ENTRETIEN

Pour ce Jade 354U, paru en Février 2012, nous accueilliions pour la première fois un rédacteur en chef invité, choisi pour sa connaissance de la thématique de la librairie et son humour ravageur : June « Julien » misserey, exlibraire bisontin engagé -puis dégagé-, mais avant tout activiste survitaminé de la bande dessinée, notamment à travers les actions de l'association chifoumi (entre autres initiatrice de la résidence d'auteurs Pierre Feuille Ciseaux, du cycle d'expositions Ce qui nous lie et dont on attends avec certitude maints étonnements.)
Ce qui suit est la version « uncut » de l'entretien qu'il mena avec ses confrères pour l'occasion.

LES LIBRAIRES


Illustration ICINORI

Des collègues, il y en a plein, des très bons, et d'autres qui feraient d'aussi bonnes ventes de chaussettes ou de yaourts, mais c'est un autre débat.
L'idée pour ce numéro de Jade tourné vers les libraires et vers leurs libraires, c'était pour moi d'essayer d'échanger avec des gens que je sais être assez francs dans leurs propos (et dans leur manière d'envisager le métier), tout en essayant de ne pas partir dans des considérations passablement auto-centrées ; je doute que nous y soyons totalement arrivés, mais j'aime à croire que lorsque l'on est attachés au livre, à la lecture, alors peut-être que l'on peut apprécier d'en savoir un peu plus sur ces satanés bonhommes qui sont réputés pour faire la gueule lorsque l'on leur demande un conseil concernant un bouquin qu'ils n'aiment pas. Les fumiers.
J'avais fait une liste d'une petit dizaine de confrères qui me semblaient tous avoir une approche radicalement intéressante de ce que pouvait être un libraire. Mais parce qu'il fallait bien faire des choix, j'ai opté pour Gilles Suchey, libraire chez Contrebandes (à Toulon), qui se positionne clairement dans un esprit frondeur et aventureux (le spectre sélectionné, les expositions) ; pour Nicolas Verstappen, de la librairie Multi BD, ex-Bulle D'Or (à Bruxelles), pour son infatigable activisme (ses conférences, ses fanzines audacieux, Radio Grandpapier...) ; pour Stéphane Godefroid, libraire à La Parenthèse (Nancy), pour son approche large du métier (son aventure éditoriale, son ouverture d'esprit) ; et pour Le Libraire Se Cache, dont on ne sait évidemment rien, si ce n'est qu'il narre en long en large et en travers sur son blog ce que peuvent-être les questionnements incessants d'un libraire de notre temps. J'aurais pu demander aux copains d'Expérience, à Lyon, à Guillaume du Monte En L'Air, à Christian de Super-Héros ou à quelques autres de rejoindre la conversation. Mais je me suis dit que ce serait pour le prochain Jade. Ou pour celui d'après. Ou pour... Comment ça, ça ira ? Ah bon.
J'ai commencé pêle-mêle à leur demander de se présenter vis-à-vis de leur rapport au métier, de leur demander « mais pourquoi diable ce boulot ? », ce genre d'évidences qui pouvait démarrer un dialogue...
(propos recueillis par mail en mars/avril 2012)

 

Nicolas Verstappen : Le libraire que je suis est sur les rotules après 7 jours d'affilée de montage/démontage de stand, inauguration et autres heures supplémentaires pour la Foire du Livre de Bruxelles... Un métier de manutentionnaire qui semble ne jamais être une évidence pour les clients qui nous envisagent encore souvent comme faisant "le plus beau métier du monde où on a trop de la chance de passer nos journées et nos soirées à lire toutes les bd qu'on veut"... C'est pas entièrement faux, mais c'est pas exactement vrai non plus... Soit... Après cette semaine, je suis donc dans le jus, le dos en miettes, et enthousiaste à l'idée de participer à cette conversation.
Pour ma part, je dirais que ma vocation de libraire (au-delà de la première idée de faire découvrir à d'autres ma passion, mes coups de cœur, etc...) s'est tournée vers un autre objectif délicat ; identifier et proposer des œuvres-charnières", des livres de qualité "accessibles" à un large public et cependant "alternatifs" au mainstream, qui pourraient éveiller la curiosité, attiser l'envie d'aller au-delà des "blockbusters" et de faire prendre conscience à une large majorité de clients que "la vérité est (aussi) ailleurs". En deux mots, dire que Quartier Lointain et Persepolis ne sont pas des exceptions (les "médias" les présentent comme telles) mais qu'ils sont (à peine) le sommet d'un iceberg...

Stéphane Godefroid : Avant d'être libraire, je m'imaginais derrière mon comptoir, en train de lire des livres, écouter du rock'n'roll et tailler la bavette avec les clients.
Au final je crois n'avoir jamais lu un seul bouquin dans ma librairie.
Quand on a fini d'ouvrir les caisses, réceptionner la marchandise, étiqueter les livres, les avoir mis en rayon, et je ne parle pas de la comptabilité, des paperasses en tout genre ... tout en s'interrompant à chaque fois qu'un client a besoin de vous, vu que ça reste notre priorité : être là pour les gens ; et bien la lecture, c'est tintin !! Heureusement, on peut quand même écouter du rock'n'roll, ça aide !
Conseiller au client le livre qu'il est venu chercher même s'il ne le sait pas, est le cœur de notre métier. Pour faire cela comme il faut, on a besoin de lire, de beaucoup lire. On ne peut pas être un bon libraire si on ne lit pas énormément, et paradoxalement il est impossible de le faire pendant notre journée de boulot. D'ailleurs, au moment où j'écris ces lignes, confortablement installé dans le train qui m'amène tous les matins à Nancy, je devrais normalement lire Bonneval Pacha #1, qui sort demain...
Comme j'ai une heure de train le matin et pareil le soir, je peux lire entre 1 et 3 livres par jour. Ça ne permet pas une connaissance approfondie de toute la production, mais c'est déjà pas mal.
Mais je ne veux pas dresser un constat trop dur des conditions d'exercice de notre métier. Même si on court beaucoup ça reste le plus beau métier du monde !

June "Julien" Misserey : Tout à fait vrai. C'est un métier formidable et sans vouloir donner l'impression de me plaindre, c'est tout à fait vrai que le temps passé à déballer des cartons, pointer des manquants, à déplacer des piles, à refaire des cartons, est au-delà de toute espèce d'appréciation de la part des clients...
C'est l'un des rares métiers où comme à l'école, tu rapportes du boulot à la maison, quoi...

Gilles Suchey : Je vois mes camarades échauffer leur clavier sur le métier dans son aspect universel, mais j'aurais du mal à dissocier l'activité de la ville dans laquelle elle se pratique. Contrebandes est installée à Toulon. Il n'est pas du tout dit que l'aventure aurait existé ailleurs. Prenez ça comme un propos liminaire, peut-être un peu chiant, mais à mes yeux fondamental parce qu'il conditionne beaucoup de choses.

June "Julien" Misserey : Non, non, tu as raison de préciser ça, c'est important. On est évidemment directement dépendants du terreau dans lequel on fait émerger son bizness, et les choses ne sont pas les mêmes selon le nombre de mètres linéaires de livres en vente/habitant (RATIER FOR EVER), et ça détermine fatalement pas mal de choses... Et l'exemple de Contrebandes est un très bel exemple pour illustrer l'importance de l'endroit dans lequel on "s'escrime à…", nul doute que vous avez capté quelques uns des curieux et sympathiques habitants de votre ville (car il y en a forcément), mais le faire au moment où tout le monde s'arrache les cheveux avec des questions de surproduction, au moment où la FNAC gèle ses ouvertures planifiées depuis dix ans, au moment où l'industrie du livre hurle que ça va commencer à devenir serré et que la bande dessinée, rare secteur de l'édition qui "se porte bien" (en 2006, par exemple), commence à stagner en terme de pognon généré...

Gilles Suchey : Toulon est la plus grande ville de France à avoir élu un maire FN au milieu des années quatre vingt dix. Savant mélange de marine nationale, de rapatriés des anciennes colonies africaines, de personnes âgées désireuses de passer leur retraite au soleil, zone économique sinistrée qui survit grâce aux restes d'une industrie militaire jadis flamboyante. Bref, ce n'est pas le meilleur écrin dont on puisse rêver pour le développement de l'activité culturelle quelle que soit sa forme. Pendant longtemps, les Toulonnais essayant d'échapper à cette grisaille ont pris leurs habitudes à Marseille ou Aix en Provence (concerts, musées, librairies).
Avant 2006 n'existaient plus, dans cette petite capitale d'une agglomération de 500.000 habitants, que deux enseignes généralistes méritant le nom de librairie, plus une FNAC, plus la librairie spécialisée historique de Mourad Boudjellal, Bédule, totalement rétive à l'édition alternative. Contrebandes est née en 2006 avec l'objectif de révéler au public des bandes dessinées et des livres illustrés qui n'avaient absolument aucune visibilité sur l'agglo (avec le privilège, pour les néo-libraires, d'accéder enfin à des ouvrages sans avoir besoin de les chercher ailleurs, hé hé). 2006, année faste, puisque trois librairies ont vu le jour à Toulon. Sans nous concerter, nous avons tous pris le parti dans nos registres respectifs (BD, poésie, sociologie etc) de refuser les offices pour subir le moins possible l'avalanche éditoriale.

June "Julien" Misserey : Ah ouais quand même !
Est-ce qu'on rentre dans une explication super basique du système des offices ? Tout le monde ne le connaît pas... Pour faire vite, l'office est un contrat par lequel le libraire s'engage auprès d'un distributeur à lui commander un certain volume de livres parmi les nouveautés des éditeurs et qui lui permet de renvoyer les invendus, plus de trois mois et moins de douze mois après la parution (les « retours »). Le libraire reçoit donc de sa part et automatiquement une quantité de nouveauté du cheptel d'éditeurs abonnés au distributeur.

Gilles Suchey : Précision sur les offices : un office Belles Lettres ou Makassar me va très bien. Mais pas question d'avoir un office MDS ou Hachette, par exemple. De toute façon on voit très peu de représ (représentants des diverses entreprises de diffusion/distribution), tout simplement parce qu'on n'existe pas pour eux et qu'ils n'ont pas de temps à perdre avec des losers. Quand on vise un titre dont on pense qu'il va être plébiscité par le public, on commande 15 exemplaires, jamais plus. À titre informatif : le dernier titre de Bilal, on l'a pris en un seul exemplaire qu'on n'a même pas vendu. Les gens qui poussent la porte n'en ont globalement rien à foutre, du Bilal fin de règne.

Le Libraire Se Cache : En même temps, si les office sont bien traités (si, si on n'achète pas trop et qu'on se débarrasse de mauvaises habitudes), ça revient un peu au même, non ? J'ai toujours trouvé cette posture trop extrémiste et contre productive, même si j'en comprends la teneur.

Gilles Suchey : En 2011, deux de ces trois librairies n'existaient déjà plus (une autre a ouvert en 2010 mais pas tout à fait sur la même base...)
Tout ça pour dire que la plus triviale des missions, ici, est de montrer une production éditoriale boudée par ailleurs... Et de tenir le plus longtemps possible. Comme les difficultés relatives à ce contexte culturo-économique ne sont pas suffisantes, on refuse aussi l'essentiel des blockbusters qui permettraient une certaine respiration financière. C'est le postulat de base : si le livre est vendu en grande surface, on essaie d'éviter de le proposer.
Alors concernant le contact avec le chaland on pourrait presque considérer que le conseil est superflu : les livres existent, ils sont là, ils sentent le papier, et les gens qui poussent la porte ont déjà la banane... La suite au prochain numéro.

Stéphane Godefroid :
Considérer que la BD vendue en supermarché ne doit pas être dans tes rayons, c'est reconnaître à la grande distribution des compétences qu'elle n'a pas, et c'est aussi me semble-t-il presque méprisant pour les blockbusters : comme si leur qualité d'ouvrage à succès suffisait à déterminer qu'ils ne méritent pas leur place en librairie.
Je suis issu de la petite édition, (et je te remercie, Gilles, d'avoir été l'un des seuls libraires à organiser une rencontre autour d'un des livres que j'avais édité : Jours de classe) ; bref, quand il s'est agit de reprendre La Parenthèse, j'ai eu la crainte de ne pas arriver à relire de la BD dite commerciale, genre que j'avais délaissé une dizaine d'année auparavant. Heureusement, ma crainte s'avérait infondée.

June "Julien" Misserey : C'est marrant, je suis le premier à chier sur les gros dès que j'en ai l'occasion, mais c'est davantage sur ce qu'ils représentent comme force industrielle écrasante (je simplifie au max, on est d'accords, que sur les bouquins à proprement parler. Bien sûr, ils font des clones de merdasses insipides, mais chacun d'entre eux a édité des chefs d'œuvre, c'est aussi simple que ça, je crois.

Quand je m'oppose aux gros qui déballent l'artillerie lourde pour mettre en place des colonnes de huit cent volumes de la petite Spiroute, c'est pas en opposition au plaisir que ces mêmes éditeurs ont pu me donner, mais bien à leurs politiques commerciales, à leurs choix de pratique éditoriale : leurs bons bouquins, ils seront toujours en rayon.

Stéphane Godefroid : Le sentiment que je retire de tout ça est qu'il n'y a rien de plus bête qu'une frontière. Ceux qui ont voulu voir deux BD antagonistes se sont trompés, ou alors ont eu raison dans un contexte qui n'est plus d'actualité. De même que je suis capable d'apprécier un grand vin et de boire une bonne bière, je peux m'enthousiasmer pour le dernier Hornschemeier et prendre mon pied à la lecture du dernier Largo Winch. Il y a des bons et des mauvais livres dans tous les genres, et jamais je ne me priverai du plaisir de vendre un bon livre au profit des supermarchés, qui eux en plus n'en ont pas, de plaisir.
Et je ne parle même pas économie... Bref, la richesse d'une librairie, c'est à mon sens la diversité de son offre.

Le Libraire Se Cache : Je précise que ce n'est pas vraiment des histoires de stratégies de ventes qui m'intéressent, mais plutôt le suivi de ce que je mets en place. Autrement dit, je préfère avoir un prévisionnel et anticiper, plutôt que de me dire que je vais prendre mois par mois et que je verrai bien ce que ça donne. C'est important, dans notre métier, d'avoir un plan de tréso un minimum sérieux, sinon tu risques de mauvaises surprises, et aussi de savoir ce que tu peux ou non développer (mais ça je l'ai déjà dit.)
Mais effectivement, tout ça laisse le livre au centre, finalement, et non l'argent. C'est juste que c'est lié et qu'il ne faut pas l'oublier : la librairie demande beaucoup de capitaux, il faut du fric en permanence, c'est pénible. C'est l'enjeu des prochaines années. D'ailleurs Flammarion (en attendant leur rachat) l'a bien compris et propose un +2 net sur les commandes du fonds (1) ainsi qu'un crédit des retours à 30 jours. Et ça c'est pas rien. Les éditeurs se réveillent un peu et se souviennent que les succès de librairie commencent chez les libraires, justement.

