Jade
: Quel est votre point de vue sur l'industrie des comics aux Etats-Unis
?
Daniel Clowes :
J'ai l'impression que c'est toujours de pire en pire. Je me souviens
d'il y a dix ans, quand l'industrie etait en récession, que les ventes
chutaient et que les gens laissaient tomber les comics. Mon éditeur
m'a dit: "Ça n'a jamais été aussi grave. Ça ne peut que s'améliorer".
Mais depuis, ça n'a fait qu'empirer. Personnellement, j'ai été très
chanceux de voir "mes" ventes rester à peu près au même
niveau. Mais il y a des cartoonists fantastiques qui ne vendent pas
plus de 5.000 exemplaires de leurs comics. C'est tragique, je veux
dire que c'est la forme artistique la plus progressive de cette fin
de siècle et personne n'y accorde de l'attention. Je sens que, lorsque
nous serons tous morts, quelqu'un écrira un livre qui dira: "Ces
mecs étaient bons à cette époque". Mais nous n'en tirerons plus
rien.
Vous avez écrit une sorte de petit tract en
1997, "Modern cartoonist", dans lequel vous vous exprimiez
sur les problèmes du "comics industry" (inclus dans Eightball
# 18). Vous avez toujours les mêmes opinions aujourd'hui ?
Pour l'essentiel, oui. Ce sont des pensées qui me travaille depuis
longtemps. Mais j'ai été un peu exagérement "hyperbolique"
dans mon approche, en incitant les gens à répondre et écrire leurs
propres opinions... en quelque sorte, rendre les gens furieux ou blasés.
Mais la plupart des gens se déclarèrent d'accord, "oh oui, c'est
tout à fait ça, c'est vrai"... au lieu de "enragé, trou
de cul, je vais te tuer".
Vous semblez furieux envers la "comics
industry" et... Je suis toujours furieux,
c'est ma nature. Si je n'avais pas quelque chose pour passer ma rage...
Certains jours, je me dis que je suis la personne la plus chanceuse
du monde car je gagne ma vie juste en dessinant des comics. Alors,
je ne me plains pas. Mais je pense aussi à quel point tout pourrait
aller mieux. Je souhaite juste que des personnes normales lisent nos
histoires plutôt que les fans de "Star Trek" habitués des
magasins de comics, pas intéressés. C'est tellement frustrant.
Vous considérez-vous comme un artiste "underground",
ou ce terme ne signifie-t-il plus rien depuis les années 60/70 ?
Je ne m'intéresse pas vraiment à ces problèmes de langage. Mais je
préfère être défini comme un cartoonist "underground" plutôt
que "mainstream". J'admire plus Robert Crumb que Frank Miller,
c'est la seule raison. J'essaie juste d'être un cartoonist. Mais,
de nouveau, je pense qu'avec des distinctions de ce type, il est tellement
facile pour les gens de dire : "je ne suis pas intéressé par
telles choses, cet auteur est l'un des leurs, de cette bande".
Si vous prenez les romans ou les films, les gens lisent les romans
de certains écrivains et voient les films de certains réalisateurs
sans penser : "Ah, cela fait partie de l'underground et ça ne
m'intéresse pas".
Dans ce cas, qu'y a-t-il de spécifique dans
les comics qui vous ait fait opter pour ce moyen d'expression ?
En termes de narration visuelle, c'est le média qui vous permet le
plus de contrôle possible. Si on fait une analogie avec le film, vous
êtes le réalisateur, tous les acteurs, le maître du casting. Vous
faites tout vous-même et il y a encore tellement de choses à faire
avec les comics, d'explorations narratives. C'est un média très subtil
et de façon évidente beaucoup plus calme et introspectif que les films.
Il y a aussi un élément qui le différencie du roman : vous pouvez
travailler sur l'entrelacement entre mots et images. Vous pouvez raconter
deux histoires, les faire se rencontrer, les séparer à nouveau et
des tas d'autres possibilités. C'est un défi sans fin. Je veux dire
que l'on ne peut jamais atteindre ce point: "Les comics, c'est
très facile, je peux faire ça sans problèmes". Non, chaque jour,
je me demande comment je vais pouvoir raconter ce que je veux raconter.
C'est cela qui me fait continuer, comme gravir une montagne sans jamais
atteindre le sommet.
Comment expliquez-vous les chiffres
que vous avanciez dans "Modern cartoonist": 300 cartoonists
professionnels aux Etats-Unis et seulement 25 à 50 d'entre eux qui
sont vraiment intéressants et créatifs ?
... Pourquoi la majorité des "artistes" n'ont-ils
pas cette conscience d'être sérieux dans leur approche ?
La raison première est que cela ne paie pas de faire des comics de
cette manière. Je veux dire, ces 25 créateurs dont je parle vivent
dans la pauvreté et sont beaucoup plus amers que je le suis. "Goddam
this comics business !". Vous savez, c'est comme être un poète.
