Les images d’Alex Barbier nous invitent à scruter le trou de la serrure. Dans la lueur suspendue, les corps se disloquent, relevant leur éphémère nature. Apparues dans les pages de la revue Charlie vers la fin des années 70, les planches en couleurs directes d’Alex Barbier ont tout de suite fait tache. Sa poésie brute ouvrait une brèche dans la Bande dessinée alors en pleine mutation. Il faudra pourtant attendre le début des années 90 pour que son travail soit redécouvert. Une exposition de ses peintures a lieu au Centre National de la Bande Dessinée, suivie par l’édition de deux récits aux éditions Delcourt, Les paysages de la nuit et Comme un poulet sans tête. Il est publié par la suite dans la revue frigoBox du collectif Fréon, qui sortira le recueil De la chose et l’album Lettres au maire de V.

Le voyeur

Alex Barbier


Jade : Alex Barbier, où en êtes vous actuellement ?
Alex Barbier : Je suis en train de travailler sur mon nouveau livre. Après l’histoire du loup-garou, ce sera une histoire de vampire. Je sais déjà le titre : Autoportrait du vampire d’en face. Il y a encore du boulot, mais c’est déjà bien entamé.

Lycaons
et Le Dieu du 12, vos premiers albums publiés par Charlie Mensuel dans les années 70 sont aujourd’hui introuvables…
Ils sont introuvables mais à mon avis ils vont être réédités. On m’en a déjà parlé mais la personne qui m’en a parlé, je n’ai pas trop envie de le faire avec lui… C’est une filiale d’Hachette qui m’en a parlé, alors ça ne m’intéresse pas énormément, je préfère travailler avec les gars de Frigo, qui sont intéressés…


Vous avez commencé à publier dans Charlie, ensuite on n’a plus rien vu pendant une assez longue période. Qu’est ce qu’il s’est passé ?
Il s’est passé que je ne trouvais plus d’éditeur. J’étais à Charlie et, évidemment, Charlie c’était un groupe assez particulier. C’était le Professeur Choron le directeur, Wolinski le rédacteur en chef, etc. C’est bien évident que quand on travaille avec une équipe pareille, ce qu’il faut c’est y rentrer. Si on est accepté ce n’est pas difficile, on fait ce qu’on veut après. On ne vous demande rien, on a carte blanche. La censure était impensable. Mais il se trouve qu’ils ont du vendre dans un premier temps à Albin Michel, dans un deuxième à Dargaud et que les conditions de vie dans ces maisons d’éditions ne sont pas les mêmes. Barbier, il y avait quelque chose qui ne leur plaisait pas là-dedans, je ne sais pas exactement, trop sale. Pas assez clair, si je puis me permettre, et je pense à la ligne claire. Et puis ils ne comprenaient rien du tout au sujets abordés.  A l’époque, c’était les années Mitterrand qui commençaient, il fallait être superficiel. Ne surtout pas faire dans le, je ne sais pas comment dire, dans le réalisme, voilà. Donc je n’ai plus trouvé d’éditeur pendant une bonne dizaine d’année. Comme j’avais des bandes dessinées déjà en train de se faire, Comme un poulet sans tête par exemple, et même  Les paysages de la nuit, déjà fait en grande partie. J’ai continué et puis je les ai remis dans mon tiroir après avoir fait une espèce de tournée des éditeurs de l’époque. Ça n’intéressait personne. Il y avait toujours soit trop de pages, soit pas assez... Donc je me suis dis : tu vas essayer de faire autre chose, tu vas faire de la peinture, parce que la peinture ça m’a toujours intéressé aussi. Comme j’avais pas mal de relations dues à la bande dessinée, j’ai trouvé tout de suite un galeriste, j’ai fait très vite une première expo à Paris, qui était quand même encore assez marquée par la bande dessinée. Ça a marché tout de suite très très fort. J’ai profité du carnet d’adresse de Wolinski, également, ce genre de choses dont il faut tenir compte. Et c’est comme ça. Je n’avais pas abandonné l’idée de faire de la bande dessinée, ça m’intéressait toujours. C’est pour moi essentiel. C’est la chose qui m’intéresse le plus.

