DROZOPHILE
Jadeweb
: A l’origine tu es sérigraphe, comment en es-tu venu à l’édition
de Bande dessinée ?
Christian
Humbert-Droz :
En fait, je faisais beaucoup d’affiches avec des artistes, des trucs
politiques, des affiches d’expo, tout en étant tombé dans la bande
dessinée depuis très longtemps. Le déclic c’est fait lors de la
célébration des 700 ans de la Suisse. Les autorité officielles avaient
décidé de faire une exposition des artistes suisses célèbres, et
moi je trouvais ça un peu nul d’en rester à ça. Je voulais parler
d’avenir, tu vois ? Alors j’ai proposé à des artistes, des copains,
de monter une expo sur le thème de l’utopie. Chacun devait faire
une affiche, qu’on aurait imprimée à l’atelier avec des moyens restreint,
parce qu’on avait pas de sous pour ça, c’était une initiative isolée.
On l’a
fait et on a du coup organisé une exposition qui a eu un succès
considérable et qui a tourné pendant trois mois dans toute la Suisse.
Mais au bout du compte, c’est devenu problématique parce que pendant
ce temps là, mon atelier était fermé et j’ai failli mettre la clef
sous la porte. Même si l’expo a eu du succès, elle ne dégageait
pas d’argent. L’expérience avait été géniale, mais je ne pouvais
pas recommencer.
Alors,
je me suis rabattu sur une autre idée : tout le monde viendrait
à l’atelier pendant deux jours et deux nuits, et on bosserait tous
ensemble sur un ouvrage collectif. Et puis en fait, les auteurs
m’ont dit qu’ils pouvaient faire leur part chez eux, et ils m’ont
envoyés des trucs tellement formidables qu’on en a fait une revue,
c’est devenu le Drozophile #0.
Et
ça a marché...
Pas
du tout ! Figure toi qu’on l’avait tiré à 150 exemplaires et qu’on
en a difficilement écoulé 5O en un an. Mais moi je m’en foutais,
parce que ç’a avait été tellement de plaisir de faire le premier...alors
je me suis dit « ben tant pis, on en fait un autre...» et là,
à la sortie du Drozo #1, on a fait une expo avec les planches originales.
On l’avait tiré à 250 exemplaires et on a tout vendu très rapidement,
y compris les 100 invendus du numéro zéro.
Et
puis le drozophile a gagné l’alph-Art du fanzine en 1998...
Ouais,
en fait, au départ j’avais vu les conditions d’inscription et je
m’étais dit non : Il fallait donner sept exemplaires,
et déjà qu’on vendait le Drozo en dessous de son coût de fabrication...
Et puis
je me suis dit que je pouvais bien faire ça pour les auteurs, parce
que, tu comprends, personne n’est payé pour faire des pages dans
le Drozo. Alors je les ai envoyés, et puis on a gagné.
Tu aurais
dû voir nos collègues fanzineux , ils étaient pas contents : « c’est
pas du fanzine, c’est beaucoup trop beau .» Parce que pour
faire du fanzine, il faut que ce soit moche...? Ce qu’on faisait,
c’était une revue qui ressemblait à rien, alors ouais, c’était du
fanzine...Cela dit, mes principaux challengers de l‘époque, ce sont
des copains maintenant, ils m’ont invités encore récemment dans
un festival qu’ils organisent et c’était super sympa, mais, à l’époque,
ils étaient vachement déçus.
Quel
était ton premier bouquin avec un auteur seul ?
Mon
premier livre, je l'ai fait avec Nadia Raviscioni et s'appelle
"Odette et l'eau".
C'est une auteur qui est venu faire pas mal de stages, et je
suis tombé sous le charme de son travail.
Le
passage de la revue Drozophile aux éditions Drozophile a suivi naturellement...
J’avais
envie de faire certains albums avec des copains et des gens dont
j’admirais le travail. Les ouvrages collectifs, ça me permettais
de mettre des gens connus (Exem, Jochen Gerner, JC denis, Baudouin)
à côté de petits jeunes ou de personnalités plus obscures, mais
les albums c’est autre chose. C’est toujours des coups de cœur.
Comment
se passe la rencontre avec un auteur et son projet ?
Au
début, l’atelier était très ouvert, et il y avait plein de gens
qui venaient, et qui viennent encore, même si c’est moins facile,
parce que je suis moins souvent là. Ils arrivent avec des supers
projets et moi, j’ai envie de faire le livre, j’ai envie qu’il existe.
