Lydia Lunch

Entretien avec une prédatrice

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Lydia Lunch

La réédition par Haxan des films tournés par Richard Kern nous avait récemment permis de replonger dans le spleen maniaco-sexuel de Lydia Lunch. Hormis le fait que le malaise restait toujours aussi palpable, cela ne nous rajeunissait pas. On aurait pu croire Lydia Lunch définitivement reléguée au statut d’égérie énervée de la scène underground New Yorkaise des années 80. La parution simultanée d’un nouveau CD, d’un roman torturé préfacé par le névrotique Hubert Selby Jr et d’un comic mutant dessiné par le maladif Ted Mac Keever giflent vigoureusement ces vilaines spéculations. Lydia Lunch n’est pas près de se laisser enterrer, comme l’affirment ces propos énergiques recueillis lors de sa venue au Pez Ner où elle présentait une expostion de photos et une lecture fiévreuse de quelques chapitres de son roman Paradoxia, a preadator’s diary.

Jade : La musique underground c’est fini pour vous ?

Lydia Lunch : NON ! Je fais toujours de la musique. J’ai un nouveau CD qui vient de sortir, « Matrikamantra », la musique est psycho ambiante avec des paroles hypnotiques. Pas de basse-guitare ou de batterie, des instruments différents, piano et sample, très séduisant et dérangeant. J’espère venir en Europe l’été prochain avec ce disque, mais la musique n’est pas la priorité, c’est une des multiples choses que je fais.


Vous sentiez vous enfermée dans l’image que vous avez donnée à une certaine période ?

Non, parce que l’image... Qu’est ce que l’image ? Chacun a une idée différente de ce qu’est mon image. Chaque travail correspond à un genre différent, un look différent, un disque différent... Alors, quelle est mon image ? Les gens pensent toujours que je vis à New York. Je n’y ai pas habité depuis 7 ans. J’ai aussi vécu à Londres, Los Angeles, San Francisco, la Nouvelle Orléans, Pittsburgh... Les gens pensent que j’ai les cheveux noirs alors que je ne les ai pas eut noirs depuis 10 ou 12 ans... A propos de moi ils pensent juste « oh, agressive, dure, âpre ». Mon point de vue est « passionnée, agressive, sincère, brutalement franche ». Et nous avons très peu d’exemples femelles de ce genre d’icône. Diamanda Galas, ok, elle est très forte, puissante mais elle est une spécialiste, je suis une jongleuse. Nina Hagen a une très forte image agressive mais sa musique souffre de mauvais goût ou d’une mauvaise production. Carole Finnley, il y a des similitudes là, mais elle est peintre, spécialiste en performance. Comme femme en colère, créative et jongleuse multimédia il y a très peu d’icônes qui ont précédé celles que je viens de citer. Ce n’est pas dur d’avoir un Kurt Cobain quand il y a eut Jim Morrison ou Elvis Presley. Quelle a été la première femelle agressive ? On a eut Janis Joplin, aussi loin que l’on remonte, et c’était une perdante auto destructrice. Il n’y a presque pas eut de femmes fortes. Elles ont été dénigrées par la presse, on a nié leur intentions, on les a appelées les muses d’autres artistes. C’est un problème historique et c’est pourquoi c’est mon boulot de chier à la face de l’histoire et de peser chaque forme d’art dans laquelle je me sens à l’aise, et de me glisser à l’intérieur de chacune d’entre elles avec ma passion. Je suis très sarcastique et cynique mais en tant qu’être humain je ne suis pas en colère, je suis passionnée et c’est bien assez. Je n’ai pas d’énergie à gaspiller dans la colère, j’utilise mon énergie pour créer. Les gens aiment vous réduire parce que c’est plus facile pour eux de vous ranger dans une petite catégorie qu’ils pensent pouvoir comprendre. Comme ça, c’est fait, ils n’ont pas à penser à cette image plus en profondeur. La vulgaire pétasse. Très bien. Qu’est ce que je peux y faire ? Me teindre en blonde, sourire et m’habiller en rose ?