June "Julien" Misserey : J'ai la même approche que Nico. Trouver les passerelles pour emmener les gens vers des choses vers lesquelles ils ne seraient pas allés.
Après je dois bien reconnaître que dans ce sens, c'était plus excitant et exaltant que dans l'autre, et beaucoup plus facile aussi : je crois pas à des camps distincts, ce serait un brin démago, mais je crois tout de même aux richesses de certains territoires.
Avant que Gilles et Stéphane ne se fâchent, je pose un truc entre vos deux manières de voir le truc : naturellement, j'aurais tendance à aller vers l'avis de Gilles.
Les "gros" n'ont pas besoin de nous, ils ont tout un système de diffusion, de représentation, de conditions financières, de visibilité que les "petits" n'ont pas. C'est expéditif je le concède, mais ça ne veut pas dire que tout est pourave chez de gros éditeurs, loin de là. Je critique leurs politiques commerciales souvent avant la manière qu'ils ont d'envisager leur métier, et je laisserais à leurs alliés directs, comme la grosse surface locale (enseigne culturelle ou pas), le soin de faire des piles gigantesques de trucs que je trouve mauvais, et qui se vendent "tout seul". Par contre, je ne jette pas tout par la fenêtre, les choses bien, je les valoriserais et suis tout à fait apte à défendre un titre paru chez un "gros", mais je privilégierais toujours mes coups de cœur chez les petits, car eux, on ne les trouve pas dans ladite grosse surface... c'est pas antinomique je crois : et puis une fois que tout le monde se soit rendu compte des qualités d'un bouquin de Larcenet, de Guibert, ou de Mazzucchelli parus chez de "gros" éditeurs, rien ne m'empêchera de les ressortir, avec quelques autres titres édités chez les "petits" à côté, vantant l'œuvre de l'auteur plutôt qu'un titre précis (quand c'est faisable évidemment, j'aurais dû prendre d'autres exemples uh uh uh).


--Illustration Julien Nem / Jade 354U

Le Libraire Se Cache : Une des premières choses que j'explique à tous ceux à qui je fais passer des entretiens pour des postes d'apprentis, quand ils m'expliquent qu'ils veulent être libraires parce qu'ils aiment lire et qu'ils veulent partager leurs goûts avec les clients (ils le disent tous), c'est que oui, c'est bien gentil ça, et il vaut mieux être un minimum passionné vu à quel point les salaires sont ridicules, mais le boulot de libraire, c'est pas ça.

June "Julien" Misserey : Je suis complètement d'accord et c'est bien d'inclure ça dans la discussion, même si nous savons tous, d'expérience, que les gens continueront de penser qu'on exagère que c'est quand même un boulot cool à tripoter des bouquins, surtout quand on aime ça, hein, c'est déjà une chance (et c'est à peu près aussi vrai que c'est court, évidemment).

Nicolas Verstappen : Chacun pourrait-il dégager le profil qu'il attend d'un apprenti ou d'un employé qu'il engagerait dans sa librairie? Nous nous sommes souvent posés cette question au moment de devoir embaucher, chaque membre de l'équipe ayant des avis différents sur les compétences requises... Selon moi, il faut évidemment de bonnes connaissances de la Bande Dessinée dans son ensemble. On peut facilement remédier à des lacunes (en imposant des listes de lecture) mais ce n'est jamais évident de démarrer avec un C.V où le postulant ne mentionne que Blacksad et des titres postérieurs dans ses séries favorites. Mais je crois qu'il faut avant tout des connaissances littéraires et artistiques. Parce que parler de bande dessinée (dans la manière dont j'envisage ce métier), c'est aussi parler de styles, de techniques, de courants, d'approches esthétiques et narratives. C'est avoir une véritable culture générale car cela me semble indispensable pour parler correctement du travail de Joe Sacco ou d'Alan Moore, de démarches journalistiques ou politiques. Le gros souci, c'est de trouver des gens qui ont ces connaissances et qui sont également prêts à mettre les mains dans le cambouis. Fraîchement sorti de l'université, j'ai fait la grimace au moment de devoir trier les retours dans la cave de la librairie, de porter des caisses et des piles de livres à longueur de journées, de tenir le coup physiquement lors des fêtes de fin d'année (véritable marathon en Belgique tant la bande dessinée y est un cadeau apprécié) ou des Foires du Livre... Il a fallu s'accrocher. Et les salaires sont en effet ce qu'ils sont... Trouver des candidats qui répondent à ces critères (et à ceux du travail en équipe dans un espace commercial), ce n'est pas une mince affaire. Mais c'est un beau métier et je ne regrette pour rien au monde de l'exercer depuis dix ans ! Il faut juste savoir ce qu'on est prêt à y mettre comme énergie !

Gilles Suchey : Une fois dévoilée et admise la partie immergée de l'iceberg (gestion, manutention etc…),  je serai très attentif à l'ouverture d'esprit et l'appétit culturel de l'intéressé(e). Dans la mesure où il y a "apprentissage", je préfère un novice curieux à un connaisseur blindé d'a priori. L'idéal serait bien sûr un connaisseur curieux, mais c'est un peu comme les "jeunes débutants avec forte expérience professionnelle" : ça reste forcément un fantasme de patron.

Le Libraire Se Cache : Oui voilà, pareil. Ce n'est pas une embauche définitive, c'est un contrat d'apprentissage. Ils sont donc là pour apprendre. Moi ce que je recherche, c'est avant tout un potentiel, de la motivation et surtout une ouverture d'esprit faite de curiosité. La culture, comme ça a été dit, ça se complète (surtout que bon, les Bds ça se lit vite, je leur fais des listes de lectures obligatoires de 200 Bds en début d'apprentissage et zou), et j'ai pas besoin qu'ils soient OP niveau conseils dès le début, car ça c'est surtout mon boulot à moi.
Eux ils doivent savoir tenir une caisse, ranger et faire des retours.
Mais ça reste un échange permanent, je suis ultra attentif à leur évolution, je leur fais passer de longs entretiens annuels, leur fais des tests de temps à autres (nommez moi nos 10 meilleurs clients, nos 10 meilleures ventes du moment, notre objectif en C.A, des jeux de rôle sur la vente etc.)
Bref, je m'éclate. Et eux n'ont pas l'air malheureux. Mais pour ca, il faut pas se planter dans le profil, c'est sûr.
Ah et je me rends compte que j'ai mal lu la question. Ça m'apprendra à répondre de si bon matin.
Apprenti ou employé, donc.
Moi c'est un peu particulier dans la mesure où comme je l'ai dit, j'ai été embauché en n'ayant aucune connaissance particulière dans le domaine sinon ma curiosité, ma culture et mon apparente ouverture d'esprit (en vrai je suis un sale snob élitiste, mais chut). Du coup, j'aurais peut être tendance à ne pas prendre le critère des connaissances pointues artistiques très au sérieux. Bon pour une embauche par contre faut quand même connaître un minimum de Bds, c'est sûr.

June "Julien" Misserey : Pour être quelqu'un dont le parcours scolaire est inexistant et être plus ou moins autodidacte, je ne demanderais rien d'autre qu'examiner et éprouver son rapport à la bande dessinée, au livre, à la culture, et à la manière dont on peut apporter des choses à un bizness. Je me fiche des diplômes et des formations de libraire. J'ai commencé à vendre des disques derrière un formidable comptoir de disquaires indépendants, simplement parce que j'étais un bon client et que les types m'ont fait confiance, sur mon enthousiasme et mon sens du relationnel. C'est à peu près la même chose qui m'est arrivée pour ma "carrière" de libraire. Le point commun sur ces deux activités professionnelles importantes dans ma vie (car bien autre chose qu'une simple manière de payer mon loyer...), c'est qu'on m'a fait confiance, qu'on m'a appris des choses, en me demandant sans cesse d'apporter "ce que je pouvais". Il n'en faut parfois pas beaucoup.
De fait, je n'attends rien d'autre : de l'enthousiasme, des gens qui peuvent échanger, même avec des manques béants dans leur culture, et voilà.
Idéalement, s'il peut apporter une complémentarité à mes axes favoris (quelqu'un qui connaît bien le manga, par exemple), c'est alors parfait.

Le Libraire Se Cache : J'ai déjà fait le calcul : la part de conseil pur représente à peine 10 à 15% des ventes. Et alors si je devais vendre que ce que j'aime vraiment personnellement rien que moi, je ferais 1 000€ de C.A par an.
Non, notre boulot c'est de trouver le livre qui plaira à la personne qu'on a en face de nous. Après, on peut partir dans des considérations de défense des petits éditeurs ou que sais-je (je suis le premier à le faire et ne pas accorder d'importance aux remises ou droits de retour), mais il n'empêche que notre boulot, car c'est avant tout un boulot, c'est de vendre. Et de gérer. C'est d'ailleurs la partie qui moi m'intéresse le plus.

June "Julien" Misserey : La plupart du temps, le chemin du lecteur suit un parcours qui est souvent le même : il part de trucs très grand public, et il affine.
Ou alors, il prend du plaisir à lire XIII toute sa vie, et là je me dis que j'aimerais pouvoir tirer la même satisfaction que lui à lire ça, mais c'est pas le cas. Pourtant, j'avais adoré les premiers, c'était du divertissement maitrisé narrativement, même si les personnages ont des balais dans le cul. Mais j'aime le sentiment de découvrir des trucs, d'exercer mes goûts en parallèle de ma curiosité, j'aime me tester ; et le mainstream court trop souvent dans la direction opposée, je trouve. J'ai passé mon adolescence (et un peu plus...) à lire des séries de comics qui finalement ne font preuve que très ponctuellement de nouveauté, de fraîcheur, je crois donc avoir donné sur le mainstream tel qu'on l'imagine le plus péjorativement possible...
Après, ça dépend aussi du parcours de lecteur : moi j'ai grandi élevé au Journal de Mickey, avec des passages par Tintin étant petit ; un très bref passage par Pif Gadget le temps d'un été et d'être déçu par les pifies ou je ne sais quelle connerie (connerie géniale, hein, attention), puis dépucelage "lectures matures" avec Fluide Glacial à la préadolescence (Gotlib, Idées Noires, etc) ; très vite, par accident, enchainement avec les comics de Marvel édités en kiosque par Lug à l'époque, choc amoureux/esthétique/culturel/imaginaire en branle, puis passage à la V.O, qui m'amène quelques années plus tard à la découverte de la scène alternative U.S... Puis de là, je retombe sur la scène indé européenne/française... Qui m'amène, de fil en aiguille et par hasard, à devenir libraire, et à "devoir" redécouvrir la scène franco-belge, les classiques, etc.
J'ai pas lu Spirou, Thillieux, Macherot, ou je ne sais quel "repère" franco-belge, j'ai pas du tout cette culture, qui est quand même très présente chez beaucoup de libraires et d'amateurs "dignes" de bande dessinée : j'ai lu les premiers XIII chez des copains, j'ai adoré Valérian et Laureline quand j'étais gosse, je les ai achetés, ça alternait avec mes comics, mais c'est bien ma seule tentative non-ricaine, vraiment, avant de retomber dans la réalité du libraire.
Du coup ça peut paraître superflu mais vos parcours de lecteur, j'aimerais bien les connaître. Vos repères, votre chronologie perso ?

Nicolas Verstappen : Mon parcours de lecteur est forcément ancré dans un contexte belge où l'on grandit entouré du patrimoine de la Ligne Claire et de l'École de Marcinelle (Jijé, Franquin, Peyo, Morris...). Je suis donc tombé dedans quand j'étais petit avec la lecture des Tintin et des Blake et Mortimer que mes grands-parents avaient offerts à mon père et à mon oncle. Dans les camps de vacances, on retrouvait toujours une caisse de bandes dessinées "tous publics" où j'ai découvert Les Tuniques Bleues, Les Petits Hommes, etc... Je garde un souvenir marquant de ma lecture de Yakari et le Secret de Petit Tonnerre, album qui semble présager de mon obsession pour le rapport entre trauma et utilisation de personnages animaliers...

June "Julien" Misserey : Ah ah ah ah ah ! C'est dingue, j'aurais jamais imaginé apprendre ça un jour, bordel...
Du coup ça donnerait presqu'envie de le lire, ce Yakari, ah ah ah ah !
(ps : pour ceux pas encore au courant, Nico a dans ses cartons de magnifiques interventions autour de la représentation du trauma en bande dessinée, passionnantes en diable).

Nicolas Vesrtappen : À l'adolescence, je me tourne vers le magazine de Spirou où l'on retrouvait encore des récits aux ambiances sombres comme Arkel, Kogaratsu ou SODA (dont le récit Lettres à Satan me fascina). Puis, comme il fallait bien "tuer le père" un jour ou l'autre, je négligeai le franco-belge pour me tourner vers le manga (oui, j'ai acheté les Video Girl Ai de Masakazu Katsura). Le comics fait son apparition un peu plus tard avec les X-Men de Claremont que je découvris dans des Strange achetés sur des brocantes.

June "Julien" Misserey : Excuse moi mais tu veux sûrement parler de Spécial Strange.... Bon ça va on la gardera pas celle-là.

Nicolas Verstappen : Je ferai ensuite un timide retour au franco-belge au travers de Sambre dont le romantisme exacerbé trouvait un écho particulier dans l'adolescent torturé que j'étais à l'époque. Les lectures du Dark Knight Returns de Frank Miller et du Arkham Asylum de Grant Morrison et Dave McKean (trouvés dans la bibliothèque d'un couple chez qui je faisais un baby-sitting) me plongeront irrémédiablement dans l'univers des super-héros de l'Âge Moderne. Je pousse donc la porte de la librairie Utopia où Hassan Kessas et son équipe me guident dans le dédale de la production U.S. Je me souviendrai toujours de cette journée où, après avoir hésité de longues semaines devant l'achat de V pour Vendetta, Hassan me convainquit de l'acquérir. Ce récit d'Alan Moore et David Lloyd reste encore aujourd'hui l'une des lectures les plus importantes dans mon parcours et le début de ma passion pour la "British Invasion" et les auteurs de la collection Vertigo. Ce n'est qu'à l'université, au travers de ma rencontre avec ma chère et tendre qui vint bousculer ma posture intello-snobinarde de l'époque, que je reviendrai sur mes positions tranchées sur le "mainstream" franco-belge. Je lirai mon premier Jean Van Hamme (hors Thorgal) avec SOS Bonheur. Une semaine après la remise de notre travail de fin d'étude, ma compagne et moi sommes engagés comme étudiants dans la librairie Multi BD où j'avais mes habitudes. Bernard Vandenhoute -mon patron depuis onze ans- me conseillera de lire La révolte d'Hop-Frog de David B. et Christophe Blain. Cela marquera le début de mon intérêt grandissant pour les auteurs issus de l'Association et de l'édition indépendante. La librairie n'avait pas à l'époque de "rayon alternatif" et Bernard me laissa carte blanche pour développer cet espace. Les lectures de Maus d'Art Spiegelman, Blonde Platine d'Adrian Tomine, Je ne t'ai jamais aimé de Chester Brown, Black Hole de Charles Burns, Poor Sailor de Sammy Harkham, Des chiens de l'eau d'Anders Nilsen et des œuvres de Will Eisner, Joe Matt, Seth, Jeffrey Brown et tant d'autres alimenteront continuellement mon amour immodéré pour la production alternative américaine et mèneront à la création de mon fanzine XeroXed. Et puis il y a eu ma rencontre avec l'œuvre de Jason au travers de son Attends.... Aujourd'hui, je continue mon exploration de tous ces univers et de ceux du Gekiga (avec La Plaine du Kantô de Kazuo Kamimura), de la bande dessinée scandinave (avec les Frances de Joanna Hellgren) ou encore de la bande dessinée franco-belge lorsqu'elle est conduite par quelqu'un comme Fabien Vehlmann (par exemple…)    

Le Libraire Se Cache : Pour répondre à ta question, June, sur mon parcours de lecteur : j'ai jamais été un gros lecteur de Bds étant gamin. Comme toi j'ai lu beaucoup de Mickeys et Pif, ainsi que du Gaston et Lucky Luke, mais ma foi ça s'arrête à peu près là. Idem pour Fluide Glacial et les Strange, découverts au collège. J'étais plutôt un lecteur de romans, en fait. Au lycée, j'ai commencé à en lire beaucoup plus (un ami m'a initié, si j'ose dire), et j'étais fasciné par Léon la came, Cromwell, Philémon, Marc Antoine Mathieu, ainsi que Loisel et Sorel (j'ai jamais rien compris à L'île des morts, mais je l'ai lu un paquet de fois). J'ai lu plein de trucs un peu mécaniquement sans en retirer quoique ce soit (XIII, Thorgal et toute la bd un peu insipide des années 90s), et une fois que j'ai commencé à bosser, vers 23 ans, j'ai aussi commencé à dépenser plein de sous là-dedans et découvrir des horizons insoupçonnés (chez les Américains notamment). J'étais très curieux et boulimique, mais comme j'avais du fric, c'était pas trop un soucis. Jusqu'à ce que je n'en ai plus, ce qui sont des choses qui arrivent.