Avec vos peintures on dirait que vous vous éloignez de plus en plus de la bande dessinée…
Mes livres sont de la bande dessinée. On ne peut pas faire plus bande dessinée. Ce n’est pas de la peinture déguisée en bande dessinée. C’est de la bande dessinée, mais évidemment elle ne ressemble pas à certaines autres bandes dessinées, ça on est d’accord. Mais c’est parce que c’est mon style à moi, qui est particulier, c’est tout. Pour le reste c’est de la bande dessinée, c’est à dire, c’est une alliance curieuse entre du graphisme, du dessin et puis du texte. Je raconte quelque chose, même si ce que je raconte est un peu bizarre, ça parle. Quand je fais de la peinture ce n’est pas du tout la même chose. Il n’y a pas de succession, ça raconte aussi mais pas de la même manière. Moi, j’ai besoin de raconter certaines choses, d’une certaine manière.

Est-ce que l’on peut revenir sur les années 80 ? Comment avez-vous vécu cette période ? Assez mal. D’abord, j’étais dégoûté par l’ambiance branchée. Il n’y avait plus Charlie Mensuel mais il y avait le retour de l’Echo des savanes mais manière branchée, des pages entières pour parler d’une pub. Une telle vanité des choses… Ensuite il y a Bizot qui a relancé Actuel, alors c’était une espèce de catalogue de mode, des néo machins trucmuche, bon des conneries. J’étais écœuré par cette période. Ecœuré surtout parce que je n’avais plus ma place là dedans. Alors, on a beau savoir que la place reviendra, il y a quand même des moments difficiles à passer parfois. C’était une réelle traversée du désert.

Les années 70 avaient été une période plus libre ? Plus ouverte ? Oui, c’était bien, on expérimentait des tas de choses, dans tous les domaines, artistiques ou non, privé… C’était bien, c’était rigolo. On s’amusait bien. Mais ce n’était pas non plus une période si libre qu’on veut bien le croire maintenant. C’était l’époque des ayatolismes en tout genre. L’époque des "ismes " en tout genre d’ailleurs. Et puis après il y a eu l’invention de la superficialité. La superficialité, bon, on peut aimer un temps… Et puis je n’avais plus ma place avec ça parce que mon travail n’était pas assez superficiel. D’ailleurs ils ne s’y sont pas trompés les messieurs qui tenaient les maisons d’édition, ils étaient bien d’accord. Ils n’en voulaient pas. Donc, difficile comme période.

Comment voyez-vous la période actuelle ? Je la trouve bien plus intéressante.

N’y a-t-il pas une sorte de gueule de bois en même temps ?
Sur quel plan : artistique ? Ou non artistique ?

Non, moral. Je n’y crois pas tellement à ça. Une gueule de bois ? Je ne vois pas ce que tu veux dire exactement. Tu veux dire : on entend tout le temps pleurnicher dans tous les coins ? Ça oui, ça pleurniche beaucoup. Tu vois, par exemple j’habite à Saint-Claude en ce moment et je rencontre beaucoup de petits prolos, de gens qui travaillent dans les usines, tout ça, ils sont simples et ils me disent, et ils savent de quoi ils parlent, parce qu’ils sont sur le marché du travail, ce n’est pas des artistes, eux, ils ne sont pas invités au festival machin truc pour boire des coups gratuits. Ils me disent : " un mec qui veut trouver du travail à Saint Clou, il en trouve ", par exemple. C’est curieux, ça ne correspond pas au discours ambiant officiel, j’ai envie de dire. Le discours ambiant pleurnichard, donc je me méfie un peu de ça. Mais en ce moment je trouve que c’est très intéressant, sur le plan artistique, notamment dans le domaine qui m’intéresse, il se passe des choses comparables à ce qu’il se passait dans les années soixante-dix, en ce moment. C’est à dire que les nouvelles petites maisons d’éditions, ceux qui ne veulent pas marcher dans le trafic des gros, c’est intéressant. Parce qu’un art qui se permet de s’appeler une "avant garde ", c’est toujours un art qui est en marche, ce n’est pas un art qui stagne. Alors là on n’est pas dans l’art contemporain, ce qu’on appelle comme ça. J’ai horreur de ça. Je peux dire que je connais. Non, je n’aime pas, je trouve que c’est de la supercherie. Il serait temps maintenant de la dire. Fini les discours futiles. Aux chiottes, Buren ! Avec ses rayures… Assez.