En tant que femme, peut-être est-ce à la fois plus dur et plus excitant ?
Ça peut être plus dur et plus facile à la fois, parce qu’il y a moins de compétition, malheureusement. J’aimerai qu’il y ait des centaines de femmes sur scène. J’aimerai que dans un public de 50 à 300 femmes, 10 % d’entre elles se disent « si Lydia Lunch peut le faire, je peux le faire aussi ». Je ne sens pas cette influence aujourd’hui. Mon influence ce n’est pas ces putains de Riot Grrls, ce n’est pas Courtney Love, je ne revendique pas ce genre de crimes. C’est la seule frustration que j’ai en tant qu’artiste. La génération d’après aura peut-être moins de conneries dans la tête... J’aimerai voir une véritable révolution de filles, mais les Riot grrrls, c’est de la mauvaise musique merdique avec un concept vaseux. C’est l’antithèse de ce que je fais. C’est la seule déception que j’ai en tant qu’artiste, j’aimerai qu’il y ait plus de résultats immédiats. Je sais que j’influence des femmes, c’est juste que je ne sais pas ce qu’elles font. Elles font peut-être un paquet de chouettes trucs mais elles n’attirent pas l’attention sur elles, on ne les interviews pas. Peut-être que quand j’aurai 60 ans il y aura plein de petites Lydia. On aura des filles pour chaque période. Oh voici la Lydia des années 70 ! Voici celle des années 80 et celle des années 90 ! C’est le culte ! Ouais, maintenant lancez le concours !

Je pense que la plupart des artistes ne voient pas leur influence de leur vivant...
Oui, et puis en tant qu’écrivain, comment pouvez vos voir l’effet que vos avez sur les gens qui vous lisent chez eux ? La lecture, c’est quelque chose de privé, c’est pour ça que j’aime les livres. J’ai fait assez de CD, ce qui ne veut pas dire que je n’en ferai pas d’autres. Pour moi un livre est la forme de création la plus importante, c’est ce que je respecte le plus. C’est une expérience privée. Vous et l’esprit du lecteur. C’est de la baise mentale.


J’ai toujours pensé que l’écriture était primordiale chez vous, que ce soit dans les films ou dans les chansons...

A la base tout vient des mots, de la passion des mots. Les mots ont toujours à voir avec l’obsession, quelle que soit la forme d’expression pour moi.

Etait-ce différent d’écrire un roman ?
Non, c’était très naturel parce qu’il s’agit uniquement de l’histoire de ma vie. Ce n’était pas différent quand j’écrivais des chansons, ça a toujours été autobiographique. Creation books, la maison d’édition anglaise qui a sortit ce livre m’a approché il y a cinq ans mais n’étais pas disponible à l’époque. Cette année j’avais le temps, je savais ce que je voulais écrire, je savais où j’en étais. Je savais quel sens aurait ce livre. Le dernier chapitre est ce vers quoi mène toute cette insanité. La conclusion du livre est que nous vivons dans une société de gloutonnerie. Certains s’empiffrent de punition, d’autre de drogue, d’autres d’alcool, de sexe l, d’une excitation vide de sens... Nous nous goinfrons tous de quelque chose. OK ? Consommer, désirer. On consomme tellement qu’on finit par en être malade et par réaliser qu’il faut se désintoxiquer de tout ça et remplir son absence, combler le vide. Pas avec les hommes, pas avec le sexe, pas avec l’alcool, pas avec autrui, pas avec de la destruction mais avec soi-même.

Est-ce que l’écriture vous a aidé?
Avec ce livre j’étais déjà dans un espace de reconstruction. Ça n’a pas été comme si j’avais du le faire au moment de l’écriture parce que l’exorcisme avait déjà eut lieu, après 20 ans de création... Bien sûr que ça aide, bien sûr que ça me rends aussi équilibré que je puisse être. Mes amis vous diraient peut-être autre chose. L’homme avec qui je vis vous dirait peut-être complètement autre chose. Je pense être équilibrée. En plus de m’aider, en plus de faire ma psychothérapie en public depuis 20 ans, je pense que ça aide aussi les gens. Je pense qu’il y a une vaste minorité intellectuelle et sexuelle que ça aide, parce que j’explique exactement leurs obsessions. Enfin, j’ai peut-être la voix pour les articuler. J’espère.


Aviez vous l’impression de collecter du matériel littéraire toutes ces années ?

Quelques hommes avec qui j’étais m’ont dit « je ne suis pas juste une histoire de plus ». Et vous pouvez être sûr que tous ceux qui m’ont dit ça sont juste devenus des putains d’histoires ! J’ai toujours expérimenté, ma vie a toujours été une expérience extrême et intensive, je fréquente des gens intenses, mais le but n’étais pas uniquement de « oh c’est un personnage intéressant, je pense que je vais en faire une histoire ». Eventuellement, mais pas systématiquement... D’accord, ma vie est un livre ouvert, il y a beaucoup d’histoires que j’ai déjà racontées, je ne sens pas de tabou dans ma vie personnelle. Je sens que chaque traumatisme ou chaque obsession ou chaque histoire atroce -qui est peut-être marqué par mon identité- est néanmoins universelle. Ok, vous n’êtes peut-être pas allé jusqu’où je suis allé mais il y a quand même certaines choses avec lesquelles vous pouvez établir des liens. Il y a des choses mineures qui restent peut-être personnelles mais je n’ai jamais senti quoi que ce soit qui soit tabou. Je dirai tout. Et pour la plupart des gens, la plupart des hommes surtout, c’est trop. Ils ne veulent pas tout entendre, ils ne veulent pas entendre les choses les plus infamantes.