Stéphane Godefroid :
Je m'aperçois à vous lire que notre parcours de lecteur a conditionné les libraires que nous sommes.
De mon côté j'ai appris à lire dans les Spirou et les Tintin de mon père. Hé oui, j'ai eu du Patrouille des Castors et du Buck Danny dans mon biberon. Mon pater c'était un de la première heure ! J'ai encore sa carte du club des A.D.S (Amis de Spirou) datant des années 40.
À 10 ans le lisais aussi Pif, Captain Swing, mais j'avais aussi un faible pour Les Cahiers de la Bande Dessinée (la première formule, où l'on s'instruisait sans trop théoriser). Je rédigeais des fiches bristol récapitulant tous les albums Dupuis qui existaient. J'aurais pu réciter tous les titres des Buck Danny ou de Valhardi dans l'ordre chronologique de parution. Bref, j'étais vraiment mal barré !
Après une période Lug, j'ai découvert les Humanos, l'underground des années 70/80...

June "Julien" Misserey : Oui, tout ça se ressent. Tes choix, ton engouement pour certains vieux titres des vieux catalogues, ce goût pour le fond patrimonial, on peut donc l'expliquer assez facilement chez toi (même si je me doute bien que ca serait insuffisant).

Stéphane Godefroid : Aujourd'hui, je suis un libraire qui reste très attaché au patrimoine, en cela je fais écho à mes premières lectures, mais je fais en sorte que mon intérêt pour la BD d'hier ne m'empêche pas de réfléchir à la BD de demain.

June "Julien" Misserey : Comment tu fais pour donner envie à des jeunes lecteurs, les moins de vingt-cinq balais qui ont baigné loin de l'école strictement franco-belge (la ligne claire mais pas que), et qui ont grandi avec le comics photoshopés, les mangas, Le Combat Ordinaire, les blog de Boulet, Pénélope Bagieu et le style Ankama, pour leur dire que Macherot, c'est juste génial ?

Le Libraire Se Cache : Je suis devenu libraire totalement par hasard, au détour d'un détour. J'ai pas fait d'études pour ça, j'ai jamais été un gros passionné qui s'est dit qu'il ferait ça de sa vie (j'étais plutôt dans la musique), mais bosser dans l'édition me bottait bien, et on m'a proposé un poste de libraire du jour au lendemain, juste parce que j'étais sympathique et cultivé (sisi). Honnêtement, si le métier consistait juste à faire des piles de livres et des facings (2), ça fait longtemps que j'aurais arrêté.


-Illustration Baladi / Jade 354U

June "Julien" Misserey : Oui, alors t'étais plutôt dans la musique (j'y suis passé aussi, mais on en avait parlé et on garde ça pour un numéro hors-série de Rock & Folk uh uh uh), et tu nous dis un peu plus haut que la gestion, tout ça, c'est un des aspects du métier qui te branche le plus, mais finalement je te vois surtout faire des remous du côté du domaine culturel, quand même. Je veux dire, passer du disque (t'étais repré, non, un truc comme ça si je me souviens bien ?) au livre, c'est pas non plus le point commun de tous les types qui se passionnent pour la gestion ou la stratégie de vente...

Le Libraire Se Cache : Mais participer au tissu local, être un agent culturel, organiser des rencontres, travailler avec les bibliothèques, échanger avec les clients, faire un travail de commerce de proximité et utiliser de véritables outils marketing et de gestion, là ça ouvre des horizons (c'est incroyable le nombre de gens qui ouvrent une librairie en ayant aucune idée de ce qu'ils font, et qui ferment 2 ans après.)

June "Julien" Misserey : La première partie de ta phrase, c'est la partie vraiment essentielle pour moi ("les outils de marketing et de gestion", j'avoue que ça me laisse un peu perplexe et que j'avance pas dans ma vision ou ma pratique du métier avec ce genre de sujets en tête, perso), qui peut nous permettre de nous distinguer dans l'offre, notamment de la vente en ligne, par exemple. Faire des choix, les défendre, les accompagner, et mettre tout en œuvre dans nos petits moyens pour favoriser le contact, la rencontre, la friction des gens, des idées, des choses. Amazon apporte le livre choisi à domicile, et les habitudes des "consommateurs", même si elles ne sont pas immuables, iront toujours vers la facilité : perso, quand je vois le nombre de copains qui ont choisi ce mode d'achat là aujourd'hui, parce que c'est pratique et qu'ils ont déjà quelques prescripteurs en ligne, je me dis qu'il y a urgence sur le fait de jouer ces cartes là, celle du concret, de la vie, du palpable. Bon, après, faut dire que la ville où je vis comptait de très belles librairies avec une belle offre il y a quelques années encore, mais que ça s'est considérablement dégradé.

Gilles Suchey : Tiens, à ce sujet, j'aimerais bien que les grands anciens donnent leur avis quant à l'impact d'internet sur leur activité. Redoutez-vous Amazon comme le premier ennemi ? Avez-vous changé vos habitudes de libraire ? Avez-vous envisagé la vente en ligne (je crois savoir que certains la pratiquent, mais pour le para-bd ?) ?

Le Libraire Se Cache : J'en ai déjà maintes fois parlé sur mon blog, mais pour moi, un des enjeux capitaux des années à venir ce n'est pas le numérique (ça pour l'instant on s'en fout), mais plutôt les canaux de distribution. Donner une raison au client de venir dans une librairie plutôt que de tout acheter sur Amazon. Et ça passe par la diversification. Ceux qui font le calcul de se dire que si Levy et Musso vendent, et que je veux faire du C.A, alors je dois en avoir des piles chez moi se plantent complètement et royalement (et ils feront partie des 50% de librairies à fermer à horizon 10 ans). Il faut réussir à trouver une identité en rapport avec sa clientèle (moi par exemple j'ai pas du tout de clientèle Indé, mais par contre je peux encore développer le côté Romans Graphiques grand public. Je vends pas du tout de politique ou d'humour, en revanche, et même si j'ai un gros rayon jeunesse, si je vends 3 ex des Simpsons et 5 Élève Ducobu, c'est le bout du monde.)

June "Julien" Misserey : Complètement d'accord sur la problématique qui consiste à isoler la bande dessinée au sein du domaine du livre.
Autant je peux comprendre qu'il y ait des librairies "de genre" (tout le polar, ou plein de S.F, en passant par tous les modes de diffusion de ces genres), autant une boutique qui ne fait "qu'une" seule sorte de livres, ça reste une idée de plus en plus saugrenue dans ma tête.

Moi j'ai bossé en librairie généraliste, dans deux très grosses librairies généralistes et indépendantes, où j'avais été embauché pour la bande dessinée. Mais j'ai toujours été vachement frustré par rapport à ça : la littérature, les beaux livres, les sciences hu, tout ça m'a toujours excité, mais bon, je n'avais pas forcément les compétences requises, ou du moins la vision à peu près globale de ce qui s'y passe, contrairement à la bande dessinée, dans laquelle je me retrouve davantage dans mon élément.
Auparavant, j'avais fait plusieurs métiers, dont celui de disquaire : quel bonheur de pouvoir passer d'un style à l'autre, d'une univers à l'autre, tout ça dans la même minute !
Ça rejoint ce que disait Le Libraire Qui Se Cache : je crois vraiment que l'avenir, qui s'annonce malgré tout sous des cieux délicatement noircis par l'orage qui gronde au loin (au loin ?), pourrait passer par une ouverture et une nouvelle distribution des rôles, et de la manière dont on pourrait œuvrer dans le commerce du livre.

Stéphane Godefroid : Je pense qu'il est assez vain de "chier sur les gros". En qualité de libraire indépendant nous sommes seuls maîtres à bord, et, comme le souligne justement Gilles, c'est par l'assortiment proposé que nous marquons notre position par rapport à l'industrie du livre. Nos actes doivent donc être en adéquation avec notre discours.
À La Parenthèse, nous choisissons de tout vendre. Certes, on n'est pas super fort en humour grand public ou politique, comme Le Libraire Se Cache, mais pour tout le reste nous avons de la clientèle, nous mettons un point d'honneur à satisfaire sa demande.
Ce qui fait notre identité : notre pluralité dans l'assortiment et le conseil, mais aussi la manière dont nous mettons en avant certains titres.
Avec 300 m2, nous pouvons laisser un titre sur une table de nouveautés une année complète si on le désire. Par exemple Las Rosas a dû se vendre chez nous à 80 exemplaires...

June "Julien" Misserey : Je pense que c'est pas incompatible : on peut tout à fait, à mes yeux, essayer de représenter notre position par un choix/assortiment proposé précis et rigoureux, et large, tout en n'hésitant pas à la ramener auprès du lecteur/client, en lui montrant comment et pourquoi Dargaud se fiche de la gueule du monde avec ses intégrales des Peanuts, ou pourquoi Casterman abuse en proposant une Sybilline toute dégueue. Par exemple, et simplement pour rester dans le domaine de ce fond patrimonial qui te tient à cœur : quand des "non-gros"  ;)  font du boulot là-dessus, les bouquins sont beaux, respectueux, etc.
Pour moi "chier sur les gros" c'est vital et ça fait complètement partie du boulot, tout comme de dire "ah oui mais là non" quand un "non-gros" sort un truc très dispensable (ce qui arrive bien évidemment plus souvent que le microcosme indé ne voudra bien l'avouer).

Gilles Suchey : Contrebandes n'est pas une librairie spécialisée bd mais "d'images", ce qui signifie que la moitié du fonds est consacrée aux livres illustrés essentiellement à destination des enfants. Le projet de la librairie consistant à montrer des ouvrages peu ou pas visibles jusque là, nous privilégions les moyenne, petite et micro édition dans les deux registres. Ça ne veut pas dire que nous nous interdisons de vendre de la bande dessinée que l'on qualifiera, pour faire court et réducteur, de grand public : sur ce point, on avance au feeling, aux goûts personnels et à la madeleine. C'est sans le mot clef, le "feeling".
Je vous parlais de Bédule hier, la librairie de Boudjellal qui ne vendait que du 48cc, du manga et du comics. Elle se situe à 300 mètres de la nôtre. L'idée de complémentarité a bien fonctionné jusque là. On ne vend pas du Largo Winch ni du XIII, ni du Bamboo, tout comme nous ne vendons pas de Disney ou de Dora l'exploratrice, sauf aux médiathèques qui nous en font la commande. Mais ces bouquins n'occuperont pas nos rayonnages et encore moins nos facings, parce que ceux là ne sont pas extensibles, et parce que ce serait au détriment d'autres livres qui à nos yeux méritent un focus, un conseil, une exposition qu'ils ne trouveront pas ailleurs s'ils ne la trouvent pas ici.
Et puis à mon avis, XIII, Largo Winch et Ducobu sont des produits largement marquetés qui n'ont pas besoin d'être conseillés. C'est pour ça qu'ils n'ont pas besoin de libraire ni de librairie, et qu'ils peuvent se vendre sans souci en supermarché entre deux poireaux et trois tongs pour le prix de deux (faites pas attention, j'aime bien la polémique stérile).
De fait, nous touchons très peu le public bd traditionnel, enfin si, mais pas franchement la tradition franco-belge, voyez. On a quand même du 48cc. On propose Macherot, Tillieux, des séries modernes ou patrimoniales qu'on estime tout à fait honorables, et elles sont nombreuses !
Nous ne touchons pas non plus les ados férus de bd vaguement masturbatoire ou bastonneuse, de mangas à petites étoiles et grand yeux brillants. On passe directement de l'enfant à l'adulte.
Il est arrivé que certains stricts adeptes de la bd cartonnée couleur aient la curiosité de rentrer, ils ne restent en général jamais très longtemps. On a eu des commentaires du style "bon courage", ou "vous vendez aussi de la bd ?"
Là y a un truc : je fais la distinction entre ce que je ne lirai jamais parce que le propos ne m'intéresse pas a priori ou parce que le graphisme m'emmerde, mais dont je reconnais une qualité certaine (sur le trait qui n'est pas ma came, ou sur le fond, qui va de paire avec l'honnêteté de la démarche), et que je montrerai donc sans honte, et puis le travail que j'estime indigne (de façon parfaitement subjective évidemment) et que j'essaierai de cacher au chaland. Ça arrive, oui.

June "Julien" Misserey : Ça j'ose espérer que c'est un point commun que nous partageons tous : laisser nos goûts (sûrs, comme chacun sait) driver la bécane, mais évidemment ne pas tenir ça comme le seul socle sur lequel construire une bibliothèque...
Spontanément, je vais valoriser et essayer de "placer" mes coups de cœur, en fonction de la réceptivité des clients évidemment (le type qui vient chercher du Bilal n'a que très peu de chances de repartir avec Manuel, par exemple), mais dès lors que je trouverais des choses qui me viennent à l'esprit et qui suivent 1. Le parcours de lecteur du client et 2. Ce qu'il semble rechercher (ou pas) à ce moment précis, j'hésiterais pas à aller dans des choses qui ne sont pas ma came.
C'est parce qu'on est pros, ça, non ?

Gilles Suchey : Et donc, nous concernant, on est très loin de l'œcuménisme. La hiérarchisation est permanente. Mais encore une fois c'est un parti pris fondateur, pas une religion. Je comprends très bien qu'on puisse fonctionner différemment ! Je ne vois pas d'élitisme là-dedans non plus, mais on peut en débattre si le rédac chef trouve ça intéressant.

June "Julien" Misserey : Je vois pas ça comme de l'élitisme mais comme une forme de choix de fonctionnement qui se justifie totalement, moi en tout cas ça me choque pas...

Gilles Suchey : Bon, évidemment, la réalité des choses est sans doute moins manichéenne que ce que ce mail peut laisser paraître. On trouvera toujours des drôles de livres pas franchement défendables en rayon, et si d'aventure quelqu'un les prend, on ne les lui déconseillera pas forcément.

Stéphane Godefroid : Et là je pose une question : comment amener un lecteur de XIII à Las Rosas (à supposer qu'on sente chez lui ce désir d'évolution) si on le laisse à la porte en ne vendant pas ce qu'il est venu chercher ??

