Derrière son éternelle discrétion d’adolescent, on a du mal à imaginer Shinya Tsukamoto en réalisateur de films puissants où gore et cyber-punk s’enchevêtrent pour atteindre une poésie glauque, virtuose et inédite.

Fleur de métal

De Tetsuo à Bullet Ballet, Shinya Tsukamoto s’est révélé comme l’un des plus incroyables cinéastes de sa génération. À l’instar de Kioshi Kurosawa, ou de Takashi Miike, le cinéma de Tzukamoto joue avec l’huile de coude et les bouts de ficelle pour mettre au jour la grosse bête poilue qui sommeille en nous, tout en écorchant vif une société japonaise en proie au doute. Rencontre autour de son dernier film, Gemini.

Shinya Tsukamoto

Après avoir brillé dans quelques rôles de monstres genre Ultra O au petit théâtre de son école, Shinya Tsukamoto, âgé de 14 ans, obtient de son papa un cadeau décisif : une caméra 8 mm. D’emblée, il tourne Genshi San, dans lequel il met en scène des hommes préhistoriques. " Il suffisait de s’agiter en caleçon, se souvient-il, ce qui était évidemment beaucoup plus facile que de confectionner des monstres ". Très inspiré par les mangas, ses films suivants, qu’il s’empresse de cacher dans un placard, se nomment Tsubasa et Kyodai Gokiburi Monogatari (l’histoire d’un cafard géant). Les choses deviennent sérieuses quand il doit avouer devant sa classe au lycée qu’il n’a jamais vu un film d’Akira Kurosawa. Il se rattrape, en commençant par les maîtres nationaux : certes Kurosawa, qui l’influence durablement, mais aussi Terayama, Okamoto, Imamura... Il continue d’expérimenter, se réoriente vers le théâtre underground lors de ses années de fac et travaille temporairement dans une boîte de pub. Il en retient au moins une leçon : le montage rapide avec des plans courts.
En 1986, influencé par Blade Runner et Videodrome, il réalise Futsu size no Kaijin (Un Fantôme de taille normale) qui est en quelque sorte le brouillon de Tetsuo. " L’acteur principal est d’ailleurs le même (...) le film racontait l’histoire d’un homme qui se métamorphosait peu à peu en machine de fer ". C’est en effet le thème de Tetsuo, tourné cette fois en 16 mm et qui obtiendra le grand prix du Festival du film fantastique de Rome, après une projection sans sous-titres dans une petite salle. Cette oeuvre flamboyante, dominée par des gris argentés pour restituer l’aspect physique du fer, sans véritable scénario, remplira une salle de Tokyo pendant trois mois. Parallèlement à un travail de commande (Hiruko), Tsukamoto complète la préparation de la séquelle : Tetsuo II approfondit les thèmes cyber-punks du premier opus et ouvre l’espace sur le Tokyo des gratte-ciels bleutés. Il exploite cette fois l’idée du sang maudit. " Du père au fils, la chair se métamorphose en fer... " C’est un désastre commercial. Ce que Tsukamoto reconnaît avec un plaisir masochiste.
Également acteur, il jouera dans The Most terrible time in my life (de Yamaguchi) et Quiet days of firemen avant de revenir à la réalisation, inspiré par l’expérience de boxeur de son frère. Détaché de l’horreur et de la science-fiction, Tokyo Fist s’apparente plutôt à une histoire d’amour autour d’un ring. La thématique amoureuse deviendra plus explicite trois ans plus tard, dans Bullet Ballet. C’est Tsukamoto lui-même qui y tient le rôle principal, celui d’un salary-man en pleine dérive nocturne dans les rues noires et blanches de Tokyo. Il cherche une arme et tombe sur une bande de voyous et leur petite copine, jeune et jolie. Ce film morbide et fétichiste, très très nerveux, balance entre Gun Crazy et la Nouvelle Vague. Tsukamoto, de plus en plus connu mais aussi de plus en plus catalogué " violence urbaine ", surprend aujourd’hui avec Gemini, tout en restant fidèle à ses thèmes favoris

Jade : Pour le scénario de Gemini, vous vous êtes inspiré d’une oeuvre classique...
Shinya Tsukamoto : Oui, il s’agit d’une nouvelle d’Edogawa Ranpo, l’Edgar Allan Poe japonais, que la société de production m’a proposée. L’histoire originale parlait de jumeaux, c’est pourquoi le film s’appelle Gemini. Dans le texte, le frère aîné reçoit l’intégralité d’un héritage et son petit frère décide de le liquider. Je l’ai adapté bien sûr, pour approfondir la limite entre le personnage mauvais et le bon, la rendre plus floue au fur et à mesure que le récit se déroule. C’est dans le cœur de chacun des frères que vont se révéler des tendances inverses.