Lisez-vous beaucoup ?
J’ai des phases. En tournée, je ne lis pas, j’ai besoin de temps pour être vide. Plus d’informations. Ne plus penser. C’est parfois très sain... Sinon je lis par courtes périodes. Je lis jusqu’à trois livres à la fois, des fois dix livres en deux mois et puis je ne lis plus. Puis ça revient, ça revient toujours. Encore une gloutonnerie, une gloutonnerie intellectuelle. Je suis très spécifique par rapport à ce que je lis. Je ne lis pas de fiction, je n’ai pas de temps pour l’imagination des gens. Selby ou Ellroy, ce n’est pas vraiment de la fiction, c’est très proche de leur vie. Je préfère des livres qui me parlent directement, d’une manière philosophique qui ne soit pas dogmatique. Mon écrivain préféré est Cioran. Je l’ai découvert il y a quelques années à Londres parce qu’il y a très peu de livres de lui traduits aux Etats Unis, maintenant ils commencent tout juste à arriver dans nos universités. Après avoir lu Bataille et Blanchot, Foulcault, Sade, Miller, Genet on s’arrête à Cioran. Une fois qu’on en est à Cioran on pourrait ne plus rien lire d’autre. Pour moi c’est l’esprit le plus majestueusement sarcastique.

Quel regard rétrospectif portez-vous sur la scène underground New Yorkaise ?
Je pense que ça a été important à l’époque et je suis spécialement reconnaissante d’avoir eut la chance de travailler avec Richard Kern. Je pense que «The rigth side of my brain », a été le tout début du témoignage qu’est devenu « Paradoxia ». La rencontre avec Richard Kern et les films avec lui, sont définitivement ce qui m’a conduit 10, 12, 14 ans plus tard, quel que soit le nombre d’années qui se soit écoulé, où j’en suis intellectuellement aujourd’hui.

Et où pensez vous en être aujourd’hui ?
AHAHAHAH ! Je suis sur le point de m’endormir sur ma chaise, je suis tellement fatiguée... Je pense être au meilleur endroit où j’ai été de toute ma vie. J’ai 38 ans maintenant. Je suis heureuse. Depuis 20 ans j’ai le même nombre de gens à mes shows. Pas 200 ou 300 personnes qui sont là parce que c’est samedi soir et « oh, il y a une femme sauvage ». Ce sont les gens qui font un effort pour comprendre. Ce n’est pas tout le monde qui vient à mes putains de shows. Je pense que la plupart viennent avec une intention sincère, désireux de se poser des questions et c’est chouette. Pour moi, la communication parfaite c’est « Les 120 jours de sodome », le salon, les histoires racontées. C’est mon idéal.

Vous sentez-vous en paix avec vous-même ?
Plus en paix, oui. Le but n’est pas le bonheur, même pas tant que ça la paix, le but, c’est vraiment la satisfaction. Ça peut être quelque chose de mystérieux la satisfaction, un inexorable état de perte, parce qu’on peut essayer de se satisfaire avec un nombre incalculable d’obsessions et de choses inadaptées. J’ai derrière moi 20 ans de toxicomanies diverses, ce qui fait que je peut mettre ma vie à plat et regarder tout ce que j’ai fait et m’en sentir complètement détachée. C’est venu tellement naturellement, je n’ai jamais eut à me battre pour créer quoi que ce soit. L’expulsion est très naturelle. Alors la satisfaction ne vient pas nécessairement de la somme de travail que j’ai accomplit mais je me sens satisfaite dans l’accomplissement que j’ai fait en détaillant ce qui m’ obsédait et en comprenant pourquoi ça m’obsédait, et ça m’a aussi fait comprendre que certaines de mes obsessions étaient antérieures à ma naissance. Je parle en fait de la tradition obsession de la famille de mon père, ok, qui est une insanité génétique à laquelle j’en ai d’abord voulu et puis dans ce livre j’en viens à remercier mon père pour toutes les expériences qu’il m’a donné. Il m’a aidé à développer ce que je sens et comment je pense maintenant. Ça boucle la boucle. Je pense, où j’en suis aujourd’hui, comprendre le rituel d’habitudes dans lequel j’étais tombée, dans lequel nous tombons tous. Comprendre pourquoi quelqu’un convoite ceci, pourquoi il est attiré par cela et être capable de contrôler ses décisions parce que, primordialement j’ai une énorme capacité de contrôle. J’ai une énorme capacité de discipline pour être parvenue à faire ce que j’ai construit, considérant la communauté malsaine que j’occupais. Ok, ça veut dire être schizophrène jusqu’à un certain degré. Alors, d’une manière où d’une autre j’ai eut l’incroyable capacité de m’organiser et de me discipliner. J’ai du arriver là où j’ai le choix d’exercer un contrôle. Mais il ne s’agit pas d’une décision, c’est très naturel, vous réalisez que vous avez atteint un point de saturation et pour éviter de vous noyer vous devez changer d’horizon. Alors je suis très heureuse maintenant. Je suis définitivement au sommet de tout et bien sûr, à mon âge, au sommet de ma sexualité.