Gilles Suchey : Je crois qu'il n'y a pas vraiment de pont. Évidemment, tu trouveras toujours des contre-exemples pour tempérer la règle. Mais c'est tout le hiatus de la bande dessinée et de la librairie spé, je suis persuadé (pour continuer de le constater) qu'il est plus évident d'amener un lecteur de gros romans à Las Rosas, qu'un lecteur de XIII à Las Rosas, ou qu'un lecteur de gros romans à XIII. Au XXIe siècle, la librairie spé bd vit peut-être sur un malentendu.

June "Julien" Misserey : Moi j'ai pas lu Las Rosas.

Nicolas Verstappen : Pour ma part, je fonctionne sur base du principe des "6 degrés de séparation" (toute personne est reliée à n'importe quelle autre personne du globe au travers de cinq autres relations individuelles) mais appliquée à la bande dessinée. Au début, j'exprimais cela sous forme de boutade puis c'est devenu une véritable démarche... J'aime à imaginer qu'il existe "6 degrés de séparation" entre un titre mainstream et un titre alternatif.

June "Julien" Misserey : Cette théorie est tout à fait intéressante !

Nicolas Verstappen : À l'amateur de XIII, je conseillerai d'abord de découvrir Le Tueur de Jacamon et Matz car cette série offre à la fois l'efficacité du thriller et une réflexion "morale" et "politique" (comme de nombreuses œuvres dans la collection Vertigo chez DC). Si le client suit dans cette voie, je pourrais conseiller les 100 Bullets d'Azzarello et Risso, les RG de Frederik Peeters ou Le Pouvoir des Innocents de Luc Brunschwig, puis tenter de pousser vers un "univers d'auteur" comme celui de Brunschwig en proposant un autre de ses albums avec La Mémoire dans les Poches chez Futuropolis. On met l'accent sur une démarche, plus intimiste et personnelle. De Futuropolis, on passera alors vers des œuvres plus "pointues" pour arriver à l'édition alternative. Mais cela ne se fait que si le client y montre un intérêt ou une sensibilité. Loin de moi l'idée de faire un prosélytisme aveugle, vain et stérile. Je ne pose pas de jugement de valeur sur les fans de XIII ou de Largo Winch. Je comprends qu'on puisse envisager la bande dessinée comme un divertissement et un divertissement seulement même si ce n'est pas mon cas.

June "Julien" Misserey : Absolument, même si j'aurais tendance à essayer de la ramener en expliquant qu'une bande dessinée de création, plus personnelle, existe à ses côtés, et que les deux peuvent tout à fait se croiser ici et là : que les lecteurs de l'un ne doivent pas être rebutés par l'autre, et vice-versa. J'essaie de décloisonner autant que je peux, même si évidemment ça se constate plus souvent dans un sens que dans l'autre, je veux bien l'admettre...

Le Libraire Se Cache : Et j'aime beaucoup cette idée de "6 degrés de séparation".
Je pense que chaque libraire, aussi neutre tente-t-il de rester en collant au plus prêt aux exigences de ses clients sans prendre en compte ses propres goûts, chaque libraire, donc, apporte forcément ses couleurs à la librairie. Quand je suis arrivé, le lectorat de la mienne était principalement composé d'admirateurs de Soleil et de guerrières et de dragons. Bon, moi c'est super pas mon truc, et il faut croire que j'ai lentement dévié tout ça vers d'autres formes de Bds (mes meilleures ventes conseil restent Long John Silver, Il était une fois en France, Notre mère la guerre en Bd grand public de qualité. Rien d'original, mais ça change de Lanfeust), quasi inconsciemment.
Sans tomber dans un cynisme facile, honnêtement je m'en fiche complètement de ce que peuvent lire mes clients, tant qu'ils sont heureux. Il y a des Bds que je me refuse tout simplement à vendre car elles sont vraiment trop mauvaises (Sang Royal, Pandamonia, Geminis Panico pour des exemples récents), mais pour le reste, je n'ai pas de jugement de valeur. Je suis bien plus heureux de vendre du Chris Ware car ça me parle personnellement, mais en soi, tant que le lecteur en redemande avidement et a passé un vrai bon moment de lecture, tant pis s'il s'agit d'une Bd avec des pirates nazis sur fond d'aviation.

Nicolas Verstappen : Comme indiqué sur notre vitrine, notre librairie propose "Le Neuvième Art dans toute sa diversité". Le grand écart peut sembler périlleux entre Bamboo et Frémok mais nous l'assumons. En décembre, au moment d'élire un "album de l'année" de la librairie, nous faisons attention à choisir un ouvrage de qualité qui, comme La Mémoire dans les Poches, Là où vont nos Pères, Rosalie Blum, Voyage en Satanie ou Spirou: Le Journal d'un Ingénu, peut servir de charnière, de passage entre le mainstream et l'alternatif (et ce dans les deux sens car les plus "élitistes" se privent souvent de belles découvertes dans la production "grand public"). En un mot, on tente d'attiser la curiosité.

Gilles Suchey : Le point de vue que tu développes est très intéressant. Il me semble toutefois que le premier axe, avant le sujet du livre et les choix narratifs, concerne le dessin. On en revient toujours là. Parce que quand tu ouvres le livre c'est ce que tu vois immédiatement. Tu ne lis pas, tu vois d'abord. Et si tu es formaté au dessin académique en couleur, le défi est de te convaincre de ne pas avoir peur du trait jeté en N&B, par exemple. Ce sont des difficultés auxquelles nous sommes tous confrontés, j'imagine : une personne entre et cherche un ouvrage sur tel thème. Toi libraire, tu parles un peu avec elle et te convaincs que tel livre peut, devrait correspondre à son attente. Tu lui soumets en observant son regard : en deux secondes, au haussement de sourcils, tu sais si ça va aller ou pas, et ton discours aura du mal à inverser la tendance...

June "Julien" Misserey : Ça, c'est très juste mais pour moi ça se cantonne surtout aux "premiers clients", ceux avec qui le rapport de confiance ne s'est pas encore établi. Il me semble que certaines choses, par rapport au dessin, peuvent s'ouvrir assez facilement, et le succès de Trondheim ou Larcenet et d'autres, ces dernières années, le prouve assez bien, je crois : un amateur de Bilal ne veut que du Bilal, un amateur d'Héroic Fantasy aura du mal à sortir les doigts de son cul pour tourner les pages d'autre chose.
Mais un lecteur de bd, même "pas ouvert", aura compris et assimilé assez facilement que la bande dessinée, ça peut être du gros nez (et là, je pioche dans des trucs qui plaisent "à tout le monde" assez facilement), comme Franquin ou Roba, mais ça peut aussi être des choses comme Bilal, donc (là, j'oriente direct vers des choses plus "dures", pour montrer que le spectre de la composition laborieuse ne se limite pas aux personnages au teint blafard et à lèvres bleues), des choses comme Tardi, des choses comme Pratt, et puis de là, on ouvre lentement, de plus en plus, en faisant glisser de plus en plus de références et d'exemples.
Je sais que c'est pas un exploit, mais mon ancien collègue et moi avions pris le parti, à l'époque, de faire de Pilules Bleues notre "ouvre-boîtes" : autant que possible, nous orientions les gens (surtout ceux qui voulaient du cartonné couleur, pardi) sur cet ouvrage, synthèse de pas mal de qualités que nous tentions de valoriser. Et je ne sais plus combien de centaines ont été vendues : oui, le sujet, le traitement de l'histoire, tout est relativement "facile". Et non, certes, le dessin n'est pas hardcore. Mais il est en noir et blanc ! Et lâché, fluide, pinceau qui court pas toujours de manière très orthodoxe. Mais voilà, le deal, l'idée, c'est d'y aller progressivement, de ne pas apeurer le quidam dont la part de curiosité ne sera peut être pas toujours réveillée...
J'oserais dire que grâce à un bouquin comme celui-ci, le regard de plein de clients ont changé sur la bande dessinée.
Ils font partie de cette poignée de repères super faciles (je crois...) qui ont assez de qualités pour ouvrir les horizons, et faire prendre conscience que la pratique d'écriture qu'est la bande dessinée n'est pas fixée dans les habitudes qu'on croirait prises depuis des siècles...

Stéphane Godefroid : Ce n'est pas si simple.
Tout d'abord il y a peu de moyens actuellement de communiquer sur Macherot. Quasi rien de dispo, 30 ans de rééditions pourries de Chlorophylle, et une intégrale de Sibylline restaurée avec les pieds chez Casterman : j'attends beaucoup de la réédition de Chlorophylle qui sortira cette année au Lombard, on jugera sur pièce, et peut-être qu'on pourra bosser efficacement. Toujours est-il qu'aujourd'hui il est difficile d'engager son conseil sur ce qui est disponible...
En revanche, parler du bonhomme, expliquer la manière dont il aura toute sa vie souffert du syndrome du "c'était mieux avant", ça on peut faire. Mais les gens de moins de 25 ans à qui je peux vendre du Macherot sont pour l'instant peu nombreux.
Le patrimoine, c'est un peu dur avec les plus jeunes, y'a pas de miracle. La plupart des acheteurs de ce type d'ouvrages sont des nostalgiques. Mais à partir de 30/35 ans, on trouve des gens désireux de parfaire leur culture BD, je suppose que certains sont sensibles à mon œil qui brille quand je leur explique la magie des Jerry Spring réédités en noir et blanc (ceux des années 50, à trois strips par page), faut dire que Dupuis a fait du sacré bon boulot avec Jerry Spring et Gil Jourdan, mais aussi Buck Danny et la Patrouille des Castors : là-dessus je peux m'engager sans craindre de me fourvoyer, du coup les clients suivent.
Depuis le début de ces débats, on parle beaucoup d'amener le client à lire ce qu'on a aimé ou ce qu'on estime digne d'intérêt.
Ce n'est pas vraiment comme ça que ça se passe, et je suis sûr que mes confrères seront d'accord avec moi.
Bien sûr qu'il ne faut pas rater certaines œuvres "passerelles", mais tout le monde n'a pas le besoin ou l'envie de lire de la bande dessinée à prétention littéraire, ou intellectuelle.


-Illustration B-gnet & Fabrice Erre / Jade 354U

June "Julien" Misserey : Quand je parle d'œuvres dignes d'intérêt, je fais bien la distinction, pour rebondir sur ce qui a été dit précédemment, entre mes goûts personnels et les livres communément envisagés comme valables : je ne parle pas que de succès commerciaux, évidemment, ni de ceux qui ont bénéficié d'une couverture médiatique conséquente. Je parle davantage de titres qui ne portent pas forcément d'ambitions "littéraires ou intellectuelles", comme tu dis, Stéph, mon premier but étant d'élargir les horizons aux lecteurs optant pour une registre, car j'ai vécu de manière personnelle cela et j'y vois un certain nombre de raisons susceptibles de me faire croire qu'il s'agit là d'une des priorités du métier de libraire. En 2012, un lecteur qui n'aime que le polar 50's, les sagas de S.F, ou l'autobiographie existentialiste peut trouver son chemin de lui-même, et se contenter même d'acquérir les nouveaux tomes de chaque série vers lesquelles il se sera tourné par le passé. J'opterais pour ma part presque systématiquement pour un décloisonnement des genres, afin d'essayer de montrer que même si on ne cherche pas originellement une nouvelle piste à creuser, elles existent. Et bien souvent, les retours obtenus sont enthousiastes : il n'y a guère que quelques coincés qui me feront comprendre qu'ils ne sont pas là pour ça, et je respecterais évidemment leurs choix, en les orientant alors vers des énièmes clones de clones de clones de séries qu'ils auront déjà pu imaginer mille fois, mais la plupart du temps, les clients sont reconnaissants et contribuent alors à un échange de points de vues qui alimenteront ma réflexion et mes manières d'appréhender mes lectures, et mes conseils.

Stéphane Godefroid : Le but dans ma relation avec un client qui n'est pas hostile au conseil (c'est à dire qu'il soit demandeur ou juste à l'écoute), c'est de comprendre sa "dynamique" : si je sais de quels livres il est sorti satisfait, je vais lui proposer ceux dans lesquels il va pouvoir se plonger et avancer dans son parcours de lecteur. Évidement, si on peut, dans cette démarche, placer les ouvrages qu'on a aimés, c'est encore mieux. Si notre boulot est de conseiller efficacement des livres dont on pense qu'ils sont "bons", on ne doit jamais oublier que c'est le lecteur qui est le centre du dispositif, pas le libraire.
Bref, tout ça pour dire qu'il n'est pas forcément intéressant de vendre du Macherot à un grand ado lecteur de Freaks'Squeele si ça ne constitue pas pour l'instant une étape dans son parcours de lecteur.

June "Julien" Misserey : Le lecteur, s'il vient chercher un titre sans accompagnement ni requête auprès du libraire, suit un parcours, est dans une dynamique qui se suffit d'elle-même, et tant mieux pour lui. J'aime à croire que s'il préfère ouvrir les portes d'une librairie plutôt que de recevoir ses livres dans sa boîte aux lettres après avoir cliqué sur l'interouèbe commercial, c'est qu'il est désireux de repartir avec autre chose qu'un livre. Et à ce titre, la dimension de conseil, qui peut passer par une ouverture vers d'autres choses, d'autres genres que ce qu'il était initialement venu chercher, me semble essentielle.
On peut lire toute sa vie les mêmes choses, certains éditeurs s'y emploient très bien. Et on peut parfois glisser vers d'autres. C'est pour moi en tout cas une belle dynamique.

Nicolas Verstappen : C'est un fait que le lecteur est le centre du dispositif. Et ce fût pour moi le plus long et le plus difficile apprentissage dans mon métier de libraire (après peut-être le fait d'apprendre à ne pas donner tout le temps l'impression d'être de mauvais poil... et là c'est pas encore gagné). Au moment de débuter il y a dix ans, je ne pouvais concevoir le conseil qu'au travers de mes goûts personnels. J'étais encore animé de toutes mes grandes prétentions de jeune universitaire. Je garde un souvenir assez précis du jour où les choses ont changé. J'avais conseillé un client qui cherchait une série "aussi réussie que le Scorpion" de Desberg et Marini. Sur mes conseils, il est reparti avec quelques titres que j'appréciais mais qui ne répondaient en rien à ses attentes. Il est revenu déçu et je me résignai à lui conseiller des séries qui ne m'emballaient pas tellement mais qui pourraient, peut-être, le satisfaire. Il revint comblé. Il aimait tous les récits qui, selon moi, étaient très convenus. Une relation s'est finalement installée avec ce client. Dès qu'une nouvelle série sortait, et que son scénario me semblait convenu, je lui en parlais (mais pas en ces termes bien entendu). Cette démarche, qui m'avait été assez désagréable au début, s'est transformée en défi assez amusant. C'est au travers de cet exercice ludique et face à la satisfaction de ce client que j'ai appris à être plus à l'écoute des attentes et des envies des lecteurs (et un peu moins des miennes). Mais comme tu le dis, "si on peut, dans cette démarche, placer les ouvrages qu'on a aimés, c'est encore mieux". Parce que j'aime conseiller des livres mais j'aime surtout les conseiller avec passion, parce qu'ils m'ont transportés.

Gilles Suchey : Ce n'est pas le livre, le centre du dispositif ?

