Baluba
était jusqu'à présent l'unique publication de M.S.
Bastian en France. 36 pages noir et blanc chaotiques et désespérés sorties
au tout début de l'année 1995 en ouverture de la collection FEU ! des
toutes jeunes éditions AMOk. Sept courts récits s'y enchaînaient avec
pour unique fil conducteur un mal être réduit à quelques bribes de phrases
suffocantes. Le trait y était énervé, instinctif. Une kyrielle de personnages
graphiquement schizophrènes déambulait dans les avenues oppressantes d'une
magapole de cauchemar où le narrateur semblait assister malgré lui à sa
propre désintégration. Des références à Picasso, Warhol et à la culture
populaire américaine émergeaient à demi de ce goudron graphique. On y
trouvait également plusieurs adaptations crispées de nouvelles de Bukowski,
Kafka, Sweig parfois condensés en une page.
Avec du recul ce recueil, qui aurait pu passer au rang des expériences
de jeunesse caractérielles, conserve toute sa force. La narration y est,
derrière le chaos apparent, juste. Pas un mot un trop, mais pas non plus
de mot faible de sens. Les images dont la spontanéité sautait aux yeux,
s'avèrent en fait travaillées, recomposées. Le travail de Bastian est
une expérience à la fois brute et riche dont la lecture est vertigineuse.
Jade : Tu as l'air fasciné par le côté babylonien des citées américaines,
pourquoi ? Bastian :
J'ai eut une
bourse de la Suisse pour aller en Amérique. J'ai habité un an à New York
et 6 mois à Los Angeles. C'est déjà une raison pourquoi les villes américaines
me touchent, parce que j'ai habité la-bas et parce que ça fait une très
grande différence avec la vie en Suisse. Surtout dans la petite ville
où j'habite en ce moment, jusqu'à fin novembre. C'est une ville entre
la région Suisse Romane, le côté français de la Suisse, et la Suisse Allemande.
La deuxième raison, c'est parce que je suis fasciné par la culture américaine.
C'est une part culturelle très importante en Europe, peut-être même plus
en France qu'en Suisse. C'est la culture du monde. J'ai aussi lu la littérature
américaine, comme Bukowski ou des gens comme Burroughs, qui est très très
important pour moi. Je pense aussi que les villes américaines c'est le
type de la ville grande, brutale, où il y a des différences sociales.
C'est un archétype qui montre un principe fort, un principe qui est dans
toutes les villes, qui est aussi dans un village, qui est intéressant
visuellement.
L'atmosphère délétère de tes dessins est
très différente de l'idée assez hygiénique que je me fais de la Suisse.
Comment vois-tu la Suisse ? Comme tu l'as vu et comme
tout le monde là-bas. Comme nous aussi on la voit si on va dehors longtemps
et si on rentre. C'est vrai, la Suisse c'est la catastrophe. C'est vraiment
un pays qui est très très propre. Mais je dois aussi dire qu'il y a une
très très longue et très forte tradition culturelle en Suisse de gens
qui ont fait des choses qui sont en opposition avec la situation en Suisse.
Mais moi je pense que le monde se passe plutôt dans les têtes et là il
n'y a pas de différences entre ta tête, une tête Berlinoise, une tête
Suisse... Et je pense que la scène où on se retrouve, à New-York, ou à
Zurich, dans les bars, les clubs, le matin à 3 heures, c'est la même chose,
toujours.
Est-ce que ton travail est une réaction à cette société propre
et régulée ? Je ne pense pas que c'est une réaction. C'est
pas de la politique ce que je fais, ce n'est pas contre. Je fais toujours
pour quelque chose. C'est le style, ça vient de moi, c'est mon style que
j'ai trouvé pour moi-même, personnellement. Et si quelque chose est pour
ou même peut-être contre quelque chose, c'est toujours ma personne. Alors
c'est une chose très personnelle.
Est-ce que tu considère faire partie de
l'underground Suisse ? On me dit toujours que je suis
peut-être le plus extrême en Suisse, ou le plus noir, surtout avec les
travaux que toi tu connais, qui ne sont pas les seuls, j'en fait aussi
d'autres, qui sont bien différents. Je me vois plutôt de l'underground
Européen ou peut-être même Euro-Américain. Je fais plutôt partie d'une
scène allemande, mais je vois aussi des copains à Marseille, comme Paquito,
ou Amok à Paris. Je vois plutôt un underground Européen.
