Il a de quoi être un peu énervé, Howe Gelb : il suffit que la section rythmique de son groupe, les impeccables Joey Burns et John Convertino, se prenne d'enregistrer des disques pour remporter un succès supérieur à celui qu'il n'a jamais connu. Et si la renommée de Calexico nous permet aujourd'hui de redécouvrir Giant Sand, prenons le temps de découvrir son leader : un authentique passionné, pour qui la musique ressemble à un sacerdoce. Chemise de bûcheron, mais cœur de pasteur. le géant de papier |
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Giant sand |
Howe Gelb : Mon premier contact avec la musique s’est fait par le biais de la radio. Mes parents, contrairement à ceux de John Convertino et Joey Burns (respectivement batteur et bassiste de Giant Sand, mais plus connus sous le nom de Calexico - ndlr), n’étaient pas du tout musiciens. Je vivais dans une toute petite ville de Pennsylvanie, et je n'avais pas un grand choix de disques sur place. Je les achetais par correspondance via le Columbia House Record Club. Je me souviens de l’excitation que je ressentais en les recevant par la poste. Les déballer, les sentir entre mes mains... Jade : Selon quels critères les choisissais-tu ? La plupart du temps, c’était en fonction de la pochette. Pour moi, c’est d’ailleurs à ça que sert une pochette : à donner envie aux auditeurs de découvrir ce qu’il y a à l’intérieur. Qu’écoutais-tu ? Du rock. J’avais 14-15 ans, je commençais à fumer de l’herbe... Les premiers Neil Young m’avaient fait une forte impression. Everybody Knows This Is Nowhere, et en particulier ce long passage instrumental pendant Cowgirl in the Sand... Je crois qu’avant celui-ci, Four Way Street de Crosby, Stills, Nash & Young m’avait beaucoup marqué. Les deux improvisations pendant Southern Man et Carry On où Neil Young et Steven Stills se répondent, ce véritable dialogue entre les guitares... Ce ne sont pas deux solos, ça a plus à voir avec le jazz : quelque chose de pur, sans esprit de compétition. Et je ne crois pas que, depuis ce disque, quelqu’un ait réussi à faire de même avec autant de brio. Peut-être le premier album de Television. Oui, bonne réponse. Tu marques un point. Quand as-tu commencé à jouer de la musique ? Bien après. Je n’ai pas une bonne oreille, et j’ai beaucoup de mal à apprendre un morceau. C’est la raison qui m’a conduit à composer ma propre musique : parce que quand je jouais les morceaux des autres, personne ne les reconnaissait, et du coup personne ne voulait jouer avec moi. Alors j’ai dû me mettre à mon compte. C’est plus la musique qui t’attirait que l’écriture ? Oui. Ecrire des chansons, c’est devenu une excuse pour jouer de la musique. Quand as-tu quitté la Pennsylvanie pour l’Arizona ? A cause de la grande inondation en 1972. J’avais 14 ans. J’ai toujours connu mes parents divorcés et je rendais visite à mon père à Tucson pendant l’été. A force d’y traîner, j’ai fini par rencontrer une fille sur place et venir m’y installer. Tu as pu vivre tôt de ta musique ? Non, j’ai dû attendre l’âge de 40 ans... et même aujourd’hui, je ne peux pas vraiment dire que je vis grâce à ma musique. Je me retrouve sans un sou en poche une fois par an. J’ai toujours vécu de petits boulots. A Tucson, je n’ai pas besoin de travailler vu que la vie est très bon marché. Le loyer est très bas, surtout si tu le partages avec des colocataires. Giant Sand joue deux fois par mois et l’argent que cela rapporte me suffit. Même si ça ne représente pas énormément d’argent, ça va. La bouffe mexicaine est essentiellement composée de haricots, et il n’y a rien de plus économique que les haricots (rires). Je n’ai quitté qu’une fois Tucson, c’était pour suivre Giant Sand à New York. C’était en 1981, et nous y sommes restés une année. De la folie. On avait trouvé un endroit pas trop cher dans un quartier très mal famé où les taxis refusaient d’aller. Mais cette année a fait de nous de bons musiciens, car c’était