L'une des dernières expositions de l’Espace des Arts confondus du Pez Ner, dirigé par Marie-Claire Cordat, est un électrochoc. Le regard du visiteur est ébranlé par la vision du sexe monstrueusement mutilé d’un homme de 83 ans. Albrecht Becker, homosexuel Allemand emprisonné par la Gestapo et enrôlé ensuite sur le front de l’Est, porte depuis gravé en lui ces contradictions.

à propos d'Albrecht Becker

Hervé Joseph Lebrun

Jade : Comment tu en es venu à la photo ?
Hervé-Joseph Lebrun : J’ai appris la photographie à l’école d’architecture. On y étudiait l’esthétique photo mais pas la technique. Ensuite j’ai exercé ma profession d’architecte jusqu’à ce que je décide de devenir photographe, parce que ça me plaisait d’avantage.

Tu vis de tes photographies ? Oui. Je suis spécialiste de nu masculin, mon optique est plus commerciale. Le nu masculin c’est particulier, il y a une toute petite demande de photos érotiques par des revues spécialisées. Moi je fonctionne surtout par exposition et par vente de photos d’art.

Tu fais un parallèle entre ton travail d’architecture et ton approche du corps ? (Silence.) J’ai envie de te répondre non, parce que je n’ai pas trop réfléchi à ça en fait. J’ai été très marqué par l’abstraction. J’essaie de faire une photographie qui soit personnelle. Apporter quelque chose, dans la mesure ou c’est possible. Par exemple avec la série Mon beau galet, sodomie avec un galet, je cherche à mener l’idée à son terme, la déformer, m’amuser avec.

D’où est née l’envie de faire la série qui est exposée actuellement ?
J’avais une exposition dans un musée à Berlin, dont Albrecht Becker est l’un des mécènes. C’était la première série de 4 photographies racontant la trajectoire du caillou jusqu’à la sodomie. Lorsque j’ai pris rendez-vous avec Albrecht Becker j’ai cherché à le photographier très rapidement. Je voulais le rencontrer pour faire un reportage sur un vieil homosexuel sadomasochiste persécuté par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale et l’un des rares survivants. Je n’avais pas prévu de faire avec lui le remake de Mon beau caillou mais il s’est trouvé que, dans ses placards, il y avait énormément de cailloux qui lui servaient de godemichés. Pour moi c’était une coïncidence incroyable. Personnellement, je n’ai pas la pratique de stone fucking -on peut dire ça pour rigoler. Au départ c’était vraiment une idée abstraite, absurde, une petite digression sur la nature. C’est par hasard que j’ai découvert qu’il le faisait. En le rencontrant je ne savais même pas que son sexe était comme il est. En tant que photographe reporter, ça a été une vraie surprise. Chez Albrecht Becker il y a beaucoup de choses à dire. Il y a cette histoire de persécution par les nazis. Il a été enfermé de 1936 à 1939 par la Gestapo, emprisonné à la prison de Nuremberg, il n’a pas fait du camp, c’était une prison normale, on le traitait assez bien. Une fois relâché, en 1939 -ils ont vidé les prisons des anciens détenus pour en mettre des nouveaux-, il s’est retrouvé tout seul mais a très vite reçu un papier lui demandant d’être soldat et il l’a été, sur le front russe, de 1940 à 44. Il était en compagnie de soldats Autrichiens qui l’ont initiés au tatouage. Il avait souffert du régime du fait de son incarcération, il a été victime des rafles homo. Ils les ont tous attrapés, interrogés, on leur a demandé de faire de la délation sur leurs amants et ceux qui étaient homosexuels dans la ville... puis il se retrouve quand même soldat allemand. C’est là qu’il commence à se tatouer. Il explique le sadomasochisme relatif au tatouage disant : " Lla première fois où je me suis planté des aiguilles ça m’a fait bander et j’ai éjaculé."