C'est comme une vocation, un appel auquel vous ne répondez pas parce
que vous voulez en vivre et avoir une famille. Vous le faites parce
que vous devez le faire, vous êtes comme "entraîné" [attiré]
à le faire. Quant aux 2900 et quelques autres qui veulent vivre en
dessinant des super-héros ou autre chose qui paie... je ne leur reproche
pas. Ce juste que ce n'est pas intéressant pour moi et que je ne les
lis pas. De toute façon, je suis sûr qu'ils ont plus de lecteurs que
moi j'en ai... Dieu les bénisse.
Vous n'avez jamais été publié en français,
même dans une revue... Je ne pense pas avoir
jamais été traduit en français, de quelque manière que ce soit. Je
ne pense même pas avoir jamais reçu de courrier français, sauf de
Jade. Les français me semblent imperméables à tout ce qui n'est pas
traduit en français. Du moins, de ce que je puis en dire.
Est-ce parce que vos travaux, vos personnages
sont trop américains que pour être compris ailleurs ?
C'est peut-être vrai, sauf que j'ai été traduit dans des tas d'autres
langues : allemand, néerlandais, espagnol, italien, finnois... J'étais
très intéressé de voir à quel point les français sont influencés par
la culture américaine des années 50, beaucoup sont attirés par le
rock'n'roll et tout ce qui l'accompagne. Ils sont en fait plus intéressés
dans leur propre vision de cette culture que dans l'idée que les américains
en ont. Je ne comprends pas bien pourquoi, peut-être pouvez-vous me
le dire... Mais, oui, je peux voir que mon travail est très personnel
et très américain, spécifique à un endroit et une époque. Je regarde
des travaux européens très estimés et je ne peux m'y référer.
Je ne comprends pas pourquoi les gens sont tellement attirés parce
que cela me semble tellement étranger.
C'est plutôt irrationnel parce que ces derniers
temps, des auteurs comme Seth et Adrian Tomine ont été traduits et
publiés en français. Et ils sont tout de même très spécifiquement
"american-canadian"... Adrian Tomine
vit à trois maisons de chez moi et je me suis mis à penser: "Il
a 23 ans et déjà un livre en français. Alors que je fais ça depuis
15 ans sans avoir cette chance..". Il s'est véritablement excusé
auprès de moi pour cela.
Ressentez-vous de la jalousie ou de la haine
? Non, c'est juste que je pense : "mais qu'est-ce
que je fais de travers? ". Je pense que son travail est plus
"universel" que le mien.
Je ne peux pas croire que vous désiriez
obtenir un succès international. Ce n'est pas votre but, n'est-ce
pas ? Ce n'est pas quelque chose auquel je
pense.
Vous et Chris Ware travaillez pour Fantagraphics,
où vous avez vos propres comics. Comment travaillez-vous avec cet
éditeur particulier ? Fondamentalement, nous les appelons
une fois par an pour leur dire: "j'envoie mon comics demain.
Imprimez- le". Personnellement, j'envoie à Kim Thompson des photocopies
de mon travail quand tout est terminé et il corrige l'orthographe
s'il reste des fautes. C'est là toute l'étendue de son travail et
il gagne autant que moi pour cela, pour m'épargner d'appeler l'imprimeur
et toutes ces choses...
Vous jouissez de beaucoup de liberté chez Fantagraphics
en ce qui concerne le nombre de pages, le format, les couleurs...
C'est surtout grâce à Chris Ware, qui demanda toutes ces choses il
y a des années: "j'aimerais faire un comics géant, avec des couleurs,
etc..." et "Oh, pas question, on ne peut se le permettre".
Mais Chris insista et ils l'ont finalement laissé faire... avec beaucoup
de succès. Donc, aujourd'hui, ils sont plus ouverts sur ce point.
Il
me semble que c'est une approche plus européenne...
Certainement et je l'ai toujours admirée. C'est comme cela que ça
devrait toujours être fait. Mais ils sont très résistants aux changements
jusqu'à ce qu'ils y soient forcés. Et après, ils s'en attribuent le
mérite. Dans une interview, Kim Thompson a dit: "A la base, mon
travail consiste à dire "oui" à Dan Clowes et Chris Ware,
dans les limites du raisonnable".
Pouvez-vous parler du projet de film
"Ghost World", avec Terry Zwigoff ?
Nous avons écrit un scénario qui fét très bien reçu à Hollywood, à
l'exception du fait que personne ne veut nous donner autant d'argent
que nous voulons et estimons nécessaire. Le film pourrait être fait
à très bon marché mais ce ne serait pas le film que nous voulons faire
et dont nous avons une claire vision. Ce n'est pas cher selon les
standards d'Hollywood mais ils considèrent que c'est très difficile
à vendre: "Ah, c'est à propos de deux adolescentes qui sont tristes..."
C'est très difficile de trouver l'argent. Nous avons passé presqu'un
an en réunions et discussions, essayant d'avoir un extra de 200.000
dollars. Si nous trouvons l'argent avant la fin de cette année, nous
chercherons un moyen de le faire moins cher... Mais je pense que nous
le ferons.