C’est étonnant que votre travail réapparaisse au moment où de nouvelles expériences sont tentées dans la bande dessinée. Les expériences actuelles m’intéressent. Beaucoup. Ce n’est pas un hasard si je suis avec eux. Ce que je faisais était bien trop en avance. Ça avait quinze ans d’avance sur ce que la société ou l’état de la bande dessinée était capable d’accepter. Et puis quinze ans plus tard il s’est trouvé que c’était déjà un peu plus convenable, c’était plus acceptable, voilà - je savais d’ailleurs, je ne me suis jamais fait de soucis excessifs.

Quels sont vos liens avec Fréon ?
Quand je suis revenu sur le devant de la scène, j’ai eu une grande exposition au CNBDI d’Angoulême et je les ai rencontrés là. La première fois ça n’a été qu’une rencontre comme ça mais qui m’a fortement intéressé, parce qu’ils m’ont montré toutes leurs productions et j’ai trouvé ça pointu. A l’époque, j’étais chez Delcourt… Et puis après Delcourt n’a pas su comment manipuler De la chose, le recueil de peinture qui était paru chez des Japonais.

Qu’est ce qui vous intéresse spécifiquement dans le médium bande dessinée ?
Pour tout dire, je trouve que la bande dessinée est la forme d’expression artistique la plus intéressante. Là il y a de la spéculation. Là il y a des choses nouvelles. C’est excitant comme tout. Ça s’alimente de littérature, ça s’alimente de peinture, de tout ce qui existe. Il y a des jeunes qui ont envie de faire des choses, de renverser les vieux d’avant. Tandis que la peinture n’existe plus. Il n’y a plus que des gens qui déversent des sacs de gravier sur la moquette dans les galeries. Il n’y a plus de peinture ! La bande dessinée est un art neuf. Le cinéma c’est empêtré dans des histoires d’argent. C’est ce qui est insurmontable : on ne commence pas par tourner un film ou écrire un scénario, on commence par chercher de l’argent pendant deux ans. Tandis que là, même si on ne trouve pas d’éditeur on peut quand même la faire sa bande dessinée, pour soi. C’est ce que j’ai fait pendant dix ans. J’ai fait les choses pour moi.

En même temps même s’il y a un renouveau, ce sont des structures extrêmement précaires économiquement, avec des petits tirages. Oui. C’est tout petit mais c’est intéressant. Je ne suis pas sûr que ce soit précaire, parce que je les vois partout un peu, ils font des beaux livres, parce que c’est des beaux livres qu’ils me font là, c’est pas du caca, donc ils arrivent bien à trouver l’argent. Et puis ils en vendent, parce que j’en vends, je le vois bien. Ce sont des petits tirages mais ça ferait pâlir d’envie n’importe quel écrivain merdique qui est là. C’est facile à dire, mais moi je vends à 2500, il y a beaucoup d’écrivains qui aimeraient vendre autant. Et moi mes livres sont chers. Alors, on sait que c’est le seul secteur de l’édition qui monte, alors que les autres baissent. C’est réellement un secteur en pointe en ce moment.

Alex Barbier (Complément)


Alex Barbier :
Je ne suis plus le patron du bar. Je l’ai eu pendant 9 ans mais je ne l’ai plus. On a arrêté. Je suis toujours gérant, tout ça nous appartient.

Tes thèmes sont plutôt sombres.
Oui. Et tu veux dire quoi ? Que le personnage est moins sombre que les thèmes ? C’est sûrement vrai d’ailleurs. Il peut m’arriver d’être, comment dirais-je, festif, bon vivant, aimant rire. J’aime rire.

Ça ne transparaît pas du tout dans tes images. Dans les dernières un peu plus quand même. Lettres au Maire de V.  c’est un peu plus rigolo. C’est pas le mot rigolo, c’est pas le bon mot, mais c’est un peu ça quand même. C’est vrai que c’est assez sombre ce que je fais, mais de moins en moins et puis aussi, c’est toujours aussi sombre, mais c’est comme Le château (chapeau ?) de la mort  (vérifier), je regarde ça un peu plus rigolotement, quoi. Avec plus de détachement. Quand on est jeune, on croit qu’on est immortel, la mort on n’y croit pas. On sait que ça existe, bien sûr. Mais ON N’Y CROIT PAS. Sinon on ne verrait pas ces gens qui font de la moto et puis qui roulent à 200 à l’heure. C’est parce qu’ils n’y croient pas, ils ne croient pas que ça puisse leur arriver à eux, sinon ils auraient la trouille. Moi si je prends la voiture, j’en ai pas de voiture et je ne conduis pas, mais enfin, je roulerais à 50 à l’heure, pas plus. Moi j’y crois maintenant, je sais. Je la ressens en moi. Elle est là. C’est tout.