Vous avez eu à vous battre dans votre vie ?
Je suis née dans un très dur ghetto, une zone très rude jusqu’à ce que j’ai 13 ou 14 ans et j’ai bougé à New York, qui est un ghetto massif, à 16 ans. J’ai grandi dans cette pauvreté, une pauvreté intellectuelle aussi. Mes parents n’étaient pas des intellectuels, ils étaient issus d’une classe ouvrière très pauvre. Je ne crois pas qu’aucun d’entre eux ait jamais lu un livre. Ma rebellion bien sûr m’a poussé à prendre la direction opposée. Alors je pense que chaque chose que j’ai du affronter était nécessaire. Je n’échangerai rien. Je ne suis pas écorché ni rancunière par rapport à tout ce que j’ai du traverser. Ça rends seulement ma vie actuelle plus douce et ma victoire plus agréable. Ma victoire est la satisfaction. Je pense que l’auto satisfaction est la rebellion ultime. Là, vous êtes dans votre univers.


Que vous reste-t-il à accomplir ?

Ah ! Ah ! Je me sens en tellement bonne santé, maintenant. J’ai été malade pendant les 30 premières années de ma vie, beaucoup d’opérations, de maladies, de maladies psychosomatiques, de torture mentale, le dégoût de la réalité... Je prépare les 30 prochaines années à être en bonne santé. Je pense que j’accomplirai des choses que je ne peux pas encore imaginer. Je dois me concentrer sur ce qui est là. L’année qui vient de s’écouler, par exemple, vous savez, écrire « Paradoxia », faire « Toxic Gumbo » le comics avec Ted Mac Keever, réaliser ce nouveau CD « Matrikamantra », faire des expositions de photographie et de sculptures... Dans l’année et demie qui vient de s’écouler ! Je ne peux pas dire ce que l’année et demie prochaine apportera, juste continuer. J’espère voir éditer un livre de mes photographies avec des textes, j’espère continuer à créer. J’espère commencer à écrire un autre livre cet été, faire plus de musique et continuer à explorer chaque forme d’expression qui m’intéresse quand c’est nécessaire.

Révélée dès 1978 aux USA au sein du groupe culte no wave Teenage Jesus and the jerks, où elle était préposée à la guitare et au « cri primal », Lydia Lunch a travaillé sur de multiples projets, aussi bien avec Clint Ruin (aka Foetus), Rowland S. Howard ou Henry Rollins, qu’avec John Giorno, Exene Cervenka ou encore Thurston Moore et plus particulièrement Kim Gordon des Sonic Youth avec qui elle a crée en 1988 Harry Crew (Titre/Hommage à l’auteur américain du même nom). S’écartant actuellement des scènes rock, elle a signé avec Nick Cave le scénario de AS-FIX-F-8, une BD de mike Matthews parue chez last Gasp aux USA, et principalement préoccupée par son travail de spoken words, elle a sorti en 1993 un triple CD produit par Widowspeak, son propre label : Crimes against nature, qui inclue ses premières conférences (Oral fixation, Concpiracy of Women), un spoken word plus récent et le livret The right to revolt. « Matrikamantra », nov 97, Figurehead/Atavistic Records - « Paradoxia, a predator’s diary », oct 97, Creation Press, London - « Toxic Gumbo », Prestige Format graphic novel illustrated par Ted McKeever, hivers 97/98, DC/Vertigo. Un belle version bilingue des chansons de Lydia Lunch et de quelques chapitres de Paradoxia, traduit par Serge Feray et édité par les Editions 23 (c/o Hervé Binet 25 rue de la cassotte, 25000 Besançon) devraient voir le jour en mars 1998.

This interview was conducted at the PEZ NER of Villeurbanne the 18 th of november 1997.
The author thanks Marie Claire Cordat and the PEZ NER for their support.
Interview réalisé par Lionel Tran (traduction par l'auteur et Markus Leicht).
No part of this interview can be published or used in any way, excepting personnal use without written permission of the author.

Entretien paru dans Jade 13 © Lionel Tran & 6 Pieds Sous Terre, 1998 / Photos © Valérie Berge