Bon, tes récits me font penser à toi comme un vieux jeune homme, en colère
et désabusé. Te connaissant uniquement à travers ton travail, je me demandais
quel genre de personne tu pouvais être... Je ne suis sûrement pas
comme tu penses. Pour les gens, je suis un mec optimiste. C'est souvent
comme ça que les gens sont choqués s'ils voient mes travaux. Mais je pense
qu'avoir la tête optimiste ou pessimiste ça dépend de certains contextes.
Moi j'ai eut une apparence punk, ça fait 10 ans, avec les cheveux verts
et tout ça et là c'était clair, ce que j'étais, maintenant j'ai plutôt
envie d'être un peu neutre. J'ai 35 ans... Ouais, je ne sais pas, c'est
moi.
Ton ton est très nerveux, la narration extrêmement concentrée. Peux-tu
développer ce genre d'état d'esprit sur la durée ? Je
fais de nouvelles expériences et je ne me demande jamais si je peux faire
tout un album. Ce que je cherche, c'est une définition, un niveau de définition
de la narration. J'essaye de casser les idées classiques de la narration.
Comme toutes les bandes dessinées sont faites, pour moi c'est un style
comme les films hollywoodiens, qui sont très classiques : le bon, la mal,
une histoire. C'est toujours assez archétypique. Là j'essaye de faire
quelque chose de différent. J'essaye pour moi. Dans le cinéma on pourrait
dire, que ce que je fais c'est plutôt un film vidéo expérimental. Ou,
je ne sais pas si tu connais les textes, les cuts-ups de Burroughs, pour
moi c'est un peu ce principe. J'essaye de faire une histoire d'une situation,
par exemple, toi, t'es assis dans un restaurant, tu bois une bière, ou
un café et tu penses à quelque chose. Et ça, c'est mon histoire et de
ça j'essaye de faire des images, de chercher des textes plutôt poétiques,
moins informatifs. Et je ne sais pas si c'est bien cette expérience que
je fais. Je lance ça dehors. Et c'est ça ma recherche.
Est-ce que tu travailles vite ?
Je travaille très très vite. Une histoire est très vite faite, pendant
un jour comme ça, mais à cette époque là elle n'est pas encore, pas du
tout finie. Je la repose, après une semaine je la reprends, je coupe toute
l'histoire, je retravaille dessus, je la jette loin, je remets, je repose,
après 3 jours je fais encore une fois la même chose. Ça peut durer peut-être
la moitié d'une année jusqu'à ce qu'une histoire de 5 pages soit terminée,
mais là j'ai dessiné, j'ai coupé... Ce que je fais c'est plutôt une destruction.
Alors je travail très très vite, mais c'est jamais la première phase qui
est finie. Et c'est comme ça aussi que je fais la peinture, la sculpture,
je fais des installations dans l'espace alors je travaille quelques heures
par journée sur une bande dessinée après je vais souder, je fais une sculpture
en métal, je fais une peinture sur un mur qu'on me demande, après je vais
3 jours à Berlin, après je rentre, je dessine sur la bande dessinée, alors
c'est toujours en changement. Un changement entre une dizaine de métiers
différents où je travaille et j'essaye toujours d'emporter une mentalité
de l'autre travail que j'ai fait par exemple de la sculpture, j'essaye
de la reprendre sur la bande dessinée. Tous les métiers que je fais sont
influencés par les autres. Et là j'essaye encore de faire du cut-up, du
collage de tout, j'essaye de faire un collage entre tous les métiers.
Entre la bande dessinée, entre l'art, entre l'illustration entre tous
et ça aussi c'est pas défini, fixe, c'est plutôt une recherche.
Lis-tu beaucoup ? J'ai arrêté
complètement de lire. J'essaye d'écrire le moins possible, j'essaye de
vire encore avec des pictogrammes, avec des images, je prends mon information
presque uniquement de la télévision, des images. C'est très difficile
de faire ça, mais j'essaye de plus en plus. Et l'écriture c'est pour moi
que des mots, que des phrases très courtes, j'ai plusieurs livres d'esquisses
où je mets des illustrations, d'autres où je mets que des phrases. Et
j'essaye de penser seulement à la pictographie des images et de certains
mots. J'essaye d'éliminer la poésie, j'essaye seulement de vivre dans
le noir et blanc.
SQUID,
collection carton dur, livre sérigraphié 11 passages, 16,5 X 40 cm, 150
ex, 190 F Le Dernier Cri.
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