Dans certaines de tes bandes dessinées précédentes il y avait également de l’humour, tu pratiquais une sorte de SF rurale. Il y avait déjà une part d’ironie là dedans.
C’est ça, il y en a toujours eu. J’essaie de mettre de l’angoisse et puis de l’ironie maintenant. Les deux en même temps. J’ironise sur mon angoisse. Mais ça ne me fait pas rire quand même. Je ris aussi. C’est comme quand je fais la chanteuse réaliste "non réaliste ". J’essaie d’être quand même amusant.

Il y a quelque chose de tragique là-dedans ?
Un peu oui. Il me semble.

La part d’humour est aussi dans tes titres, les références aux genres, le fantastique notamment. Sans ces références ton travail serait beaucoup plus oppressant.
Oui. C’est ça. Pour moi une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, si c’est de la bande dessinée, si c’est de la peinture, de la littérature, peu importe, du cinéma, de la musique, ce que j’aime c’est qu’il y a le drame et le rire. En même temps. Je possède chez moi toutes les interviews de Céline qui existent, tous. C’est des raretés, bien sûr. Il y a un moment où on lui dit : " qu’est ce que vous préférez : Racine ou Shakespeare ? " et il répond " Ah, Shakespeare, parce qu’il a le rire ". Alors quand vous avez le rire et puis le drame, ben vous avez gagné.

Le rire est comme un hurlement de l’âme. C’est percer quelque chose et le faire évacuer. C’est ça. Pour moi la bande dessinée c’est une affaire extrêmement sérieuse Je ne prends pas ça à la légère du tout. Et donc j’essaie d’exprimer ce que je pense qu’une œuvre d’art doit exprimer.

Quel rapport entretiens-tu dans ta bande dessinée avec la littérature ? J’accorde beaucoup d’importance à la littérature. Ma bande dessinée se nourrit de toutes les influences, que ce soit littéraire, pictural. Ce que je veux réaliser c’est une espèce de convergence entre la littérature et la peinture, sous forme de bande dessinée. Alors bien entendu que la littérature ça compte énormément pour moi.

Surtout une littérature sauvage. C’est le mot. Je n’aime que les méchants, moi. J’entends par là les faux méchants. Pour le XX ème siècle on va dire Proust, c’est un méchant, Céline bien sûr et puis Burroughs.

C’est des gens qui ont un besoin vital d’extérioriser leur laideur, pour la supporter. Leur laideur ? Je ne les trouve pas laids, moi. Je trouve que c’est les autres qui sont laids. Les bien pensants.

Une conscience de la laideur de l’existence plutôt, disons. Voilà, je préfère. C’est naître qu’il n’aurait pas fallu. Donc ce qui m’intéresse ce sont ces gens là. Ça peut être à toutes les époques. Il n’y a pas un livre de Victor Hugo où il n’y a pas un monstre. J’aime énormément Victor Hugo. L’homme qui rit est à lire de toute urgence d’ailleurs, pour ceux qui l’ont pas fait. C’est très bien. Sublime. Somptueux. Si on lit Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Flaubert. Le XX ème siècle il est bouché par deux phares, mais bon on peut citer Thomas Bernard aussi, il y a des tas de gens que j’aime aussi. Deux phares qui sont Céline et Proust. On n’a jamais écrit comme Céline. Il savait très bien ou il en était lui, il a quand même envoyé une lettre à son éditeur en disant " c’est du pain pour un siècle en plus de littérature ". Il faut oser, quand même, non ? personne ne te connaît, tu envoies ton manuscrit et tu dis ça. On n’avait jamais écrit comme le Voyage au bout de la nuit. Comment ce livre a pu paraître, en 1936 ou en 1934, on n’avait jamais osé décrire ça. D’accord, la guerre était finie, l’autre n’avait pas commencé mais comment ils ont osé laissé paraître ça, étonnant. C’est quand même, ce qu’il dit sur la guerre, il ne fallait pas le dire à l’époque. Il n’y a pas que la forme, il y a le fond. Et puis d’ailleurs, comme disait Victor Hugo : " La forme, c’est le fond qui monte à la surface ".

Tu as toujours eu ce sentiment d’anormalité de l’existence ?
Oui.