C’était une libération ? Je me demande dans quelle mesure ça n’a pas été une force de vie pour lui. Après la guerre, en 46, il se retrouve à Würzburg sur le tournage d’un film, je crois que ça s’appelait L’arche de Noé. C’est là qu’il rencontre Herbert Kirchhoff, l’architecte- décorateur du film, qui deviendra son amant. C’est comme ça qu’Albercht débute sa carrière de décorateur au cinéma, qu’il poursuivra pendant 40-50 ans. Il y a actuellement quelques universitaires qui sont en train de faire un bouquin sur l’esthétique du décor chez Albrecht Becker et Kirchhoff. C’est le kitsch allemand, du style Sissi. Il envisage également le tatouage comme corps/décor. En fait, il y a un cheminement entre sa souffrance du départ, relative à l’homosexualité, la persécution de la guerre et son travail sur le corps. Et là il n’arrête plus. Il se tatoue tout le corps et il le sur-tatoue. Dès qu’il y a un morceau non-tatoué, il se fait des traits à la lame de rasoir et y badigeonne de l’encre. C’est la recherche d’une douleur relative à la lame de rasoir. En 1960, il commence ses injections d’huile de paraffine dans les testicules, c’est ce qui donne cette masse au niveau de son sexe. Par la suite, il a dû aller voir un médecin, parce que cette huile de paraffine, initialement injectée dans les testicules elles-mêmes, s’est diffusée dans l’ensemble du corps, principalement dans la partie pubienne. Il s’en est injecté une très grande quantité, peut-être deux ou trois kilos en tout. Le médecin lui a dit qu’il était impossible de la retirer parce qu’elle s’est mélangée avec les tissus. Il aurait fallu enlever tous les tissus, c’est à dire retirer toute une partie de la chair de son bassin, faire un trou et il ne l’a jamais fait. Puis en 1988, c’est la mort d’Herbert Kirchhoff. A partir de cette date là, Albrecht commence à faire des photographies pornographiques. La quantité d’autoportraits d’Albrecht Becker est immense, tous très artistiques, il y a du collage, du découpage, du coloriage, c’est un travail très minutieux. On peut être choqué un petit peu par la photo elle même, qu’on peut juger de pas très bonne qualité. Lui sa revendication par rapport à ça est :" c’est de la photo à 1 franc."

Ça s’est passé comment pour toi ? Tu sais, ma réaction elle n'est pas loin de celle d’un médecin. On a fait des photos pornographiques où, par exemple, j’étais obligé par rapport au cadrage, de la façon dont je tenais mon appareil photo de m’approcher du sujet et qu’il fallait qu’il ait un godemichet en gros plan. Il arrivait, sans être sexuel entre lui et moi, que ce soit moi qui lui enfonce le godemichet avec mon genou. C’était plutôt un acte chirurgical, comme un tas d’infirmiers font dans les hôpitaux. Autant en faisant du nu masculin, tu peux ressentir un émoi, c’est logique, autant avec Albrecht l’émoi était d’une autre dimension. Plus de la fascination, du respect. C’est un très vieil homme.

Cette série de photos provoque t-elle des réactions de rejet ?
C’est très délicat de faire une exposition de pornographie gérontophile. A Paris, l’expo était dans une galerie du marais, le quartier homo, mais comme on avait eu un article dans Libération il y a beaucoup de gens qui n’étaient pas du milieu gay qui sont venus voir. Il y avait des résistants ou des vieux hommes ayant vécu la guerre, mais ils n’étaient pas du tout choqués de voir ça, c’était comme si ça faisait écho à des choses qu’ils avaient gardé en eux. Ça fait écho parce que le viol a été très présent dans les camps et qu’il y a eu des expériences effroyables.

Cette série de photos, ça a été une expérience particulière dans ton parcours ? Je qualifie ça de photographie intrusive. Parce que c’est de l’ordre du très intime. Ce travail est aussi un témoignage relatif à la cause homosexuelle : ne pas passer sous silence le fait que, comme les juifs, les homosexuels ont aussi été persécutés par les nazis. Dire qu’ils ont été persécutés par les nazis c’est un peu réducteur parce qu’en fait ils ont été persécutés par tout le monde. Albrecht Becker, pour synthétiser, je dirai qu’il a vécu le siècle et c’est comme s’il avait le siècle gravé en lui

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Entretien © Lionel Tran & 6 Pieds Sous Terre, 2000 | Images © Hervé Joseph Lebrun et Marie-Claire Cordat