Nicolas Verstappen : Ahah... J'ai hésité à faire la même remarque et à me lancer dans ce débat... Plutôt que de définir un "centre du dispositif" que serait le livre, le client ou le librairie, on devrait sans doute parler en terme de "dynamique". Parce que la librairie c'est plutôt le lieu où se joue une dynamique entre le livre, le lecteur et le libraire.

June "Julien" Misserey : Je suis assez d'accord avec ça, c'est pour moi une formulation plus complète que de savoir si l'on sert le lecteur (le client), le livre (et son industrie) ou soi-même (et sa librairie).

Gilles Suchey : Hé hé, le consensus s'installe sous la dynamique ? Point de vue du sage. Disons que j'aime l'idée d'amener le lecteur au livre et non l'inverse. Très consensuel ça comme formule aussi, d'ailleurs.

Nicolas Verstappen : Oui oui, c'est une vieille tradition belge que celle du consensus... Faut bien avoir un gouvernement (non ?)...

June "Julien" Misserey : Amener l'un à l'autre et/ou son contraire, c'est une manière différente de décrire la même chose, surtout si l'on fait un pas de côté pour se positionner ailleurs que dans nos baskets. Enfin je trouve...

Rien à voir avec tout ça mais quand je vous vois tous citer telle ou telle référence vers laquelle vous orientez (ou pas) vos clients, il m'arrive d'avoir le poil qui se hérisse : du coup je me dis que la notion de "bon bouquin", qu'on sait être toute relative, arrive même à me surprendre venant de libraires qui me semblaient errer dans des univers complémentaires mais pas si éloignés du mien. Que nenni ! C'est ça, la beauté du truc : il y a tellement de gens, tellement de livres, tellement de clients, que pas une seule histoire n'est semblable. Ça sent pas le patchouli, ce fil de discussion, subitement, non ?
Et au risque de passer pour un doux idéaliste un peu largué, je tiens à dire que moi, savoir que "mes clients" lisent des trucs que je trouve merdiques sans aucune possibilité de compréhension, ça me pèse toujours. C'est pas du snobisme : effectivement, je peux tout à fait très bien m'entendre avec des clients qui viennent chercher leur 765ème tome de Déesses Ocres des Étoiles, d'un point de vue commerçant. Mais quelque part, je regretterais de n'avoir su/pu trouver la manière de les convaincre "d'essayer". Une fois encore, on peut passer sa vie à prendre un énorme panard à récidiver sur les mêmes choses ; on peut aussi prendre un énorme panard à se laisser surprendre. Chacun son truc. Patchouli, quelqu'un ?

Le Libraire Se Cache : Et juste pour rebondir de nouveau sur cette histoire de vente et de conseil, car c'est vraiment l'élément clé de la librairie, je n'ai aucun mal à vendre une Bd dont je sais qu'elle plaira, indépendamment de mes propres goûts. Après, je sais pas du tout conseiller et vendre quelque chose auquel je ne crois pas (je suis incapable de vendre Polina, par exemple, alors même que je suis très loin de la déconseiller et que je trouve que dans l'absolu c'est une bonne Bd. Mais je sais pas, mes clients décèlent quelque chose de louche quand j'en parle). Je ferais un très mauvais commercial, faut pas me demander de vendre des frigos. Par contre, pour vendre des livres, ça va, je m'en sors pas trop mal. Il faut faire preuve d'empathie, c'est primordial, et justement montrer qu'on n'est pas là pour écraser l'autre et lui vendre à tout prix ce qu'on a en piles (y'a la FNAC pour ça). Alors même que l'on cherche à vendre ce qu'on a en piles, mais chuuuuuuuuuuuuut.

Stéphane Godefroid : Je ne dis pas le contraire de toi : permettre au lecteur d'avancer dans ce que j'appelle son parcours inclut bien sûr des virages à angle droit, quand c'est le moment. À nous de le sentir.

Nicolas Verstappen : Quel débat passionnant ! Surtout qu'il y a encore tant de choses à dire... Le prix unique du livre (3) n'étant pas d'application en Belgique, je serais par exemple curieux de savoir si vous le considérez comme salutaire.

June "Julien" Misserey : Complètement. Et en même temps, il y a beaucoup d'arguments invalides et expéditifs derrière la planque du prix unique : je crois que c'est un rempart indispensable à la dissolution totale des petites librairies, ça c'est assez évident. Après, est-ce que ca signerait leur arrêt de mort ? J'en sais rien. Ce que je sais en tout cas pour avoir assisté aux premières loges et en direct à l'effondrement de l'industrie de la distribution du disque (j'ai hésité à écrire "de la musique"), c'est qu'un prix unique sur le disque "nous" aurait permis de tenir bien plus longtemps face à la concurrence des chaînes culturelles implantées à deux pas : le disquaire pour qui j'ai bossé s'est vautré pour plein de raisons, comme se vautreraient plein de librairies sans ce filin de sécurité précieux.
Mais je crois que ça serait une erreur que de croire que c'est l'ultime filet de sécurité, même si c'en est un... Il y a d'autres solutions pour se distinguer, on en a parlé plus haut.

Gilles Suchey : Ah ben c'est simple, pour nous en tous cas : pas de prix unique, pas de librairie. Tu étais présent lors du dernier Périsco? L'échange entre Xavier Guilbert et André Schiffrin (4) était à ce sujet passionnant.

June "Julien" Misserey : (Juste pour dire que je suis bien d'accord.)

Gilles Suchey : J'ajoute que n'étant pas des commerçants dans l'âme, le fait de ne pas avoir à trouver le juste prix pour chaque ouvrage nous convient parfaitement. Comment ça marche, chez vous ? Vous avez un "prix conseillé par l'éditeur" ?

Nicolas Verstappen : En Belgique, pas de prix unique du livre donc. Nous avons un prix de vente conseillé par les éditeurs (parfois un peu supérieur au prix français quand il y a un intermédiaire et des dépôts en Belgique). Les grandes surfaces utilisent souvent la bande dessinée comme "produit d'appel" avec des réductions dépassant parfois les 30%. Difficile de lutter face à ça mais les titres concernés se limitent généralement au catalogue Dupuis-Dargaud-Lombard (Le Petit Spirou, Cédric, XIII, Largo Winch...). Les librairies spécialisées ont des systèmes propres (remise sur carte de fidélité, remise directe...) et la nouveauté se vend généralement avec une remise de 20%. Vous imaginez donc qu'avec une marge aussi faible, il faut faire du volume pour s'en sortir et que les librairies de taille plus réduite n'y parviennent pas. Seules les librairies spécialisées bien situées (en zone touristique, de fort passage ou isolées dans une grande commune) ou s'étant spécialisées de manière remarquable dans un secteur (manga, comics) tiennent le coup. C'est en partie grâce à l'augmentation du passage des touristes français (et d'un commerce "frontalier" puisque les bandes dessinées sont moins chères ici) que l'on tient face à la "crise". Si le client belge vient toujours aussi régulièrement, il a eu tendance à diminuer le nombre de livres achetés, sans parler de l'effondrement total de la vente de produits dérivés (posters, figurines...). Les grands éditeurs augmentent les prix de leurs albums presque chaque année et ça pose une barrière psychologique certaine (un "tous publics" Dupuis qui dépasse la barre des 10€, ça fait réfléchir). Du coup, les libraires spécialisés doivent proposer un plus grand nombre de services pour rester dans la course. Mais les services, ça prend du temps et ça demande des investissements. Mais des investissements, avec une marge si réduite, c'est assez compliqué. C'est un cercle vicieux. D'un côté, je vois bien que le prix unique est (en partie) salutaire, d'un autre, j'ai le sentiment que de baisser les tarifs permet une "démocratisation des prix" dans un marché où la bande dessinée devient un "produit de luxe". Mais je sais également que ce n'est pas au libraire à rendre les livres accessibles financièrement. C'est au sein des maisons d'éditions (et peut-être au sein du Ministère de la Culture) qu'il faut se poser des questions sur le prix des livres.
Ou de savoir comment faire entrer les lectrices dans les librairies spécialisées BD qui restent souvent un univers très "masculin"? Etc...

June "Julien" Misserey : Moi j'ai une technique commerciale : je suis sincèrement outré par la manière dont l'industrie, le commerce, le lectorat de la bande dessinée ont complètement pourri les femmes, que ça soit les auteurs, ou les lectrices, par le biais des clichés colportés sur des décennies et des kilomètres par des tonnes d'éditeurs. Je pense que du coup, ça vient tout seul : quelque soit l'âge, l'appartenance sociale, le type de cliente, si c'est la première fois que je la vois, je lui fais mon speech "il était temps que ça change, et ça tombe bien parce que même si la route est encore longue, ça a déjà changé". Après, j'adapte en fonction, hein, je vais pas directement conseiller Julie Doucet à une grand-mère qui vient à la base pour chercher du Pénélope B. pour sa fille...

Nicolas Verstappen : Je suis heureux de constater que de plus en plus de femmes passent la porte des librairies spécialisées même si je considère que la librairie spécialisée ne fût pas forcément le lieu du changement. J'aurais tendance à penser que c'est dans les librairies "généralistes", dans des endroits où les romans et les bandes dessinées se côtoient, qu'une partie des lectrices a pu se familiariser à la "neuvième chose" (comme dirait Xavier Guilbert). Et puis parce que Roger Leloup a créé Yoko Tsuno en 1970, qu'il y a eu d'un côté Yslaire, Gibrat et Lepage et d'un autre Marjane Satrapi et tant d'autres femmes auteurs. Le décloisonnement s'est fait progressivement (et se poursuit).

June "Julien" Misserey : C'est marrant, c'est pas vraiment à Leloup ou Gibrat que je pensais en imaginant des auteurs équilibrant un peu la balance (en admettant, et c'est un tout autre débat, qu'il faille tomber dans la discrimination positive, hein) (ceci est une perche tendue pour que tout le monde s'étripe sur les valeurs de tel ou tel livre, moi perso Gibrat je trouve ça soporifique au possible, et je préfère Laureline à Yoko Tsuno en matière de nanas qui sont autre chose que des faire-valoir, ouh encore une perche tendue, le salaud).

Nicolas Verstappen : Et puis je profite souvent du passage dans la librairie des compagnes qui cherchent à faire un cadeau à leur cher et tendre. Combien de fois je n'ai pas entendu: "mon compagnon adore la bande dessinée mais moi je n'y connais rien. Je crois qu'il a XIII dans sa bibliothèque. Qu'est-ce que vous conseillez ?". Alors là, je lui montre Y le dernier homme et je lui explique que c'est l'histoire du dernier survivant masculin dans un monde de femmes. Que ça pose une réflexion sur la place de la femme dans la société tout en étant un récit à l'efficacité "américaine" qui pourrait satisfaire le lecteur de XIII. Grâce à ce pitch (accrocheur dans le cadre d'un cadeau d'une femme à destination de son compagnon), je vois bien que cette série-là sera lue, pour une fois, par monsieur mais également par madame qui s'est montrée très intriguée. Il ne faut rater aucune occasion de placer des bandes dessinées dans les mains de potentielles futures lectrices... alors j'ai offert les Persepolis à ma mère et Le Sursis à ma grand-mère... Plus sérieusement, ce fût aussi très enrichissant de discuter de ce vaste sujet avec mon épouse qui travaille également à la librairie depuis 10 ans.

June "Julien" Misserey : Complètement d'accord, et c'est marrant ça, moi aussi j'ai orienté sur Y le dernier homme un bon paquet de fois aussi, en crachant allégrement sur XIII "qui vous semble pas intéressant ? Je vous rassure, il ne l'est plus pour moi depuis longtemps, non plus !", ça mange pas de pain et ça creuse "l'engagement" : s'éloignant de l'horrible figure de "femme de client", la lectrice/cliente comprend alors qu'elle n'est pas seule dans sa fatigue à l'égard des merdasses à nibards que se coltine son mari en expliquant que "nan mais c'est pas mal foutu quand même, bébé".
Et dans le sens inverse ? Vous avez remarqué combien il y a dix mille fois plus de nanas venant acheter/offrir un bouquin à leur mec que l'inverse ? Ne serait-ce pas un peu le lourd héritage que l'on doit se cogner d'éditeurs nous ayant arrosé pendant très longtemps sur un axe particulièrement masculin ? N'est-ce pas à nous, libraires, qu'il revient ici de tenter de faire que la situation change ? Est-ce que je passe pour un féministe à la con en disant ça ?
Pour faire un autre aparté quand aux clientes dans la libraire : on a entendu dire que le Shojo, notamment, avait ramené les nanas dans les rayons de librairies bandes dessinée. Moi j'ai l'impression que ça a surtout ramené les nanas dans les rayons des mangas, mais qu'à l'image de beaucoup des amateurs de manga, leurs goûts ont du mal à s'ouvrir sur ce que la bande dessinée peut leur offrir. Une lectrice de Nana lit-elle aussi Aude Picault, chez vous ? Les lecteurs de manga, c'est encore une autre catégorie que les lecteurs classiques, outre les bouquins qu'ils ont chez eux, non ? Même les lecteurs de comics semblent parfois plus "open" à la découverte, je trouve... (ouhlà attation, hein, pas de véhémence de ma part, soyons clairs ! C'est une vraie question, au chausse-pied j'en conviens, mais quand même).

Gilles Suchey : Hé hé : ici, on voit certainement plus de femmes que d'hommes. Contrebandes, c'est presque un club de rencontres pour petits commerçants célibataires dis-donc (enfin je dis ça mais n'en parlez pas à la libraire). Déjà, elles sont certainement majoritaires à s'intéresser à la littérature jeunesse. Mais elles fréquentent aussi de façon très assidue l'autre moitié de la librairie ; ceux qui pensent que les femmes sont plus rétives que les hommes à la bande dessinée n'envisagent le médium qu'à travers le prisme de la BD d'aventure destinée au grand public masculin : on tourne en rond. Le problème, c'est quand des linéaires de vitrines sont bardés de princesses galactiques à grosse poitrine, ou de winners en costume cravate avec des belles carrosseries derrière : ça ne donne pas envie d'entrer. Avec ces conneries trop longtemps répétées (c'est fou le nombre de librairies spécialisées qui affichent la même doxa), la plupart des femmes ont admis le fait que l'endroit leur était hostile, réservé à des mâles mal dégrossis. Le "spé images" est plus ouvert. Il n'y a pas d'a priori de ce type, à toi de faire ton truc. On parlait de Las Rosas, il me semble l'avoir conseillé et vendu à plus de femmes que d'hommes. La thématique n'y est pas pour rien, bien sûr.

Le Libraire Se Cache : Et au sujet des filles et la Bd, en effet y'a eu tout une nouvelle arrivée avec les Shojos, et du coup tous les éditeurs (Dargaud et Soleil en tête) se sont lancés dans cette croisade en espérant récupérer le lectorat. Sauf que bah non, les filles amatrices de mangas ne lisent que du manga, et il est bien plus facile de faire venir quelqu'un de la littérature ou de la Bd vers le manga de qualité qu'un gamin ou ado vers la Bd.
Ça fait moins de ventes pour Lanfeust ou le Donjon de Naheulbeuk, c'est pas plus mal
Après, y'a évidemment les exceptions Lou et La Rose écarlate (et Les Sisters et Nombrils), mais ce sont des exceptions cantonnées.