Même enfant ? Oh peut-être pas mais je ne m’en rappelle plus. Je n’ai pas fait de psychanalyse et puis ça ne m’intéresse pas. Je n’aime pas fouiller le passé. Mais si je pense que j’ai eu une très profonde angoisse, très tôt. Ça a commencé quand on m’a foutu à l’école maternelle. Je ne supportais pas les autres. Alors après j’ai travaillé tout ça. Pour arriver à le supporter, surtout à le dominer. Quand je suis arrivé pour la première fois dans la cour de récréation ça a été épouvantable. Il y avait des gens qui étaient sûrs d’être au monde, hauts comme trois pommes mais déjà sûrs d’êtres au monde. Sûrs que le monde, l’univers est fait pour eux. Ils sont les rois ! Moi, je n’étais pas sûr du tout de ça. Donc, évidemment ça se voit tout de suite. Ils me sont tombés dessus. J’ai beaucoup souffert. Je me suis dit il n’y a pas de (pot) que tu vives une vie comme ça, tu vas dominer ces fils de putes. Dominer pas par ta force physique, et je me suis mis en branle. J’y suis arrivé.

Un de tes thèmes principaux semble être la sexualité. Tu la lie à l’angoisse aussi ? Oui. Moi ça m’angoisse la sexualité. Je n’arrive pas à comprendre comment on peut baiser. Il y a des gens qui sont doués pour ça. Et c’est pareil que pour les beaufs dont je te parlais, ils sont sûrs d’être au monde. Ah, il n’y a pas de problèmes ! Bien entendu la sexualité représente pour moi une part douloureuse d’angoisse. D’où le fait que je traite beaucoup ce sujet, je sens que ce n’est pas pensable autrement. Je ne vois pas comment on peut faire l’impasse là dessus. Ça nous obstrue l’existence. C’est là. Une œuvre d’art, je fais l’impasse sur les bandes dessinées avant les années 60, ce qu’on appelle l’âge d’or, les Hergé, les Tintin, parce que ces gens là pensaient qu’il fallait faire un travail pour les enfants, c’est ça qui différencie la bande dessinée d’après de celle d’avant, c’est qu’on ne pense plus être obsédé par le fait de parler aux enfants, on parle à tout le monde. Mais il y a eu un temps où cette forme d’art était réservée à… Dieu merci, c’est fini. Ouf ! Et alors là il a bien fallu attaquer un problème majeur qui a toujours hanté l’homme et l’art, parce que quand on voit le Christ avec son slip, on peut presque voir ses couilles, on comprend bien que c’est de la sexualité déguisée, travestie, dégoûtante, ratatinée par la religion mais enfin c’est quand même ça.

Dans tes bandes dessinées certains de tes personnages semblent irradier sexuellement, d’ailleurs ils finissent souvent par se transformer en bêtes. Comme si l’acte sexuel rendait monstrueux. Non seulement il y a une peur de la sexualité mais une peur de la sexualité en soi aussi. C’est ça. C’est bestial. C’est quelque chose qui m’obsède complètement.

Dans tes peintures la sexualité est représentée différemment de dans tes bandes dessinées. Dans les peintures elle paraît beaucoup plus saine et plus sereine. Oui. C’est pas la même chose la peinture et la bande dessinée. Tu raconte moins. Oui, c’est exact, c’est ça, tu y es là. Dès qu’il y a un récit ça ne peut que souiller, devenir difficile.

Comme si le mouvement mettait la peur en action, tandis que sur tes peintures tu arrêtes un instant, qui peut être paisible. Oui, c’est exact.

Tes images sont souvent confinées. Il y a un sentiment d’enfermement, à la fois sensuel, qui irradiera dans les peintures, dans les récits ce confinement est plus oppressant. Souvent tes cadrages sont subjectifs, on sent la présence de celui qui regarde. Comme tu disais tout à l’heure tu as du dominer, mettre à distance pour te protéger, mais ça n’a rien enlevé à l’angoisse de fond.
Non. Voilà. Ça m’a protégé. Je maîtrise la situation.

