d’un tueur de dessinateurs. L’occasion d’arpenter avec cet auteur polymorphe et tentaculaire (bande dessinée, jazz manouche, scénographie…), la douloureuse friche de l’adaptation/interprétation d’un roman et des rapports entre le savon (l’écrit) et les bulles (euh… le reste). |
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Jeff Pourquié |
Jade
: Entre l’écriture d’un premier album avec l’auteur de polar
Patrick Pécherot et l’adaptation du Poulpe en bande dessinée,
ton rapport à l’oeuvre et ta méthode de travail ont-elles
été similaires ? Quel
genre de confrontations pose l’adaptation d’une œuvre littéraire
en bande dessinée ? Il y a le terme "adapter",
justement. Ça peut-être le truc casse-gueule. Des questions
défilent à ce propos : pourquoi "re-raconter"
avec un média différent ? Ne risque-t-on pas une bande-dessinée-sous-genre-de-la-littérature,
etc ?… Ces questions, je ne me les suis pas posées finalement,
je n’en ai pas eu le temps. L’univers du Poulpe faisait déjà
partie de mon panorama et, de fait, il y a eu un phénomène
d’appropriation qui gomme justement l’idée d’adaptation. Je
n’aurais sans doute pas la même réaction si on me demandait
d’adapter La chartreuse de Parme. Mais il s’agit d’un polar, c’est-à-dire
quelque chose en prise directe avec un quotidien contemporain, quelque
chose aussi finalement assez proche de la bande dessinée. En
plus, il s’agit -déjà- d’un mythe, le Poulpe, qui dépasse
le cadre d’un seul roman. Alors la difficulté c’est peut-être
plus de se trouver un ton personnel qui soit en correspondance -c’est-à-dire
où l’on retrouve une ambiance, un état d’esprit- mais
pas nécessairement en coïncidence avec les péripéties
du roman.Cela dit, je suppose qu’il y a certaines choses qui relèvent
de spécificités littéraires. Dans Des méduses
plein la tête, l’aspect le plus visible, c’est cette voix
off qui correspondrait à toute l’introspection dont sont capables
les personnages de roman, mais que l’on a essayé de traiter
en décalage avec l’image, dans un but humoristique. Cette voix
off apporte un côté polar des années 50 qui pourrait
être une sorte d’hommage. La littérature apporte aussi
une chronologie complexe, une structure subtile, qu’il ne me paraît
pas toujours évident de respecter. La bande dessinée
est le genre mixte par excellence, "multimédia" avant
la lettre, s’accommodant très bien des apports artistiques
extérieurs, qu’il s’agisse de littérature, d’architecture
ou de cuisine. Le seul fait de mettre en cases des petits dessins
("aligner des cases merdeuses", comme le dit un des personnages
de La bande décimée) est déjà une
expression forte. Et puis, il y a une approche littéraire de
la Bande dessinée. Les exemples de réussites magnifiques
ne manquent d’ailleurs pas : de Tardi à Rabaté pour
les adaptations, en passant par les techniques oulipiennes de Trondheim...
Et je ne parle même pas du Péplum de Blutch. Mais
là on est sur la planète Mars. Moi je reste un poor
lonesome banlieusard.
Pourquoi ton choix s’est-il porté sur le Poulpe de Jean-Luc
Cochet ?
Choix difficile sur les plus de 150 romans de la série. J’ai
d’une part choisi "en creux", par éliminations successives.
Comme j’aime bien alimenter mon dessin d’emprunts au réel,
sous forme photographique, de croquis ou de souvenirs d’ambiances,
et vu le temps de réalisation très court que j’avais
(2/3 mois), j’ai donc éliminé les Poulpes "exotiques".
J’ai hésité un moment entre l’ambiance métropole
suintante ou campagne hystérique, j’ai demandé conseil
à droite à gauche (merci Patrick Pécherot, merci
l’Ours polar). Bref, il m’en restait cinq ou six. Certains
se prêtaient moins bien à une adaptation, leur intérêt
étant plus dans leur style ou les dialogues. J’ai longtemps
été tenté par le Poulpe marseillais de Philippe
Carrese, Allons au fond de l’apathie. La bande décimée
me plaisait mais me paraissait complexe. C’est en travaillant dessus
que j’ai réalisé à quel point il me correspondait
bien. Un espace narratif un peu labyrinthique, des choses qui se répondent
aux quatre coins du roman, un hommage à la bande dessinée
dans sa diversité, du drôlatique, un côté
road-movie, quelque chose d’assez proche finalement de la trame de
mon premier album. J’ai dû hélas, dans des spasmes de
douleur, faire quelques coupes. Je n’ai pas hésité à
modifier des trucs, tout en essayant de rendre compte de cette richesse
en mêlant des approches bédé différentes,
des clins d’oeil à la SF, à l’humour, etc... Organiser le chaos, c’est du boulot L’écrit
te semble-t-il être une matrice indispensable d’où tout
doit naître, ou la Bande dessinée sait-elle garder ses
spécificités ?
En fait, je me sens plutôt dans la position d’un graphiste qui
aime bien bouquiner. Quand je tente, dans une sorte de délire
inconscient et béat, de scénariser sous forme écrite,
inévitablement, je dérive illico vers des petits graffitis,
et du coup je mets beaucoup de temps à construire une histoire.
Organiser le chaos, c’est du boulot. Faire appel à des gens
dont c’est le métier, ça m’évite ce genre de
passage à vide intersidéral et, en plus, c’est surprenant,
intéressant. A partir de ce moment-là, je ne ressens
pas l’écrit comme une entrave, plutôt comme un déclencheur.
En fait, ma préoccupation, c’est avant tout l’aspect plastique
confronté à une volonté narrative. Ceci dit,
je n’exclus pas de travailler seul à base d’écrit ou
non. Il m’est arrivé de réaliser des planches sans scénario
préalable ou de pondre directement un story-board. Partir de
l’oral, genre enquête auprès des gens de mon quartier,
je n’écarte pas a priori non plus. (1) Patrick Pécherot a notamment publié Tiruaî (Série Noire/Gallimard, 1996), polar juste et efficace sur les essais nucléaires à Tahiti.(2)Outre ses activités d’écrivain (il vient de commettre un Macno toujours chez l’éditeur Baleine), Jean-Luc Cochet est surtout connu pour son parcours de scénariste, notamment pour Florence Cestac (Cauchemar matinal et Mystère à Saint Ambroise)(3)Alain Garrigue est l’auteur du Poulpe Le saint des seins (6 Pieds sous terre, 2000) écrit par Guillaume Nicloux |
Entretien paru dans Jade 21 © Jacob Kreutzfeld & 6 Pieds Sous Terre, 2000. Photo © Claire Loupiac |