Stéphane Godefroid : À La Parenthèse la clientèle est très mixte.
Le développement des romans graphiques, ou des ouvrages en prise directe sur la réalité y est sans doute pour beaucoup.
Les univers développés par Gibrat, et surtout Loisel aussi.
J'ajoute à cela la toute dernière génération de bd issue des blogs féminin, et pour les plus jeunes La Rose écarlate ou Les Nombrils... Bref, les raisons pour les filles de venir chez nous sont nombreuses.
Nos vitrines ne présentent pas de barbares ou de femmes à poil Gilles : cela correspond à un cliché peut-être entretenu à 300 mètres de chez toi mais il est loin d'être la norme.

June "Julien" Misserey : Ah ? Je rejoins Gilles sur ce coup. Lorsque j'étais encore libraire, je le remarquais, depuis que je ne le suis plus, je le remarque avec encore plus de frustration et d'agacement : à défaut de qualifier cela de norme, il me semble que c'est quelque chose de très, très fréquent, beaucoup trop encore pour qu'on ne le note pas.
Et puis vous oubliez la spécialité locale du côté de chez Gilles, à savoir l'habile et très intéressant mélange des deux : les femmes barbares à poil.


--Illustration Terreur Graphique / Jade 354U

Gilles Suchey : Tiens, en parlant de norme : il n'y a que les librairies spé bd (certaines, pas toutes, pas les nôtres à coup sûr - et je ne saurai faire d'observations récurrentes mais non systématiques une généralité) à aligner en vitrine plusieurs exemplaires du même titre (de princesses galactiques à gros seins) (j'ai vu ça au-delà de Toulon, car il m'arrive d'en sortir). Mais pourquoi ?

Le Libraire Se Cache : C'est le cas pour nous, et ce pour une raison très simple : nous sommes affiliés Canal Bd, et les vitrines sont imposées.

Gilles Suchey : ah d'accord ! et tu trouves ça intéressant d'être affilié à un tel label ? Ma question n'a rien d'ironique, hein, j'assume mon rôle de petit scarabée qui découvre le monde.

Le Libraire Se Cache : Disons que compte tenu de ma clientèle, ça vaut vraiment le coup : beaucoup de surremises et d'échéances sur des livres que je vends bien. Il a fallu un petit moment avant de s'entendre avec les éditeurs (certains proposent vraiment n'importe quoi sous prétexte qu'ils accordent des conditions), mais là, ça commence à bien rouler.
D'autant plus qu'on a vraiment notre indépendance, on fait ce qu'on veut, libre à nous de suivre les précos ou les opérations spéciales. Tu paies ta cotisation, tu fais les vitrines, tu passes les spots de pub...
Après, ça va pas convenir à tout le monde, mais un groupement a du poids auprès des éditeurs, et ça peut être très utile (en gros, chaque membre gagne entre 3 et 4 points de remise.)
Ils développent aussi un système de vente sur Internet, mais ça j'y crois déjà moins, je le trouve mal fichu et mal indexé. Le système Bdfugue est plutôt pas mal, mais je sais pas trop si la sauce prend.

Stéphane Godefroid : Je suis aussi un membre du groupement Canal BD. Je ne dirais pas que les vitrines sont imposées, mais qu'elles sont réalisées collectivement ;-)
Canal BD est aussi un moyen de ne pas être complètement isolé. Outre les avantages économiques pointés par Le Libraire Se Cache, c'est un outil de réflexion collective : le point de vue des autres est souvent enrichissant, cela permet d'avancer.
Aujourd'hui j'ai invité pour la journée deux confrères affiliés de la région. On a échangé sur nos pratiques respectives, c'était très enrichissant. J'apprécie cet aspect communautaire, qui laisse à chacun toute son indépendance.
Quant au portail, il n'en est qu'à ses débuts et les choses évolueront encore...

Le Libraire Se Cache : C'est aussi un assez bon échantillon de la librairie spé en France : t'en as des très bons, et t'en as d'autres qui sont complètement à côté de la plaque. En ça aussi c'est enrichissant (et t'en as qui râlent en permanence, aussi, tiens.)
Mais sinon oui, les infos circulent plus rapidement, et on cherche tous à avancer dans le même sens. L'avenir de la librairie passe aussi par là, d'ailleurs, si on veut que seulement 50% d'entre nous ferment.

Nicolas Verstappen : Nous sommes également affiliés au groupement des libraires Canal BD. En plus de la liberté de suivre les opérations et d'avoir un poids face aux éditeurs, cela permet aussi d'avoir accès à des statistiques assez utiles au travers d'une base de données commune aux membres. Du coup, je peux voir que La Parenthèse vend toujours un peu plus de Walking Dead que nous (et je me demande quel est ton secret !) mais surtout comment évolue le marché dans sa globalité (au niveau des librairies spécialisées en tout cas). On peut voir où l'on se situe sur les ventes de chaque titre par rapport à une centaine d'autres confrères. On se rend parfois compte qu'on est passés à côté d'un titre, qu'on devrait jeter un œil à un livre qui semble se vendre très bien ailleurs (et de s'apercevoir parfois qu'il existe des livres "franco-français" ou "belgo-belges" et que les différences culturelles sont simplement là), etc...

June "Julien" Misserey : Je comprends bien l'intérêt du système, il est évident, s'il est bien utilisé.
Mais je ne peux pas m'empêcher d'y voir un truc un peu systématisant, qui finalement contribue à aplanir l'éventail des choses valorisées, non j'ai pas encore parlé d'outils à la solde de la pensée unique, hein, rangez vos flingues...
Mais du coup, là où t'aurais peut-être choisi tel bouquin pour mettre sur ce coin de table, tu vas te dire "ah oui mais j'ai vu que machin il vend super bien XXXXX, je vais tenter le truc". Je suis trop romantique pour faire ce métier, probablement (bah ça tombe bien du coup...), mais je suis moyennement intéressé par les ventes des autres. Contrairement à l'exemple suivant...

Nicolas Verstappen : Par trois fois, j'ai également envoyé un mail à tous les membres de Canal BD pour leur parler d'un titre que je défendais mais qui ne se vendait nulle part d'après la base de donnée du groupement. Pour donner un exemple, il y avait Monsters de Ken Dahl édité à l'employé du Moi, une petite structure éditoriale belge. Cet éditeur fait du très bon boulot mais il est très mal représenté en France. J'ai donc fait part de cela (au travers de ma chronique de Monsters) aux autres libraires, espérant attiser leur curiosité...

June "Julien" Misserey :
... voilà, ça c'est une chouette utilisation du réseau, je trouve.

Nicolas Verstappen : Et puis c'est en effet important de créer un sentiment de communauté, de ne plus se sentir "isolé" en tant que libraire. On peut vite se sentir seul en tant que libraire indépendant, surtout face aux crises. Trouver d'autres interlocuteurs que les éditeurs (qui sont rarement de réels "partenaires") et les clients (qui ne sont pas là pour écouter nos plaintes), c'est capital.

June "Julien" Misserey : Mais c'est un métier d'individualiste, je crois ! Ce qui fait la qualité d'un libraire, ce qui le différencie d'une chaîne à la con, c'est cette dimension perso, moi j'y reviens toujours : si t'as besoin de conseil et que ça colle pas, que t'aimes pas le type, qu'il te correspond pas, tu vas voir ailleurs, c'est pas comme un débit de tabac, en librairie t'as besoin (idéalement) du vendeur, qu'il t'apporte ce truc en plus... Solidariser un truc, mutualiser des outils, c'est bien, mais sur la dimension évoquée en premier point, là, je suis moyennement d'accord...

Stéphane Godefroid : L'appartenance au réseau Canal BD n'a jamais empêché personne d'afficher son indépendance et son individualité. Nous avons les avantages que procure un réseau (outils, infos,...) mais pas les inconvénients d'une chaîne (pas d'uniformisation des pratiques, du conseil, des coups de cœur ou de la stratégie).
Le fait de faire des vitrines communes ne nous empêche en rien de mettre en valeur des titres qui nous intéressent.

Nicolas Verstappen : Dans notre librairie, le dispositif qui a compté fût de rédiger des chroniques et de les placer sur les livres. On répond ainsi à l'absence (criante) de "quatrième de couverture" au dos des bandes dessinées. Le "quatrième de couverture", pour les lectrices (et les lecteurs) de roman, c'est quelque chose d'assez essentiel. J'explique ça régulièrement aux éditeurs lors de réunions de travail mais on me répond par un "c'est très intéressant tout ça, on va y réfléchir". Soit. Les chroniques disposées sur les livres, je sais que ça compte pour beaucoup de nos clientes.

June "Julien" Misserey : Sinon, les habitudes des petits mots personnels (d'ailleurs Nico j'aimerais bien un pourcentage sur tes ventes de euh, zut, je ne sais plus quel livre !?), c'est vachement bien, il me semble. On le faisait aussi, autre chose que des "Le chef-d'œuvre du mois !" ou "Il vous FAUT le dernier Larcenet", des vrais speechs avec plein de mots, afin que le lecteur un peu timide, un peu solitaire, pas assez habitué à nous, prenne son temps aussi pour découvrir là où il foutait les pieds. Et on brassait large : dans chaque secteur, on pouvait trouver des coups de cœur dont on faisait des "petits mots", ça permettait aussi à un truc sorti il y a deux ans (wouh le vieux truc !) d'être à nouveau sur une table et de "vivre" tout seul...
Par contre, je suis fondamentalement opposé à cette idée de valoriser l'importance donnée au concept fumeux de 4ème de couv, Nico.
La 4ème de couv, non seulement c'est moche, mais en plus c'est comme d'écrire "la confiture bonne maman, c'est la meilleur confiture du monde, parce que dedans il y a un sucre qui est vraiment bonnard, et des fruits qui sentent bonnard aussi, et nos cuisiniers, alors, ils sont bonnards aussi". On s'en fout, mis à part d'aiguiller les types qui ne disent pas que l'éditeur leur sert leur soupe en appliquant ce genre de procédés, je ne vois pas grand monde à qui ça pourrait servir. En grande surface, ça peut être utile ! En librairie, non, en tout cas beaucoup moins dans mon esprit (étriqué, soit).
Un livre, c'est un livre. Il porte un contenu, et dans notre partie, est soumis à des primes de lecture fatalement subjectifs ("ce dessin gnia gnia", "cette histoire gnia gnia", etc) : si c'est pour répondre à la fonction de résumé, alors c'est le boulot du repré, du diffuseur (5) de te faire mémoriser ce que raconte la drouille qu'il essaie de te placer. Si c'est pour être vendu et défendu, il n'aura pas besoin de 4ème de couv pour que tu le fasses, et probablement mieux, dans le sens où tu sauras adapter le propos en fonction de ton client. Mais vraiment, je vois pas l'intérêt du truc.

Nicolas Verstappen : Je comprends bien ta remarque. J'aurais dû écrire "On répond ainsi à l'absence (criante) de "quatrième de couverture" au dos de certaines bandes dessinées". Ce que j'essaie de dire ici, ce n'est pas que les bandes dessinées ont impérativement besoin d'un quatrième de couverture mais que ce dispositif, dans le cadre précis de faire venir des habitué(e)s du roman à la bande dessinée, peut avoir son importance. Je suis par exemple très satisfait de l'initiative d'Urban Comics de placer des quatrièmes de couverture au dos de ses albums de la collection Vertigo. Ça participe à montrer que ces récits ont bien un contenu (face aux a priori, qui s'amenuisent heureusement, sur le comics), qu'il existe un "investissement" éditorial. L'utilisation du quatrième de couverture est, à nouveau ici, liée à quelque chose de très spécifique. Sur les titres de la collection Aire Libre, qui fût longtemps une passerelle "littéraire", ça me semble intéressant. Je n'imagine pas de quatrième de couverture au dos d'un Petit Spirou ni d'un Bottomless Belly Button parce que là ce sont d'autres dispositifs qui sont à mettre en place.

Le Libraire Se Cache : Je ne suis pas du tout un adepte de la mise de mots sur les Bds. Je n'aime pas ça du tout. Déjà parce que personne ne les lit...

June "Julien" Misserey : ...Ben ça c'est très relatif, mon petit kiki...

Le Libraire Se Cache : ...Et ensuite parce que j'ai suffisamment peu de clients pour pouvoir leur parler à chacun. Et que ceux qui préfèrent qu'on les laisse seuls ne s'intéressent pas non plus aux coups de cœur d'un libraire lambda. Enfin c'est ce que j'ai constaté par chez moi (j'ai fait des essais, tout de même, car mine de rien j'aime bien écrire). En revanche, j'écris des dossiers complets que je distribue.

June "Julien" Misserey : ...des dossiers complets que tu distribues ? Tu peux préciser, espèce de fou ?

Le Libraire Se Cache : Je fais des dossiers thématiques (3 ou 4 par an) de 15 à 25 pages, que j'affiche sur ma vitrine et que j'envoie à toutes les bibliothèques autour de la librairie, et que je donne à mes bons clients et à tous ceux qui m'en font la demande ou qui pourraient être intéressés. L'année dernière j'ai fait un dossier spécial "indispensables primés à Angoulême de ces 30 dernières années", ça permet de brasser assez large, puis un dossier indispensables de l'année, et romans graphiques américains. Là en début d'année j'ai remis le couvert sur Angoulême en choisissant mes indispensables à moi parmi les nommés, et là je m'apprête à faire un dossier jeunesse puis un spécial Asie.
Bref, j'méclate tavu.
Mais c'est du boulot, ça me prend une vingtaine d'heures en moyenne entre l'écriture et la mise en page. Le tirage et les enveloppes, ce sont mes apprentis qui s'en chargent.

June "Julien" Misserey : T'es vraiment un gros guedin veugra.
Mais c'est super intéressant, ça, on peut y jeter un œil, par curiosité ? Allez vas-y fais pas ton iench.

Le Libraire Se Cache :
Et sinon, pour le reste, je te rejoins. J'ai aussi le discours du "je préfère qu'ils passent un super bon moment de lecture et qu'ils aient qu'une envie, de revenir et revivre ça, plutôt que juste se divertir, trouver la Bd sympa, et passer à autre chose". Et les "indispensables" sont là pour ça.
Après, là où je suis pas trop d'accord, c'est que tu t'aliènes une trop grande partie de la clientèle potentielle. Car c'est ça qu'il faut capter. Pas juste être dans son coin à parler de et soutenir les livres qu'on aime avec des gens avec qui on s'entendra bien. Libraire, c'est un métier de conseils, certes, mais aussi de services. Et t'es au service de ta clientèle.

June "Julien" Misserey : Non mais je vois pas où est le problème, ou bien la différence. Tout comme je ne vois pas trop "ce que je n'ai pas capté", hum hum... Qu'est-ce qui te donne, dans mon propos, l'impression d'être davantage au service de ta clientèle que moi avec la mienne, par exemple ?
Alors moi j'ai des éléments de réponse à te donner, pour préciser le périmètre d'action de ce que fût mon taf : 1 : Je bossais dans une librairie généraliste. À titre d'info, quand je l'ai quittée, la lib en question, était la 8ème ou 9ème plus grosse librairie indépendante de France, 30 libraires, un gros machin assez important en termes de rentrée de caillasse.
Mais 2 : On était coincés entre 3 autres librairies, dont un acteur assez connu dans le milieu de la "bédé", qui avait plus de vingt ans d'expérience et d'ancienneté sur le bassin bisontin.
Et voilà le 3 : Ces autres librairies n'en ont jamais rien eu à foutre de (pour faire court), "la nouvelle bd". Tout était à faire, et tout a été fait pour aller là-dedans, naturellement. De fait, il y avait naturellement une réelle complémentarité qui s'est installée, et si chacun essayait de tirer la couverture à lui en allant fouiner sur le terrain de l'autre, eh bien ça ne lui rapportait pas autant que les efforts fournis. Du coup, tout le monde restait patiemment à défendre ses "repères".