la chose la plus importante quand nous étions sur place : jouer, pour gagner de l’argent. On avait tous des boulots à côté. Je travaillais dans une galerie d’Art, j’emballais des vieux pots indiens que j’expédiais ensuite par la poste. Une activité qui nécessite beaucoup d’attention et de concentration. Au bout d’un an, nous avons craqué et nous sommes rentrés à Tucson. Beaucoup de musiciens ont joué au sein de Giant Sand. Comment les choisis-tu ? Le plus important pour moi, c’est de jouer entre amis. Quand tu vas dîner dans un restaurant, tu peux facilement apprécier si la nourriture a été préparée avec amour. Car si ce n’est pas le cas, tu vas avoir mal au ventre en sortant. Je crois que cette règle s’applique aussi à la musique. Quand je travaille sur de nouveaux morceaux, je sais qu’ils vont être meilleurs s’ils sont conçus avec amour. On ne peut pas tromper l’auditeur là-dessus : il est le premier à s’en rendre compte. Tu enregistres depuis plus de 15 ans, et cela bien avant qu’on commence à parler de rock indépendant ou de renouveau du folk. Quel jugement portes-tu sur ces mouvements musicaux ? Je crois que j’ai de la chance d’avoir commencé aussi tôt. En fait, tu ne te rends vraiment compte de ce qui se produit que bien après, avec le recul. C’est bien après les années 70 par exemple qu’on a eu une idée précise de ce qu’elles avaient été. C’est sûr que quand tu revois la mode de l’époque, ça prête plutôt à rire : les pantalons à patte d’eph, les chaussures à semelle compensée... Splendide (rires). Sur le moment, tout le monde trouvait ça normal. Dans le feu de l’action, tu ne te rends compte de rien. J’en ai encore la preuve aujourd’hui : on ne cesse de me dire que mon dernier album est le plus cohérent que j’ai enregistré, alors que c’est rigoureusement impossible. Pourtant j’ai moi aussi cette impression. Non. Si nous étions dans les années 70, tu aurais des chaussures à semelle compensée, moi une perruque afro et personne ne trouverait que mon album est cohérent. Mais le monde a beaucoup changé, y compris très récemment, et assez pour que tu penses que Giant Sand n’est plus le même. Trois producteurs dans trois villes différentes ont travaillé pendant un an et demi sur Chore of Enchantment. Comment veux-tu qu’il soit cohérent après ça ? Si tu continues à me soutenir le contraire, c’est parce que ta définition du mot " cohérent " a évolué comme le monde a évolué. Si Giant Sand avait sorti ce disque dans les années 80, tout le monde l’aurait trouvé aussi hétéroclite que ce que nous faisions à l’époque. Nous avons toujours fait ce que nous faisons aujourd’hui parce que c’est la musique qui nous correspond le plus, celle qui nous ressemble. Il n’y a aucune intention préméditée là-dedans : juste de l’honnêteté et du naturel. Le hasard veut qu'aujourd’hui, nous soyons rattachés à une certaine scène communément désignée par le terme " alternative country ", mais c’est juste un concours de circonstances. C’est étrange que des groupes comme Palace ou Smog aient été aussi remarqués alors que Giant Sand a fait référence bien avant eux au folk et à la country, et ce sans grand soutien médiatique. Dès que tu corresponds à un genre musical particulier, à mon avis, tu es foutu. Parce que les modes vont et viennent. Mais si tu joues une musique sur laquelle on ne peut pas coller d’étiquette et que tu persévères dans cette voie, alors tu as une chance qu’elle devienne intemporelle. Je ne crois pas que nous soyons des pionniers ou que nous ayons quelque chose de plus que les autres. Si tu voyais la façon dont on travaille, je peux te dire qu’il n’y a pas de génie là-dessous. C’est juste une façon de faire différente des autres. Beaucoup de choses qui sont devenues respectables l’étaient déjà avant : elles ne le sont pas devenues comme par enchantement. Quand j’étais jeune dans les années 70, je rêvais d’un monde où on pourrait aller manger dans un restaurant très chic avec