Et puis
je préfère faire un album qu’un ouvrage collectif, c’est beaucoup
plus facile et moins ingrat. Un ouvrage collectif, c’est quelque
chose de long et difficile, tu es obligé de courir après tous les
auteurs. Et puis ça crée parfois des tensions entre les jeunes que
je sollicite beaucoup pour imprimer la revue, et les vieux, ceux
qui viennent et qui viennent pas, parce qu‘ils ont déjà donnés .
D’autant que souvent je finis par me retrouver seul à le faire,
alors... C’est pour ça que la revue Drozophile devient rare. C’est
beaucoup plus simple de faire un livre d‘auteur : il vient à l‘atelier
pour qu‘on fasse ensemble les essais, qu‘on choisisse les encres,
le papier, et puis après je me débrouille. Et puis tu as la rencontre
avec des gens vraiment exceptionnels, tu crée un lien avec ceux
avec qui tu travailles.
En
général, c’est le plaisir qui dicte ta ligne éditoriale ?
Exactement,
c’est des rencontres. Il y a des gens qui m’amènent des trucs et
moi, je flashe. J’ai pas besoin d’en voir des milles et des
cents. Il me suffit de quelques pages et je signe parce que, tu
vois, j’aime bien me ménager des surprises. Alors, en général, je
dis à l’auteur : « Tu prends ton temps et quand l’album te
plaît, tu me l’amène et on le fait. Et là, je vois le livre pendant
l’impression, parce que le dossier m’arrive quasi-vierge. Je le
découvre au moment où on le fait.
La
rencontre avec un jeune auteur comme Frederick Peeters, ça s‘est
fait comment ?
Comme
ça.
Parce
que Genève est un village. J’aime bien aller voir des expos ou en
faire, alors du coup, je croise des gens, je découvre des boulots.
Les
gens d’Atrabile, avec qui vous partagez le même catalogue, tu les
connaissais déjà avant ?
Non,
ils sont vachement plus jeunes. En fait, on se connaissait pas vraiment
jusqu’à ce qu’on se contacte pour aller à Angoulême ensemble. On
a pris un stand commun dans la bulle fanzine pour partager les frais
de transports et autres. Au début, les gens ne me parlaient pas
trop, ils devaient probablement me prendre pour un grand-père...
et puis, on a eu tellement de plaisir ensemble que chaque fois que
l’on peut, on travaille ensemble.
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Le
Fantôme des autres de Stéphane Blanquet.
éditions Drozophile, 1999
Extraordinaire petit ouvrage sérigaphié ou nous
assistons, page après page, à des déces
dont les "esprits" des victimes s'échappent
de leur corps pour tourmenter les vivants. Ces "fantômes"
ont la particularité, si on lit ce livre dans le noir
(oui, c'est possible), d'êtres fluorescent grace à
l'utilisation d'un pigment luminescent. Magique !
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Ton
activité d’éditeur est relativement annexe par rapport à ton activité
de sérigraphe...
La
sérigraphie c’est mon travail. Faire des livres, je fais ça pour
mon plaisir, ça me rapporte pas un sou. En fait, je paie pour pouvoir
travailler sur les livres que je fais. Alors éditeur, tu vois...
en fait, j’ai monté la structure d’édition parce que c’était plus
simple, mais bon, en fait, ce qui me plaît, c’est de faire des livres.
Après les vendre, c‘est pas vraiment mon truc... en fait moi j’aurais
assez vite tendance à les donner.
ça
te prend du temps de produire un bouquin ?
Tu
parles, oui ! D’abord parce j’essaye de le glisser entre les travaux
de l’atelier, quand j’ai des plages horaires de libres et parfois
ça peut prendre du temps.
Par exemple,
quand Peeters et Ibn al-rabin sont venus avec les Miettes qui
était prévu initialement en noir et blanc, j’ai demandé à Frédérick
s’il serait partant pour une deuxième couleur, il a l’a peint directement
d’après le montage des films. Ça lui a pris un temps fou, et il
m’a dit « ça, je le refais jamais ! ». Mais bon, le résultat
en valait la chandelle. Du coup, les Miettes est sorti en
même temps que Pilules Bleues.
On
peut supposer que le succès de Pilules bleues a dopé les
miettes...
Non,
pas du tout. Enfin, pas au début. Les Miettes, qui est vraiment
un excellent bouquin, est passé pratiquement inaperçu du coup. C’est
maintenant seulement que les gens viennent aux Miettes, a
posteriori, et que ça marche bien. Il est bientôt épuisé...