Le Libraire Se Cache : Et t'es là aussi pour enquiller du chiffre d'affaires, car c'est pas en captant uniquement les gens qui ont potentiellement les mêmes goûts que toi (ou la même vision de la bd) que tu vas t'en sortir, c'est une trop petite niche. Il faut réussir à concilier les deux, et pour moi c'est ça, véritablement, que ce métier, aussi peu glamour et idéaliste soit-ce. Car il en faut, des sous, pour payer nos salaires mirobolants.

June "Julien" Misserey : Mais attends, où est-ce que t'as vu que j'écrivais ça ?
Quand on me pose la question de "quels bouquins tu conseilles", je donne la liste, ça veut pas dire que je me cantonne à ça, bien évidemment. Pas plus que je ne chie sur le reste, à plus forte raison quand on me le demande, hein.
Je sais pas trop où t'as capté (pour le coup) que je n'essaie de capter que les gens qui ont potentiellement les mêmes goûts que moi : le type fan de Fantasy / Fantastique, il m'en apprendra car moi, les trucs de chez Delcourt d'après Algernon Woodcok ou des Lumières de l'Amalou, ça m'a rarement touché plus que ça. On échange, on avance, mais j'ai toujours cette espèce d'honnêteté (débilité ?) qui consiste à ne pas la ramener si je connais pas, ou si ça m'intéresse pas plus que ça. J'explique ça avec des pincettes, sans passer pour le snob pour lequel je peux paraître quand on discute ouvertement entre nous, et les gens comprennent, car ils reviennent, même s'ils ont bien compris que je n'avais pas la même passion qu'eux, mais que c'était pas ça qui nous empêchait d'échanger sur "la bande dessinée", finalement. Et on finira par se retrouver sur des trucs, je leur dit que les premiers XIII je trouvais ça chanmé, mais que c'est devenu du foutage de gueule pour moi, on argumente, et c'est cool. Et parfois ils tenteront le coup en partant avec Y ou je ne sais quel truc vers lequel ils ne se seraient pas tournés, et ils reviennent, etc.
Une fois encore, je sais pas trop ce qui te donne que l'impression que je me cantonne à "mes trucs" : je te donne une liste (complètement courte, mais qui comporte quelques bons exemples de mes "repères"), elle comporte plein d'entrées assez fastoches, et d'un libraire + 1 apprenti, on est passés à deux libraires + 1 apprenti, puis à trois libraires + 1 apprenti... On a multiplié notre chiffre d'affaires par 5 en dix ans, quand je suis parti (il y a 3 ans et demi), on venait d'emménager dans un nouvel espace plus grand pour pouvoir répondre aux demandes pressantes d'un stock qui n'était plus assez conséquent... Et si on privilégiait les piles de Larcenet ou de La Guerre d'Alan à celles de chez Soleil, évidemment qu'on en avait quand même. Simplement, aucun conseil, aucune vente poussée là-dessus : on laisse les trucs partir tout seul, on n'en dit pas du bien si on pense le contraire (ce qui arrivait souvent), mais les gens, faut croire que ça leur allait. Une fois de plus, détail important qui n'en est pas un, que je réitère : nous étions les seuls à les faire, ces piles de Larcenet. Par contre des piles de Soleil, ça, il y en avait partout. Voilà pourquoi j'ai cette naïveté de croire que pas mal de choses sont jouables (ce qui te semble un tort, ou une approche de "niche" donc déconnectée des réalités de caillasse qui doit rentrer ?) : parce que dans mon parcours, j'ai concrètement observé que ça fonctionnait ainsi... Peut-être que dans un autre bled, je me serais pété les dents : on est évidemment complètement dépendants de son environnement immédiat en termes de commerces et de services similaires. On avait un boulevard, on y est allés, ça a marché, tant mieux, vive Besac, youhouhou.
Il me semble qu'on pourrait rentrer dans le détail historique si ça pouvait légitimer mon propos, mais je suis pas certain que le lectorat de Jade mérite davantage de discours pro... Enfin je pense pas, du moins...


--Illustration Oriane Lassus / Jade 354U

Le Libraire Se Cache : Ah ben vi, on est tout à fait d'accord (ça m'étonne pas d'ailleurs).
Je réagissais surtout au "si t'as besoin de conseil et que ça colle pas, que t'aimes pas le type, qu'il te correspond pas, tu vas voir ailleurs" et à ce que tu nommais ton "romantisme".
Mais encore une fois, on est d'accord. Il faut juste parfois savoir aussi regarder les choses en face et voir que le C.A. compte, que c'est pas qu'une histoire de culture et de culturel et qu'il faut savoir faire de légères concessions sans forcément remettre en cause son intégrité. Tiens, moi par exemple, je serais bien incapable de vendre des planches originales ou faire du commerce d'éditions originales ou de Tirages de tête (même si j'en vends un peu, mais c'est surtout mon collègue qui s'en occupe) car j'en ai incroyablement rien à cirer, j'y crois pas en ces machins, ça me fait pas bander du tout.

Stéphane Godefroid :
Eh bien voilà, j'ai l'impression au final qu'on a tous (ou tous eu !) une manière assez proche de travailler : à l'écoute et dans le respect du lecteur, conscients que pour qu'il continue à nous faire confiance il faut l'avoir correctement conseillé, que ce soit indistinctement à base de tome 1 ou de one shot.
Comme le soulignait Junior, la meilleure démarche commerciale est la satisfaction du lecteur !

Gilles Suchey : C'est pas le slogan de carrefour, ça ?
(ok, je sors)

Le Libraire Se Cache : Et inversement, je ne supporte pas ceux (et y'en a un notamment au sein du groupement) qui ne parlent que chiffres et qui vont te dire qu'ils préfèrent ne pas bosser avec Cornélius car sa remise passe de 39,5 à 38. C'est débile. Il faut savoir se battre, mais savoir aussi pour quoi on se bat.

Stéphane Godefroid : Pour parler des remises, je ne sais pas si cette cuisine interne a sa place ici.
S'inquiéter des remises ce n'est pas forcément être obnubilé par les chiffres.
Si tu laisses un distributeur (6) te piquer 1,5 points sans réagir, comment empêcheras-tu tous les autres de faire pareil à terme ?
Voilà aussi un exemple d'utilité du groupement.
Pour ce qui est des tirages de luxe, des planches ou des éditions originales : moi j'adore ça ! Depuis ma plus tendre enfance, bon les tirages de luxe n'existaient pas mais aussi loin que je me rappelle, j'ai toujours été en quête de vieilles BD : leur papier jauni, leurs couleurs chaudes...
J'ai aussi en mémoire ma visite chez Yann, en 1982, j'avais alors 15 ans, et le choc ressenti devant une planche originale de Jerry Spring. Cela a vraiment marqué mon itinéraire de collectionneur (aujourd'hui je ne me considère plus comme tel, mais tous les soirs avant de me coucher je jette un regard attendri vers ma planche à moi de Jerry Spring !!)
En arrivant à La Parenthèse la première chose que je réalisais fût d'ailleurs un rayon "occasion et collection" pour pouvoir être entouré toute la journée de saintes reliques !
Et puis j'aime bien l'idée que pour savoir où on va, il faut savoir d'où on vient. C'est comme en musique, une vieillerie sera toujours mieux appréciée si on en connait un peu le contexte de réalisation, et une œuvre moderne sera mieux comprise si on en connait les référents historiques.
Je suis plus méfiant sur les tirages de luxe où tout n'est pas intéressant loin de là, et j'évite le marché de l'édition originale moderne qui est très malsain, tenu par des spéculateurs à la petite semaine qui œuvrent sur internet.

Le Libraire Se Cache : Oui, c'était juste un aparté pour souligner le fait que gueuler, c'est bien, c'est nécessaire, et beaucoup se battent pour les remises, mais qu'il faut aussi savoir être raisonnable et ne pas appliquer la règle bête de : si j'ai pas 38%, je bosse pas avec cet éditeur parce que ça vaut plus le coup et que y'a que la marge qui compte. Surtout que là il ne s'agissait pas d'une baisse par un diffuseur mais bien d'un changement de diffuseur et donc de changement de conditions générales de ventes.
(zoup, fin de la parenthèse !)
Ah merde, quand je me relis je me rends compte que je passe pour un sale con prétentieux donneur de leçons (alors qu'en vrai je suis super cool gentil et humble).
Quand je dis que j'en ai rien à cirer, c'est bien sûr sous entendu que je respecte et comprends ceux qui y sont attachés. Le seul original que j'ai, c'est celui que Tanxxx a fait pour mon site. Je dois avoir 2 ou 3 dédicaces à tout casser (dont une d'Édika dont je suis très fier), et je dois pas avoir grand chose de valeur parmi mes éditions originales (ptet du Sandman). Et les Bds anciennes, rien n'empêche de les lire en version intégrale non E.O.
Mais tout comme June, je viens du milieu de la musique, et donc un peu du cratedigging, et donc ça me parle quand même un peu !

Gilles Suchey : Le conseil est important, bien sûr, disons que cela s'inscrit plus largement dans la notion d'accueil, mais ce n'est peut-être pas tout : en tant que lecteur, je peux rentrer dans une librairie spé avec les vendeurs les plus affables et serviables du monde, si les livres proposés ne sont pas raccord avec mes goûts, je sortirai les mains vides. À l'inverse, si j'entre dans un espace qui me propose un choix éditorial à la mesure de ce que j'attends, même si les libraires sont des têtes de cons ou qu'ils restent coincés derrière leur écran d'ordinateur sans jamais lever la tête, il est fort probable que je sortirai avec des livres (en les payant, parce qu'il y a toujours un moment quand même où le commerçant lève la tête de son écran d'ordinateur).
Et on en vient au fonds, assez peu évoqué jusqu'à présent. Dans la mesure où on ne peut pas tout avoir, comment entretient-on ses rayonnages ? Comment résister à la pression de la nouveauté, cette plaie du libraire moderne en général, et du spé bd en particulier (c'est moins patent en jeunesse) ?

Nicolas Verstappen : La question de la gestion de l'espace et des rayonnages est en effet cruciale dans la vie d'une librairie. C'est pour nous un problème qui est devenu presque quotidien au vu de l'augmentation du nombre de sorties par an. Beaucoup de nouveautés sont présentées moins longtemps que par le passé et les séries en rayon sont régulièrement passées au crible pour déterminer la pertinence de leur présence prolongée dans notre fonds. En début de semaine, nous effectuons le réassort de notre stock. Cette tâche est répartie entre les différents membres de l'équipe, chacun et chacune ayant son "catalogue" (pour exemple, je m'occupe des réassorts Dupuis/Dargaud/Lombard/Kana/Urban Comics et de l'import américain). Chaque fois que l'on doit rajouter un nouveau tome d'une série dans le fonds, il faut donc réfléchir au titre que l'on va supprimer pour y parvenir. Comme chacun a ses "incontournables" dont il ne saurait se défaire, on discute entre collègues pour décider de ce qui reste et de ce qui quitte le fonds. Nous avons un fonds très conséquent ; c'est un choix mais un choix difficile car cela représente un espace important dédié à des titres qui tournent plus lentement (et donc moins "rentables") que l'espace des nouveautés. Pour faire vivre notre fonds, nous plaçons régulièrement dans nos rayonnages une sélection de titres présentés de face (ou en "facing") avec des chroniques. Dans le rayon "tous publics" dont je m'occupe, je place Jules, Le Royaume, Seuls, Hilda et le Géant de la Nuit, Jojo, Esteban de face parmi les autres séries qui ne présentent que leur tranche. Cela permet une "aération" des rayons, c'est aussi plus attractif et permet aux clients de faire le tour de la librairie pour découvrir des coups de cœur plus anciens (et, par extension, les autres titres qui constituent notre fonds). À côté de la table des nouveautés, on a également consacré une table à nos "incontournables" ou plutôt à ces fameuses œuvres charnières" dont on parlait précédemment. Maus n'a pas quitté cette table depuis dix ans. On y retrouvera également des albums comme Berlin, Spirou: Le Journal d'un Ingénu, Là où vont nos pères, Blonde Platine, Attends..., V pour Vendetta, Dieu en personne, Le Tueur, La plaine du Kantô, etc... On y fait vivre, avec un certain succès, des titres plus anciens et qui correspondent à l'esprit de notre librairie. Mon collègue Philippe a récemment consacré une bibliothèque à d'anciens titres issus de la scène indépendante qui y sont présentés "comme des nouveautés" pour leur offrir une seconde vie (sous le nom "Les neuf vies du Neuvième Art"). Pour en revenir à la question de départ, nous retournerons plus rapidement qu'avant des nouveautés qui ne tournent pas ET que l'on n'a pas trop envie de défendre. On gardera le troisième tome de Frances de Joanna Hellgren sur notre table des nouveautés tant que nous jugerons que cette trilogie n'a pas encore atteint tout son public potentiel. Ensuite ce titre rejoindra la table des "coups de cœur". C'est une question de choix, souvent difficiles, mais qui définissent au final notre identité de libraire et la clientèle qui se retrouvera dans cette identité. Face à la masse de sorties, le client est de plus en plus perdu. Il attend des repaires. À nous de définir ces repaires (nos repaires du moins) dans cette masse sans se laisser submerger.  

Au fait, comment classez-vous votre fonds ? Chez nous, il y a un espace "manga" (divisé en Seinen/Shonen/Shojo/Patrimoine), un espace "comics", un espace "alternatif", un espace "import U.S", un espace "tous publics" et enfin un classement par éditeurs (Casterman, Delcourt, Glénat, Soleil...) où l'on range en fonction des collections et de l'ordre alphabétique des séries... Faites-vous un classement par maisons d'édition ou plutôt par genres (Policier, Fantasy/Fantastique...) ou même par auteurs ? Chez nous, Larcenet se retrouve classé à trois endroits (dans le rayon Fluide Glacial, le rayon Dargaud et le rayon "alternatif" pour ses titres chez les Rêveurs)... Est-ce le cas chez vous ?

Stéphane Godefroid : C'est mon prédécesseur, et fondateur de La Parenthèse, qui a réglé la question de la gestion de l'espace.
Nos locaux sont dans une cour : donc pas sur la rue.
Un choix commercialement coûteux puisque nous ne sommes donc pas visibles pour les passants : il faut connaître.
Cela nous permet de bénéficier d'un loyer raisonnable... et d'une superficie de plus de 300 m2.
Du coup, nous avons 12 tables de nouveautés qui nous permettent de faire vivre le livre longtemps ... Parfois même très longtemps.
Le fonds est sur des étagères, disposées le long des murs : peu de facing, plutôt du "tranching" comme nous aimons le dire.
On a de la place, du coup notre fonds est plus développé que la moyenne. Si un titre se vend une fois l'an, il y a de grandes chances pour qu'il soit dans les rayons.
Le classement se fait par éditeurs, hormis le comics et le manga qui font chacun l'objet d'un rayon dédié.

