Jade
: Comment tu en es venu à la photo ?
Hervé-Joseph Lebrun : Jai
appris la photographie à lécole darchitecture. On y étudiait
lesthétique photo mais pas la technique. Ensuite jai exercé
ma profession darchitecte jusquà ce que je décide de devenir
photographe, parce que ça me plaisait davantage.
Tu vis de tes photographies ?
Oui. Je suis spécialiste de nu masculin, mon optique est plus commerciale.
Le nu masculin cest particulier, il y a une toute petite demande
de photos érotiques par des revues spécialisées. Moi je fonctionne surtout
par exposition et par vente de photos dart.
Tu fais un parallèle entre ton travail darchitecture
et ton approche du corps ? (Silence.) Jai envie
de te répondre non, parce que je nai pas trop réfléchi à ça en fait.
Jai été très marqué par labstraction. Jessaie de faire
une photographie qui soit personnelle. Apporter quelque chose, dans la
mesure ou cest possible. Par exemple avec la série Mon beau galet,
sodomie avec un galet, je cherche à mener lidée à son terme, la
déformer, mamuser avec.
Doù est née lenvie de faire la série
qui est exposée actuellement ? Javais une exposition
dans un musée à Berlin, dont Albrecht Becker est lun des mécènes.
Cétait la première série de 4 photographies racontant la trajectoire
du caillou jusquà la sodomie. Lorsque jai pris rendez-vous
avec Albrecht Becker jai cherché à le photographier très rapidement.
Je voulais le rencontrer pour faire un reportage sur un vieil homosexuel
sadomasochiste persécuté par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale
et lun des rares survivants. Je navais pas prévu de faire
avec lui le remake de Mon beau caillou mais il sest trouvé que,
dans ses placards, il y avait énormément de cailloux qui lui servaient
de godemichés. Pour moi cétait une coïncidence incroyable. Personnellement,
je nai pas la pratique de stone fucking -on peut dire ça pour rigoler.
Au départ cétait vraiment une idée abstraite, absurde, une petite
digression sur la nature. Cest par hasard que jai découvert
quil le faisait. En le rencontrant je ne savais même pas que son
sexe était comme il est. En tant que photographe reporter, ça a été une
vraie surprise. Chez Albrecht Becker il y a beaucoup de choses à dire.
Il y a cette histoire de persécution par les nazis. Il a été enfermé de
1936 à 1939 par la Gestapo, emprisonné à la prison de Nuremberg, il na
pas fait du camp, cétait une prison normale, on le traitait assez
bien. Une fois relâché, en 1939 -ils ont vidé les prisons des anciens
détenus pour en mettre des nouveaux-, il sest retrouvé tout seul
mais a très vite reçu un papier lui demandant dêtre soldat et il
la été, sur le front russe, de 1940 à 44. Il était en compagnie
de soldats Autrichiens qui lont initiés au tatouage. Il avait souffert
du régime du fait de son incarcération, il a été victime des rafles homo.
Ils les ont tous attrapés, interrogés, on leur a demandé de faire de la
délation sur leurs amants et ceux qui étaient homosexuels dans la ville...
puis il se retrouve quand même soldat allemand. Cest là quil
commence à se tatouer. Il explique le sadomasochisme relatif au tatouage
disant : " Lla première fois où je me suis planté des aiguilles
ça ma fait bander et jai éjaculé."
Cétait une libération ? Je
me demande dans quelle mesure ça na pas été une force de vie pour
lui. Après la guerre, en 46, il se retrouve à Würzburg sur le tournage
dun film, je crois que ça sappelait Larche de Noé. Cest
là quil rencontre Herbert Kirchhoff, larchitecte- décorateur
du film, qui deviendra son amant. Cest comme ça quAlbercht
débute sa carrière de décorateur au cinéma, quil poursuivra pendant
40-50 ans. Il y a actuellement quelques universitaires qui sont en train
de faire un bouquin sur lesthétique du décor chez Albrecht Becker
et Kirchhoff. Cest le kitsch allemand, du style Sissi. Il envisage
également le tatouage comme corps/décor. En fait, il y a un cheminement
entre sa souffrance du départ, relative à lhomosexualité, la persécution
de la guerre et son travail sur le corps. Et là il narrête plus.
Il se tatoue tout le corps et il le sur-tatoue. Dès quil y a un
morceau non-tatoué, il se fait des traits à la lame de rasoir et y badigeonne
de lencre. Cest la recherche dune douleur relative à
la lame de rasoir. En 1960, il commence ses injections dhuile de
paraffine dans les testicules, cest ce qui donne cette masse au
niveau de son sexe. Par la suite, il a dû aller voir un médecin, parce
que cette huile de paraffine, initialement injectée dans les testicules
elles-mêmes, sest diffusée dans lensemble du corps, principalement
dans la partie pubienne. Il sen est injecté une très grande quantité,
peut-être deux ou trois kilos en tout. Le médecin lui a dit quil
était impossible de la retirer parce quelle sest mélangée
avec les tissus. Il aurait fallu enlever tous les tissus, cest à
dire retirer toute une partie de la chair de son bassin, faire un trou
et il ne la jamais fait. Puis en 1988, cest la mort dHerbert
Kirchhoff. A partir de cette date là, Albrecht commence à faire des photographies
pornographiques. La quantité dautoportraits dAlbrecht Becker
est immense, tous très artistiques, il y a du collage, du découpage, du
coloriage, cest un travail très minutieux. On peut être choqué un
petit peu par la photo elle même, quon peut juger de pas très bonne
qualité. Lui sa revendication par rapport à ça est :" cest
de la photo à 1 franc."
Ça sest passé comment pour toi ?
Tu sais, ma réaction elle n'est pas loin de celle dun médecin. On
a fait des photos pornographiques où, par exemple, jétais obligé
par rapport au cadrage, de la façon dont je tenais mon appareil photo
de mapprocher du sujet et quil fallait quil ait un godemichet
en gros plan. Il arrivait, sans être sexuel entre lui et moi, que ce soit
moi qui lui enfonce le godemichet avec mon genou. Cétait plutôt
un acte chirurgical, comme un tas dinfirmiers font dans les hôpitaux.
Autant en faisant du nu masculin, tu peux ressentir un émoi, cest
logique, autant avec Albrecht lémoi était dune autre dimension.
Plus de la fascination, du respect. Cest un très vieil homme.
Cette série de photos provoque t-elle des réactions
de rejet ? Cest très délicat de faire une exposition
de pornographie gérontophile. A Paris, lexpo était dans une galerie
du marais, le quartier homo, mais comme on avait eu un article dans Libération
il y a beaucoup de gens qui nétaient pas du milieu gay qui sont
venus voir. Il y avait des résistants ou des vieux hommes ayant vécu la
guerre, mais ils nétaient pas du tout choqués de voir ça, cétait
comme si ça faisait écho à des choses quils avaient gardé en eux.
Ça fait écho parce que le viol a été très présent dans les camps et quil
y a eu des expériences effroyables.
Cette série de photos, ça a été une expérience
particulière dans ton parcours ? Je qualifie
ça de photographie intrusive. Parce que cest de lordre du
très intime. Ce travail est aussi un témoignage relatif à la cause homosexuelle
: ne pas passer sous silence le fait que, comme les juifs, les homosexuels
ont aussi été persécutés par les nazis. Dire quils ont été persécutés
par les nazis cest un peu réducteur parce quen fait ils ont
été persécutés par tout le monde. Albrecht Becker, pour synthétiser, je
dirai quil a vécu le siècle et cest comme sil avait
le siècle gravé en lui
Le
site de Hervé Joseph Lebrun
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