Je préfère
ça : un album dont à sa sortie, tu ne vas pas en vendre des tonnes,
mais après, il a sa vie propre, et, bon an, mal an, tu en vends
régulièrement. C’est mieux que l’inverse, des grosses ventes et
puis plus rien. Enfin, ma dernière nouveauté a très bien commencé
en librairie et j’espère que ça va continuer...
Tu
fais combien de livres par an ?
Pfiou,
je sais pas...
Au maximum,
j’en ai fait six, une année. Mais je le referais plus. Après t’as
plus de vie. Non, six c’était trop, j’étais tout le temps à l’atelier...
Tu t’amuses plus. Je fais autant de livres que je peux en me faisant
plaisir.
Parlons
un peu du regard du public sur tes livres. Il a pas mal évolué...
C’est
vrai qu’au début, tout le monde me disait que mes bouquins étaient
chers, et que ça se vendrait pas, qu’ils auraient bien aimé l’acheter,
mais que c’était un problème de moyens...
Je crois
que maintenant, ils réalisent mieux que c’est de la sérigraphie
donc un objet rare et artisanal. En festival, je vois souvent comme
ça des petits jeunes tourner autours du stand avec les yeux qui
traînent. Je vois bien que le problème qu’ils ont, c’est l’argent,
alors parfois, en fin de festival, j’aurais assez tendance à faire
des prix
Tu
devrais pas dire ça, ça va être la ruée.
Non,
sans blague, j’aime bien parfois offrir mes bouquins. Quand j’ai
pratiquement épuisé un album, je donne souvent mes derniers exemplaires.
Parce que je préfère choisir ceux qui les liront.
Aujourd’hui,
on te dit encore que tes livres sont trop chers ?
De
moins en moins, en fait, je crois qu’il y a une prise de conscience
de ce que c’est, du caractère exceptionnel de l’objet, et que, du
coup, ça passe.
Peut
être aussi la rareté de la sérigraphie y est pour beaucoup. Désormais,
il n’y a plus d’ex-libris réellement sérigraphie, Cornelius a arrêté
de faire ses couvertures ainsi ...
Ouais,
non, je penses plutôt que les gens savent mieux qu’avant ce que
c’est. Avant, la sérigraphie, ça parlait surtout aux professionnels
ou aux collectionneurs. Maintenant, on sait que ce sont des bouquins
qui sont spéciaux à cause du traitement d‘impression, entre autres.
J’ai vraiment l’impression que de plus en plus de gens comprennent
ce que représente un bouquin comme ça et surtout qu’il y a de plus
en plus d’amateurs. Pour moi, c’est super, tu vois...
Aujourd’hui,
tu imprimes encore toi même les bouquins ?
De
moins en mois, j’ai une équipe de jeunes avec qui je travaille.
J’imprime presque plus.
Je le
regrette d’ailleurs, j’aimerais pouvoir le faire encore. Mais je
crois qu’il faut savoir passer la main, même si c’est dur, parce
que c’est souvent comme ça, quand tu passes le relais : d’abord
tu te dis que tu l’aurais pas fait comme ça, et puis tu te rends
compte que ton successeur a fait quelque chose de différent, auquel
t’aurais jamais pensé, et c’est bonnard.
Sur
quels projets travailles-tu, en dehors de l’édition ?
Là
tu vois, je bosses sur des gravures pour Will Eisner. On avait déjà
travaillé pour lui, mais là ce sera un truc très particulier. De
la vraie gravure, pas des tirages sérigraphiques, enfin si les essais
lui plaisent. C’est un type absolument incroyable qui se renouvelle
sans cesse.
Quels
sont tes projets ?
Il
y a un livre en gravure sur bois qui s’appelera Les Pages Noires,
une bande dessinée qui raconte les aventures amorales d’un jeune
homme sans scrupules...
Il y a
aussi un livre en coédition avec les éditions "Quiquandquoi"
d'un roman illustré de Camille Jourdy, absolument magnifique et
qui me fait sourire rien que d'y penser. L'auteur est une étudiante
de l'école de Strasbourg qui est, sauf erreur, en fin d'études.
Il y a enfin une nouvelle collection qui verra bientôt le jour,
en noir et blanc et qui s'appellera "Insolation"
Le premier livre devrait voir le jour en janvier 2005. Il s'agit
d'une séries d'histoires courtes avec une jeune auteur, Anne-Marie
Pappas. Le titre devrait être "c'est la fête".
Bon il y a encore plein d'autres projets dont certains sont déjà
bien avancés mais je vais peut-être m'arrêter là.
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