C'est très surprenant quand on se souvient
du film de Terry Zwigoff où on voit Robert Crumb insulter des producteurs
d'Hollywood au téléphone... Oui, j'ai de moi-même
faire cela aussi plusieurs fois. J'ai eu environ 25 offres pour faire
un film à partir de "Velvet glove" : des studios d'Hollywood
mais aussi d'autres parties du monde, comme des mecs qui voulaient
tourner cela en animation dans leur sous-sol. Généralement, c'étaient
de tels idiots que je raccrochais dans les cinq minutes. Mais je vois
ceci comme la possibilité idéale pour faire un film : avoir un vrai
réalisateur qui est aussi un très bon ami, que je respecte et à qui
je fais confiance. Si je ne persévère pas avec Terry Zwigoff, je n'aurai
plus jamais de possibilité aussi bonne pour faire un bon film. Si
nous ne pouvons faire un bon film avec ce projet, avec tout ce que
nous y avons déjà investi, alors c'est impossible et je n'essaierai
plus jamais.
Est-ce que le "Crumb" de Zwigoff
a connu des problèmes de censure et de distribution ?
Non, Terry a juste eu des problèmes avec son propre producteur, qui
lui a demandé de couper trente minutes. Il a absolument refusé de
le faire et c'était la bonne décision. Le film a réellement battu
des records pour un documentaire aux Etats-Unis, il a rapporté beaucoup
d'argent.
J'ai l'impression que vos comics "focalisent"
beaucoup sur la vie quotidienne, les détails, les émotions des personnages.
Est-ce que l'expression de sentiments constitue la chose centrale
de vos comics ? C'est certainement ce qui
m'intéresse le plus. Je dis toujours aux gens que mes comics tournent
autour de tout ce qui me fait sortir du lit, aller dans mon atelier,
m'asseoir devant ma table à dessin pour huit heures... Dessiner quelque
chose qui ne m'intéresse pas serait très difficile, sachant que...
jouer à des jeux vidéos, ou autre... Vous savez, j'ai besoin de quelque
chose qui me force à rester assis pendant dix heures par jour. Pour
moi, le plus intéressant, ce sont les petits moments émotionnels,
essayer de dramatiser de petits événements et les transformer en problèmes
plus larges.
Ceci peut impliquer une qualité d'improvisation.
Votre travail est-il semi-improvisé ? J'essaie de
travailler comme cela. La base est structurée mais je peux "décoller",
en sortir. C'est un peu comme le jazz : on peut jouer le même morceau
chaque soir mais c'est toujours un peu différent. Si je devais tout
recommencer, ce serait surement différent tout en étant fondamentalement
la même chose.
Vous semblez très influencé par les
sixties (disques, films)... Je dirais plutôt les
fifties et la fin des années quarante. Mais ce sont juste les choses
avec lesquelles j'ai grandi et qui sont en moi. C'est très facile
pour moi de dessiner ces types de visages, j'aime ça. Mais je suis
aussi intéressé par d'autres époques et je me suis dit: "je devrais
essayer de dessiner les années 90". C'est en quelque sorte ce
que je fais mais ça finit toujours par ressembler aux 90 envisagées
en 1953, ou quelque chose comme cela. Je ne sais pas exactement.
Vous parlez beaucoup de la nostalgie...
Est-ce un piège ? Je ne sais pas... J'ai réalisé
que j'étais très nostalgique et par moments, je broie du noir en pensant
: "pourquoi ne puis-je pas vivre en 1870" par exemple. Alors
que évidemment, je ne voudrais pas vraiment. J'aime avoir des installations
de plomberie dans ma maison et toutes ces choses. Mais je suis tellement
angoissé par l'architecture moderne et la musique médiocre, etc...
La vie est tellement compliquée aujourd'hui que parfois, je souhaite
vivre dans une petite ferme retirée, ne jamais voir personne. Je pense
que je travaillerais beaucoup plus mais je suppose aussi que je chercherais
toujours des distractions.
Vous avez besoin de la ville ?
Oui, oui. c'est de la ville que vient le travail, cette
tension qui crée tout.
Je trouve qu'il y a une image qui résume
bien votre travail. Dans un numéro d'Eightball (# 17), vous vous êtes
dessiné en train de jeter une petite balle (prise dans un distributeur)
sur une foule d'hommes et femmes aux têtes de porcs. C'est ce que
vous faites : vous jetez votre comics en pature aux cochons ?
Oui, mais il y aussi deux personnes bien habillées dans la foule...
c'est juste moi qui me sent désolé pour moi- même. Vous savez, quand
vous passez dix heures par jour dans cette petite pièce, en essayant
de créer quelque chose de beau et qu'alors, vous le sortez dans le
monde, vous constatez un désinterêt absolu de 99% des êtres humains.
J'essaie très fort de ne pas devenir furieux et cynique parce que
c'est soit ma faute soit la leur. Et ce serait mieux que ce soit leur
faute. C'est très frustrant de voir mon comics dans un rayon d'étagère
à côté de Star Trek ou X-Men et que quelqu'un fonce précisement sur
ceux-là. Je ne vais pas me plaindre, je pourrais mais je ne devrais
pas...
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