juste une vieille chemise en flanelle sur le dos. Et mes parents me soutenaient que ça ne serait jamais comme ça. Pas plus que quelqu’un en jeans ne serait admis dans ce genre d’endroit. Mais regarde aujourd’hui : tu trouves des jeans à plus de 100 $, Nirvana est devenu millionnaire, et je peux aller manger dans un grand restaurant avec une chemise en flanelle et un vieux jeans et mériter la même attention que n’importe quel autre client. C’est un signe des temps. Par beaucoup d’aspects, le monde dans lequel nous vivons est plus accueillant que celui des années 70. Je suis content que les choses aient changé. Mais dans les années 80, c’était beaucoup plus amusant de faire la musique que nous faisions parce que nous étions pratiquement les seuls. Il y avait tellement de groupes de merde ! Il fallait vraiment que tu joues toi-même la musique que tu avais envie d’entendre parce que tu ne pouvais pas la trouver dans les bacs. Je voulais que les guitares jouent en dessous d’un certain volume, que la batterie ne soit pas trop en avant, qu’il n’y ait pas d’effets sur la voix. Je voulais privilégier les instruments anciens parce que je détestais le son des guitares Fender et des amplis Marshall. Si je commençais aujourd’hui, je ne serais pas aussi motivé que je l’ai été parce que le choix s’est considérablement étendu. Il y a vraiment beaucoup de bons groupes. Parfois, j’ai peur que ça entame mon inspiration. Je ne ressens plus la même nécessité qu’avant. Je reste très étonné qu’autant de gens reconnaissent Giant Sand. Ce que j’aime en vieillissant, c’est que les choses deviennent plus faciles. Et heureusement, parce qu’en contrepartie, tu as moins de temps devant toi et d’énergie à fournir. Penses-tu qu’il existe un lien très fort entre ta musique et l’endroit où tu vis, l’Arizona ? Je n’ai jamais revendiqué cette influence. J’ai toujours craint qu’il y ait une sorte de danger à dire clairement que notre musique est influencée par le désert qui nous entoure. Ca ne m’a jamais semblé être une bonne idée. Plus qu’au désert, je pensais à une certaine qualité de vie, une certaine décontraction. Le temps dure plus longtemps en Arizona. Quand on parle de " Tucson Time ", ce n’est pas pour rien. A mon sujet, on parle même de " Howe Time" (rires). Je suis en effet fâché avec les montres, je n’ai jamais compris comment ça marchait. Quand ça doit arriver, je le sais, et ce n’est pas une question d’heure. Tu poses tes bagages là où tu te sens le mieux. Moi, c’est l’Arizona. Et ce que j’exprime par ce choix, je l’exprime aussi dans ma musique. Ce qui est drôle, c’est que pendant des années j’ai insisté dans les interviews pour qu’on ne mêle pas le désert à notre musique et qu’on le laisse en paix. Et la première chose que Joey et John ont faite quand ils ont commencé Calexico, c’est d’exploiter cette image, de revendiquer pleinement l’Arizona, le Mexique. Quelle ironie du sort ! En préparant cette rencontre, je faisais la liste des noms différents sous lesquels tu as enregistré : Giant Sand, OP8, Howe Gelb, The Band of Blacky Ranchette... J’en oublie ? Non, je ne crois pas. Je ne cesse de multiplier les projets, mais à la fin ça prête à confusion. Une blague que j’aurais bien aimé faire, c’est de garder le même titre d’album d’année en année mais de changer le nom du groupe à chaque fois. Ca aurait été drôle. Mais déjà d’avoir Giant Sand et The Band of Blacky Ranchette, c’était trop pour moi. Je sentais bien que les gens étaient complètement perdus. Chronologiquement, j’ai d’abord sorti le premier album de The Band of Blacky Ranchette puis Valley of Rain de Giant Sand. Le Blacky Ranchette et le Giant Sand suivant sont sortis en même temps, ce qui a fini de brouiller les cartes. Le troisième album de Giant Sand, Storm, aurait très bien pu être publié sous le nom de Band of Blacky Ranchette. Pour clarifier la situation, j’ai décidé de l'abandonner pour ne plus sortir de disques que sous