On peut aussi comprendre le film comme un combat au sein d’un même homme, entre des forces civilisatrices et d’autres plus barbares...
Oui, car les deux frères se ressemblent très fort. En fait, ils sont séparés à la naissance et ignorent l’existence l’un de l’autre. Sur un plan moral, l’un cherche à vivre dans la richesse matérielle tout en servant l’humanité puisqu’il est médecin, alors que l’autre vit plus librement dans la misère et la pauvreté. Je voulais rendre ces contrastes apparents, notamment en présentant leurs univers de façon violemment opposée : il y a un monde calme mais bleu-gris et l’autre agité mais plein de couleurs. J’ai utilisé simplement un décor d’hiver et un autre d’été.

Le personnage du père joue un rôle discret mais fondamental : il donne à son fils le médecin une véritable éthique qui va orienter sa pratique. Pourquoi présentez-vous les choses de cette manière ?
C’est vrai que la figure d’un père immense et déterminant se retrouve souvent dans mes films. Tetsuo II symbolisait cette image par un building écrasant, qui était démoli par le personnage. Je pense que les pères sont des murailles que leurs enfants doivent surmonter ou détruire. Bien sûr, ce problème vient de la société japonaise dans laquelle le père est le boss de la famille. Mais pour rendre Tetsuo II plus intéressant, le personnage fait plus que dépasser son père, il détruit complètement le building. Dans Gemini, tout est plus complexe parce que le père a aussi abandonné un de ses enfants, ce n’est pas un personnage simple.

L’histoire de Gemini se passe au début du vingtième siècle. La structure sociale qui y est décrite a-t-elle encore un sens dans le Japon d’aujourd’hui ?
Les classes sociales étaient plus marquées à l’époque décrite par le film : les pauvres étaient très pauvres et vivaient à l’écart des (très) riches abrités dans leurs propriétés. Les choses sont plus floues aujourd’hui mais c’est à nouveau l’envie de contrastes violents qui a dominé dans la mise en scène. Edogawa Rampo a écrit sur sa propre époque, l’ère Meiji (1868-1912), j’ai voulu respecter cet aspect. Disons que j’introduis un élément critique en soulignant les tendances autoritaires de ceux qui ont l’argent.

Vous vous êtes mis dans une situation délicate : vous avez investi votre propre argent dans Gemini et d’un autre côté, vous refusez les propositions de Quentin Tarantino ou des producteurs d’Hollywood.
Oui, mais avec mon argent je suis libre de tourner ce que je veux. Je refuse les compromis avec des gens qui me diraient comment je dois tourner ou écrire telle scène. J’ai l’air déterminé en disant ça mais en réalité, je suis très timide et j’éprouve quelques difficultés à dire ouvertement aux financiers : non, je ne veux pas faire ça comme vous le voyez mais comme moi je le vois, par exemple. Ça devient encore plus grave s’il y a beaucoup de personnes dans la même pièce. Là, je deviens aussi timide qu’un petit garçon et d’ailleurs, on me croit souvent plus jeune que je ne le suis. Peut-être devrais-je, comme beaucoup de réalisateurs, me laisser pousser la barbe et la moustache.

C’est donc ton frère ! À propos de Gemini
Dès la scène d’ouverture, il y a cette partition d’opéra schizophrénique. Le compositeur attitré de Tsukamoto, Chu Ishikawa, impose directement ses fragments effroyables comme des lambeaux de l’âme du docteur Yukio Daitokuji. Le vertige ne tardera pas à s’emparer ouvertement du jeune praticien et le fera basculer, lui, son univers terne et protégé et sa très belle épouse, dans un gouffre... au fond de son propre jardin. Comment lutter contre son double, le cruel Sutekichi, venu reprendre possession de son ancienne maîtresse et du même coup, échanger sa misérable existence contre la réussite confortable ?
Esthétiquement éloigné des précédents Tsukamoto par la reconstitution de l’ère Meiji (années 1910) et le jeu en costumes, Gemini n’en est pas moins une bombe puissante lancé par un réalisateur que rien, certainement pas plus de moyens financiers, ne semble pouvoir courber. Sadisme, ultra-violence et obsessions servent son propos dédoublé : dans l’univers retenu et prêt à plonger du médecin, dans les danses rituelles et le baroque incandescent des bidonvilles. Entre les deux espaces, il n’y a qu’un mur vulnérable à la folie et propice aux transgressions les plus odieuses. C’est bien sûr de notre nature qu’il s’agit, mais aussi des déséquilibres explosifs d’une société basée sur les privilèges de tous types. Tsukamoto jubile, on le sent à chaque instant, d’explorer son sujet avec tous les moyens du bord : maquillages, décors contrastés et acteurs parfaits. Dans toute cette terreur, beaucoup plus subversive que les Tetsuo, Tsukamoto parvient cependant à ménager une porte de sortie, un portail primitif mais accessible.

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Entretien paru dans Jade 20 © Pierre Polomé & 6 Pieds Sous Terre, 2001/ Photos fournis par Cinéart