Gilles Suchey : Contrebandes : sur 100m² de surface, un tiers est réservé à la bande dessinée, un tiers à la jeunesse, un tiers aux expos.
Tiers bd (qui intègre aussi les bds jeunesse) :
pas de table sinon il n'y aurait pas de place pour le canapé et les fauteuils, mais un mur de facing. Sur ce mur, disons deux tiers de bd, le reste consiste en livres d'images pour adultes, ça va du Charbons de Killoffer aux productions de United Dead Artists ou Le Dernier Cri, en passant par les bouquins de Plonk et Replonk, celui de Banksy, les Hey de chez Ankama, toute anthologie d'arts visuels etc.
En tranching (le terme est explicite ! adopté !), les rayonnages sont organisés comme suit :
- un coin manga avec priorité aux one shots. et donc aux mangas d'auteurs. Les séries à 96 tomes, pas question. Mais il y a des trucs du genre Pluto, Ikigami, Le Samouraï Bambou, Cité Saturne etc. J'ignore toujours la différence entre Shonen et Shojo, voyez le genre. Des trucs barrés, aussi, Maruo, Ito, toute la production du Lézard Noir et de Imho.
- un coin comics globalement préservé des super-slips (comme disent les boys) : Y, Sin City, Bullets, du zombie, du Alan Moore, du Ellis, du Ennis, du Gaiman etc.
- un coin comix (de Bagge à Ware)
- un coin jeunesse réduit à l'essentiel (vlan !). Bd kids, Anouk Ricard, Trondheim, Lisa Mandel, Julien Neel, La joie de lire etc.
- un coin grandes séries modernes au choix très subjectif, rehaussé de bonnes valeurs patrimoniales.
- mais l'essentiel est ailleurs : le mur de tranching par auteurs. C'est là où le choix est le plus vaste. Dominique Goblet pas loin de Goupil Acnéique. Baru à côté de Baudoin, Menu à côté de Micol, Goossens pas loin du Tnt en Amérique de Gerner (soyons fous).
- pas de Tintin sauf accident, parce que Moulinsart fait chier, pas trop de Astérix parce qu'Hachette fait chier, pas de Blueberry, pas de XIII, pas de Largo Winch, pas de Bamboo, peu de Soleil (on aime bien Bianco), rarement du Titeuf. Pas de rayon Fantasy, pas de rayon S.F, pas de classement par éditeur.
- mais si tu veux un livre on le commande.
Ah oui !  Il faut ajouter deux rayons spéciaux : un consacré à la musique, encore classé par auteur, mais confondant toutes les formes : littéraire, bd, photos etc. Simon Reynolds, Patrick Eudeline, toute la collec Allia, Tristram, Serge Clerc, Le Mot et le reste, la petite collection de Charrette, La musique actuelle pour les sourds (et malentendants), Lock Groove Comix, l'hommage à Métallica etc. Et on a appliqué le même principe à la politique, aux pamphlets, aux documents. Debord à côté de Marwanny, moi, j'aime bien.
Mais tout ceci ressemble-t-il à la définition d'une librairie de bandes dessinées ? Et puis peut-être que vous vous demandez : est-ce économiquement viable ? Hum. Tout dépend des enjeux, en fait, des limites que l'on se fixe. Tout dépend de la position du curseur.

Nicolas Verstappen : Le terme "tranching" a également été adopté par notre équipe ! Merci pour ce néologisme bien pratique!


--Illustration Matthias Lehmann & Nicolas Moog / Jade 354U

Stéphane Godefroid : J'enchaîne avec une question : lisez-vous beaucoup ? Si vous êtes plusieurs, vous répartissez vous les nouveautés ?
Moi j'habite à une heure de train de la librairie, du coup j'essaie, quand je ne discute pas avec vous, de lire un livre le matin et un le soir, plus un peu le week end ce qui ne me permet guère de dépasser la dizaine par semaine.
On est 4 libraires donc on se répartit un peu les titres, mais dès qu'un titre attire sérieusement l'attention de l'un de nous, les autres l'essayent aussi bien sûr. Le dernier exemple est Kililana Song qu'on a lu et aimé tous les 4. Les ventes s'en ressentent bien entendu.
Mais même à 4, on ne lit pas tout !
Et vous ?

Le Libraire Se Cache : J'essaie de lire tout ce qui sort (enfin tous les tomes 1), puis je dis aux apprentis quoi lire de leur côté. Ça doit représenter une quarantaine de Bds par semaine, à peu près (vu qu'on fait manga/comics/Fb).
Et y'a des moments où j'en ai marre et où je me sèvre. Typiquement l'été (je refuse de lire une seule Bd) et en Décembre. Surtout que bon, moi à coté, je suis aussi un gros lecteur de romans...

Nicolas Verstappen : L'équipe de notre librairie est composée de cinq personnes. Les centres d'intérêt de chacun en matière de bande dessinée diffèrent assez nettement de ceux des autres membres de l'équipe. A cinq, nous couvrons donc presque l'ensemble de la production, du manga aux comics, des ouvrages "alternatifs" aux albums "tous publics". La répartition des lectures se fait donc de manière assez naturelle. Il est assez rare qu'un album soit lu par les cinq membres de l'équipe. Cependant, lorsque l'un d'entre nous se montre particulièrement enthousiaste pour un titre, les collègues se montrent curieux et le lisent à leur tour. Pour ma part, je dois lire entre 10 et 20 albums par semaine en fonction de l'actualité et de ma motivation (on sature parfois). De façon assez évidente, les premiers tomes de série passent en priorité puisque c'est sur ces nouveaux titres que les clients nous demanderont généralement notre avis. On nous demande rarement nos impressions de lecture sur le dixième tome d'une série (sauf lorsque que ce volume marque le début d'une reprise par de nouveaux auteurs). Je me consacre principalement à la lecture des titres américains (comix et comics) et des ouvrages indépendants tout en lisant, comme mes collègues, quelques titres en dehors de ce qui m'aurait "naturellement" attiré en tant que lecteur. Si mes collègues m'ont fait découvrir de bien belles choses dans leur "domaine" de prédilection, c'est aussi souvent grâce aux clients que je fais de belles découvertes. Là également, on peut parler de dynamique entre le libraire et le client. À plusieurs reprises, des clients m'ont vanté les qualités de titres que je n'avais pas pris la peine de lire. C'est assez agréable d'échanger parfois sa place avec ceux que l'on conseille d'habitude et d'écouter le client défendre, avec ferveur, un titre auprès de vous!

Le Libraire Se Cache : Je serais curieux de savoir quelles ont été les meilleures ventes pour chacun d'entre vous l'année dernière ? Histoire de situer le lectorat.


Stéphane Godefroid : Histoire d'être vraiment impartial, je vais faire parler l'ordinateur, et vous donnerai mes 5 meilleures ventes de l'année 2011.
Ceux qui sont informatisés (tiens, qui ne l'est pas au fait ?) peuvent faire de même, ce sera intéressant...

Le Libraire Se Cache : C'est quoi pour toi, June, une bonne série grand public facile à conseiller à tout le monde ?

June "Julien" Misserey : Ben pour commencer, et même si ça fera lever les yeux au ciel des plus économistes d'entre vous, je raisonne pas du tout en terme de "série". En fait, si, je l'inclus dans ma stratégie commerciale, mais vraiment pas au premier plan, je m'explique : mettons que j'ai un nouveau client, je vais directement lui dire à quel point personnellement, je me méfie des séries, des principes industriels mis en place par l'édition à un moment donné, qui sont devenus des standards.
Et je vais directement privilégier un contenu, plutôt que sa forme : j'explique tranquillement qu'il y a de super choses en un seul tome, qui se suffisent en soi, et si je ne manque pas d'expliquer au client que contrairement à d'autres (à Besançon, on avait un ou deux spécialistes de la chose, par exemple...), je ne cherche pas à lui "vendre" un truc qui dure (et qui n'est parfois pas fini), je lui explique aussi "franchement" que c'est plus commercial qu'il n'y paraît : quelqu'un qui veut lire quelque chose reviendra. Ça semble fragile et léger mais ça ne nous a pas empêché, mon collègue et moi, de multiplier le chiffre d'affaires d'un rayon de manière très conséquente, en peu de temps...
Pour en revenir aux titres "grand public facile à conseiller à tout le monde" ? Ça télescope du coup un peu ma liste idéale de classiques, de valeurs sûres que j'estime être des bouquins importants, fédérateurs, marquants...
En vrac, et par ordre très relatif et adapté à chacun : des ultra-classiques (pour moi en tout cas) sans trop de prises de risques, comme :
Quelqu'un qui cherche de "l'aventure", avec des "héros" (moi dans aventure j'essaie de mettre la S.F, le Fantastique, la Fantasy et tout ces trucs qui sont autant "d'aventure", ce qui ne veut pas dire grand chose finalement) pourrait mettre le nez dans Le Marquis d'Anaon, puis dans Professeur Bell, je lui proposerais un détour par les classiques comme Valerian & Laureline ou Bouche du Diable de Boucq/Charyn, par exemple, on repartirait sur des relectures de classiques comme le Robinson Crusoé de Christophe Gaultier ou bien Le Maître de Ballantrae d'Hippolyte, puis pourquoi pas, par Bone, Usagi Yojimbo, Y The Last Man, 21st Century Boys...
Mais autant que possible, j'essaie de relier les lecteurs à des bouquins faciles tout en sortant du modèle "classique" de "l'aventure", justement, parce qu'il y a plein de gens qui ne lisent pas de bande dessinée parce qu'il n'en ont rien à foutre, de "l'aventure", ou des "héros"... J'essaie de passer par des choses faciles, en prenant le temps de les présenter (là-dessus, je dois rendre hommage à mon ancien collègue Thierry -que Stéphane connaît-, tout à fait capable de "lire" douze pages de suite à un client potentiel, en lui montrant le sens du truc, en prenant des intonations... Je détesterais qu'on me fasse ça, mais les gens semblaient adhérer, chapeau) : Le Bar du Vieux Français de Stassen/Lapierre, Le Photographe de Guibert/Lemercier/Lefèvre, Idées Noires de Franquin, puis hop, on part du côté de Marc-Antoine Mathieu, Les Mauvaises Gens de Davodeau, Pilules Bleues de Peeters, Le Temps de Chien de Larcenet, Rosalie Blum de Camille Jourdy, Les rois vagabonds de Vance et Burr, et vas-y qu'on retourne lire les Peanuts, du Gipi, Ware et Clowes, ou qu'on saute à pieds joints du côté de David B., Ruppert et Mulot, ... J'en sais rien, j'ai pas de portes d'entrée très axées "systématiques".

Le Libraire Se Cache : Dernièrement y'a eu Alter Ego, par exemple. Et il ne faut pas oublier que le grand public, c'est le grand public, tu peux pas non plus tout lui vendre. Après, pour ce qui est du débat de ce qu'est ou non une bonne Bd, là ça se complique, mais je pense qu'on a tous les mêmes critères (perso, conseiller Le Grand Duc, ça me fait chier, mais de toute façon ça se vend tout seul).

June "Julien" Misserey : Je sais pas si tu peux pas tout lui vendre, mais ce que je sais, c'est que ça me semble primordial d'essayer : certains sont tout à fait disposés à se laisser, hum, ouvrir les horizons, c'est naïf au regard de ce qui se vend tout seul et de l'énergie à passer à faire évoluer le truc, mais ça marche, et c'est pour moi un élément essentiel de ce boulot, du plaisir, en tout cas, que je prend à le faire...
J'ai quelques observations à vous faire, qui feront office de point final avant la suite de la conversation, qui fera l'objet d'un ouvrage de neuf volumes de huit cent pages à venir chez 6 Pieds sous terre, en 2043 : nous avons étés ici souvent sentencieux, définitifs, expéditifs (nous sommes des gros cons de libraires, ha ha) ; nous avons à peine soulevé de belles pistes : l'importance du fonds dans une librairie (en opposition aux nouveautés, merde, un bon fonds, c'est quand même ce qui caractérise une bonne lib, nan ?) ; j'ai d'autres observations sous le coude mais je pense que tout le monde dort depuis un moment...


Propos recueillis par June "Julien" Misserey Julien Misserey

entre mars et avril 2012

C'est compliqué et évidemment frustrant d'attaquer un échange entre « collègues » : on a conscience de parler avec l'horrible vocable des pros que personne n'aura envie de suivre, espérons que personne ne nous en tiendra rigueur...

Il aurait fallu, avec des types aussi bavards, avoir trois fois plus de place pour rentrer dans le détail, pour aborder davantage de points intéressants à nos yeux. Ce sera pour une autre fois : on évoquera l'importance de bien différencier le fond des nouveautés (c'est aussi la différence entre un « magasin de livres » et une librairie...), on pourrait également approcher l'inquiétude palpable des auteurs à l'égard des éditeurs (voir les différents sujets de crispation de ces derniers mois), etc. Autant de sujets pas forcément toujours évocateurs de choses intéressantes pour le lecteur (lambda ou curieux, exigeant ou débutant), mais qui touchent directement à cette grosse machine de l'édition dont nous avons l'impression d'être un petit rouage pas toujours relié aux autres...
June


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--Illustration Anouk Ricard / Jade 354U

NOTES

1 - Fonds : Le fonds représente les ouvrages dits « à rotation lente » ; ouvrages n'étant plus des nouveautés mais constituant un socle de références présent en librairie. [retour]

2 - Facing : ce premier vilain anglicisme définit la manière dont les ouvrages sont présentés en librairie, sur des étagères ou des tables de présentation : les livres sont disposés debout, de face, avec l'intégralité de la couverture face au client. on a donc une accroche visuelle plus efficace que le second vilain anglicisme, qui lui concerne les ouvrages disposés de telle sorte qu'on ne perçoit que la tranche ; du « tranching » au kilomètre sera souvent employé pour ranger les séries, le fond, tandis qu'on accordera aux nouveautés davantage de « facing ». [retour]

3 - Adoptée en 1981 en France, la « loi sur le prix unique du livre », aussi appelée « loi Lang » stipule que l'éditeur fixe un prix de vente public pour chaque livre qu'il édite et en fait mention en 4e de couverture. Dès lors, chaque revendeur se doit de respecter ce prix plancher dans la limite d'une remise publique maximum de 5%. En retour, le revendeur s'engage à fournir à sa clientèle l'ensemble des titres disponibles à la commande dans les catalogues des éditeurs. [retour]

4 - Les Rencontres Périscopages de la bande dessinée d'auteur et de l'édition indépendante ont consacré 10 ans à la mise en lumière d'une bande dessinée d'expérimentation à travers notamment des expositions et des conférences.

Le festival a connu 10 éditions luxuriantes dont les archives sont disponibles à l'adresse : www.periscopages.org/.

L'échange en question eu lieu lors de la 10 ème et dernière édition, en 2011. Périscopages est mort, vive la bande dessinée d'auteur ! [retour]

5 - Un diffuseur représente un ou plusieurs éditeurs auprès des différents réseaux de vente de livres : librairies, grandes surfaces multimédia, hypermarchés… la diffusion peut aussi être assurée directement par certains éditeurs. Armé de « représ » (représentants, commerciaux), il est chargé de présenter à ces réseaux de vente toutes les nouveautés des éditeurs. [retour]

6 - Un diffuseur représente un ou plusieurs éditeurs auprès des différents réseaux de vente de livres : librairies, grandes surfaces multimédia, hypermarchés… la diffusion peut aussi être assurée directement par certains éditeurs. armé de « représ » (représentants, commerciaux), il est chargé de présenter à ces réseaux de vente toutes les nouveautés des éditeurs. [retour]