une seule et même étiquette : Giant Sand. Pourtant je crois que tu as déjà un nouvel album solo sous le coude... Oui, et même deux. Un qui s’appelle "Confluence", et un autre entièrement au piano que j’ai enregistré dans le même esprit que ceux que j’écoute en voiture ou pour m’endormir. Ils sont prêts à sortir. Sur lequel figure le morceau que tu as écrit sur Françoiz Breut ? Sur le prochain Giant Sand. Il est également terminé (il a même paru sous le nom Official Bootleg Series Volume 2 : The Rock Opera Years - ndlr). Du temps où nous étions signés sur V2, j’étais très frustré de ne pas pouvoir sortir autant d’albums que je le voulais. Mais je ne regrette pas du tout cette expérience : les deux albums que j’ai enregistrés avec leur argent sont ceux dont je suis le plus content au niveau du son. Que s’est-il passé avec V2 ? Pour quelles raisons se sont-ils séparés de Giant Sand ? Quand V2 nous a mis à la porte, nous avons été dédommagés étant donné que c’était eux qui rompaient le contrat. J’ai donc touché une seconde fois de l’argent grâce à ce disque pour lequel j'avais déjà perçu une avance. Nous voulions aussi récupérer le droit de publier l'album ailleurs, et V2 était d’accord. Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais préféré qu’ils le gardent, quitte à ce qu’ils ne le sortent pas. J’avais passé un an et demi sur Chore of Enchantment, ce qui est beaucoup plus long que le temps que je passe d’habitude sur un disque, et pour moi il était achevé et hors de question que je passe une minute de plus dessus. C’était une période très dure, entre Rainer Ptacek (ancien guitariste de Giant Sand et figure culte de Tucson - ndr) qui était mourant, John et Joey qui étaient sur les routes avec Calexico et moi qui restais dans mon coin à me poser des questions... Quand j’ai achevé cet album, je me suis vraiment senti soulagé, un peu comme être finalement arrivé au sommet d’une montagne après des journées d’efforts intenses. J’avais envie de passer à quelque chose d’autre plutôt que de traîner plus longtemps. Il se trouve que les gens de V2 avaient déjà fait fabriquer des exemplaires promotionnels de Chore of Enchantment avant de décider que finalement, ils n’allaient pas le sortir. Comme ils n’en avaient pas usage, ils nous les ont tous donnés. Près de 1000 exemplaires. Je ne savais pas quoi en faire à part des dessous de verre. Je ne savais pas si cet album allait être bien reçu ou pas, et pire : je m’en foutais. Nous venions de lancer notre site internet (www.giantsand.com), et nous avons décidé que l’album serait au moins disponible par ce biais. A l’époque, je n’avais plus un sou en poche. J’avais passé tellement de temps sur l'enregistrement que toute mon avance y était passée. Les gens qui voulaient se procurer le disque nous envoyaient leur règlement par la poste, et cette rentrée d’argent inattendue a été comme une bénédiction. Elle m’a sauvé d’un très mauvais pas. Quand ils Chore of Enchantment, je demandais aux gens de me dire en retour ce qu’ils pensaient du disque, honnêtement, afin que je puisse me faire une idée. Leurs retours ont été très encourageants et c’est suite à ces réactions que j’ai décidé de lui consacrer encore un peu de temps pour qu’il trouve une maison de disques. J’étais tellement loin du milieu indépendant depuis que nous avions signé sur V2 que je ne savais même plus à qui l’envoyer. J’en ai fait parvenir quelques-uns à Bettina Richards de Thrill Jockey, et c’est finalement grâce à elle qu’il existe aujourd’hui. Mais cet album aurait pu sortir il y a pratiquement un an (c'est-à-dire en 1999 - ndr), soit un an avant celui de Calexico. Nous l’avions prévu de telle sorte que nos deux albums ne se chevauchent pas. Maintenant, on en vient presque à se concurrencer. Là encore, quelle ironie du sort ! Chore of Enchantment (Thrill Jockey/PIAS) |
Entretien paru dans Jade 20 © Philippe Dumez & 6 Pieds Sous Terre, 2000. Photo © Philippe Dumez |