La lumière est peut être un des éléments où il y a le plus une recherche de sérénité dans ton travail. Je ne sais pas. Je n’en sais rien. C’est vrai que la lumière c’est une partie très importante de mon travail. J’essaie d’exprimer des choses avec ça. Je ne sais pas ce que ça signifie. Je m’en fous d’ailleurs. Oh, des mains de travailleur, regarde. J’accorde la plus haute importance à la bande dessinée que je fais, c’est là que ça passe surtout. Et comme je ne fais pas de classification débile, les arts mineurs, les arts majeurs, etc. Non, il y a l’art, point final. L’art c’est indispensable, on ne peut pas s’en passer. On retrouve dans les cavernes des dessins, c’est que même là, à ce moment là on ne pouvait pas s’en passer. Moi je ne peux pas m’en passer. Je ne te cache pas que parfois je vois des individus dont je me demande quels sont leurs rapports à l’art. Moi je cherche toujours un rapport ou un contact quelconque avec l’art, eux on a l’impression que non. On voit des gens, on a l’impression que ce sont des animaux. Effrayant. EFFRAYANT ! EFFRAYANT ! De moins en moins. De moins en moins. Mais quand même. C’est Thomas Bernard qui disait qu’on peut comprendre, mais ce n’est pas la peine, ça je l’ai remarqué bien souvent. Un paysan par exemple, je prends un paysan, c’est emblématique mais prenons le, j’en connais quelques-uns uns, de moins en moins, et ceux que je connais ils sont jeunes, c’est plus pareil. Mais un paysan classique, il est toujours dans la nature, il ne la voit pas. La nature est pour lui un ustensile. C’est horrible. Pour comprendre la nature il faut passer par l’art, si tu ne passe pas par l’art, tu ne la comprends pas. Si tu n’as pas vu un tableau de Monet ou d’un autre, tu ne peux pas comprendre un paysage, c’est clair et net. La vision du monde si elle ne passe pas par l’art et ben tu n’as pas de vision du monde, t’as rien, t’es une espèce de type qui traverse l’existence comme une goutte d’urine traverse une couche culotte. T’as rien compris, t’as rien vu, rien entendu. C’est vrai ce que je dis, je crois… Donc, quand on dit par exemple que, c’est pas idiot, que le rire est le propre de l’homme, alors on peut dire n’importe quoi, " manger avec une fourchette est le propre de l’homme ", "des chaussures, des chaussettes c’est le propre de l’homme " parce que des animaux ne mettrons pas ça. Mais quand on dit ça c’est un petit peu plus profond quand même, ça veut dire que pour avoir la conscience si on ne passe pas par là on ne peut pas l’avoir, de rien.

Le problème c’est que…
Le problème c’est que j’ai un train à prendre, moi.

En même temps le livre est mal en point, le support écrit. Pas au niveau de la créativité, la réalité économique qui va avec.
Pas la Bande dessinée.

Il y a des choses extrêmement intéressantes, mais c’est…

Lectrice (qui suivait l’entretien et attendait sa dédicace, Ndlr) :
Parmi les autres dessinateurs de bd, vous aimez qui ? Vous aimez Bilal ? Beaucoup !
Lectrice : pour quelle raison ? Tout simplement parce que… C’est depuis longtemps, dans tous les sens du terme, c’est parce que c’est un génie, tout simplement. Pour moi ça vient directement de Jérôme Bosch. L’univers à ses origines. Ça vient directement de ça, donc, ce n’est pas rien. C’est le Bosch du 20ème siècle, oui, disons-le. Voilà, ce que je pense. En plus il est charmant, très amusant, très très romantique. Il n’y a que des qualités à lui trouver. J’inclus dans ses qualités le choix de sa femme.

Lectrice : Vous vivez où ? Dans le Jura ? Oui et aussi dans le Sud et aussi dans la capitale.

Lectrice : C’est qui le Maire de V. ? C’est quoi V. ? Ça c’est le petit patelin qui est juste à côté de chez moi. Mais c’est pas de la politique. Le V. c’est pour créer un effet poétique, un effet " durasien ", elle aimait bien ce genre de choses, et puis le V. c’est effectivement la ville à côté de laquelle je suis. Quand je parle, parce que comme je représente les choses réelles j’ai besoin de décors réels et donc c’est à Vernay les Bains donc ça commence par V. et voilà, il n’y a pas à chercher autre chose. Le travail sur la lumière m’intéresse beaucoup…
Ecoutez, je préfère être un artiste qu’un mineur de fond, c’est plus agréable.


Entretien paru dans Jade 18 © 1998, 6 Pieds sous terre et Lionel Tran réalisé à Fillols et à Montpellier
Photo © Valérie Berge. Illustration © Alex Barbier et Fréon éditions.