Jade
: Comment définis-tu les éditions Cornélius ?
Jean-Louis
Gauthey : C’est une question qu’on me pose tout le temps, je regrette
de ne pas avoir de réponse, de ne pas avoir de formule choc,
c’est vrai que d’autres petits éditeurs ont une formule comme
ça, qui définit l’identité et moi, j’en vois
pas d’autre que... je cherche péniblement.... ça me
renvoie à la notion de plaisir et d’individualité...
surtout le plaisir. Je regrette, c’est même pas spécifique
à l’édition, si tu veux. L’édition, c’est une
réponse à la question : " comment on travaille "
et Bernard, qui travaille à Cornélius, c’est la même
question qu’il s’est posée pendant longtemps. D’abord pourquoi
? Tu commences le matin en te demandant pourquoi, ensuite, si tu veux
vraiment répondre sur le long terme, c’est " comment
? ". Donc, la meilleure réponse à ça,
c’est le plaisir parce que travailler c’est se procurer de l’argent
et l’argent ça sert au plaisir. Donc si tu bosses comme un
âne pour avoir beaucoup d’argent et beaucoup de plaisir, en
général, il ne te reste plus de temps pour aller t’amuser.
Donc autant commencer par le plaisir et après tu vois si l’argent
vient avec. Cornélius c’est un peu ça. C’est flou mais
ça résume bien notre philosophie de fonctionnement.
On est d’abord là pour se faire plaisir, pour que les auteurs
soient contents, aient du plaisir aussi et que, en tout bout de chaîne,
les gens, qui que ce soient, déjà ça me regarde
pas, trouvent du plaisir aussi à voir nos bouquins.
Ça
se sent dans vos bouquins, au premier abord, dans l’habillage des
livres notamment. Je me rappelle de vous avoir identifiés très
vite par vos couvertures qui étaient sérigraphiées,
sans que ça s’inscrive dans l’édition d’objets d’art.
Oui, c’est pour ça que l’on a arrêté aussi
d’ailleurs.
Pourquoi
vous avez commencé à faire des couvertures en sérigraphies,
en fait ?
Ben au départ, j’étais seul. J’avais fait différents
boulots autour du livre, c’était un peu la seule chose à
laquelle je pouvais me raccrocher dans mon océan d’incertitude,
tu vois... post-adolescence... qu’est-ce que je vais foutre ? Donc,
j’ai bossé un peu en librairie, en diffusion, après
la suite logique c’était l’impression, l’offset c’était
trop compliqué et la sérigraphie, en revanche, tu peux
l’apprendre avec trois fois rien chez toi. Ce que j’ai fait d’ailleurs
dans ma chambre. Après j’ai bossé avec la sérigraphie.
J’avais une petite formation de sérigraphe, un petit peu de
matériel, et quand je suis parti de chez ce sérigraphe,
le truc que j’avais sous la main pour faire des bouquins sans trop
de fric c’était la photocopie et la sérigraphie. Donc,
ça donnait des bouquins comme L’alphabet Capone et comme
le Harlem et puis les comics qui sont photocopiés et
sérigraphiés. La première étape, ça
a été de tenter de franchir le plus vite possible le
pas de l’intérieur en offset. Non pas que je trouve pas ça
beau la photocopie, moi je trouve ça souvent plus beau que
l’offset parce que tu déposes au dessus, c’est en surface,
si tu as une bonne photocopieuse bien réglée, en général,
t’as un résultat qui est satisfaisant. Le problème,
c’est que ça ne dure pas longtemps et c’est une de mes obsessions.
Quand tu publies le travail d’un auteur, son oeuvre, c’est le cas
de Crumb par exemple, y’a une espèce de responsabilité
morale à présenter le mieux possible son oeuvre, pour
le lecteur, et aussi pour la suite... même pour la postérité
à la limite, c’est pas grave. Tu vois, c’est pas pour le nom
de Cornélius, c’est pour l’auteur. Parce que, si tu prends
l’exemple de Crumb, il n’y a plus de page avant 1980. Ça a
été vendu, dispersé, perdu et comme à
l’époque ça a été mal édité,
tu vois, publié vite fait dans les comics, tu as souvent des
reproductions de merde. Et le jour où tu veux présenter
ça bien dans le cadre d’une rétrospective, d’une intégrale
ou d’une anthologie, comme on fait, ben t’es assez emmerdé,
parce que tu ne rends pas justice au travail de l’auteur. Parce que
tu n’as pas les moyens techniques. Donc faut rechercher les originaux,
c’est ce qu’on fait en ce moment, c’est un boulot de fou. Tous les
collectionneurs et tout, faut aller les voir, les convaincre, est-ce
que vous voulez bien, s’il vous plait, au moins une photocopie et
donc là à partir de ça, pour te montrer en quoi
j’estime que cette responsabilité il faut la tenir jusqu’au
bout et où ça dépasse la réputation de
l’éditeur, c’est qu’on fait des CD-rom des pages qu’on a récupérées
et on va les filer aux plus grands musées du monde, pour qu’une
bonne fois pour toutes, cette histoire d’archives soit réglée
et tout le monde pourra y avoir accès. Rien à foutre
de savoir si je peux me faire du blé en vendant les films à
X ou Y. C’est pas ça le problème, maintenant, c’est
un auteur important qui fait déjà partie du patrimoine
culturel mondial et il faut qu’on puisse avoir accès au meilleur.
Tu vois, même si Fantagraphics veut prendre ses docs là
pour la réédition de son intégrale, ce sera 0
francs, pas de problème.
Comment
s’est passée la transition entre le moment où tu faisais
tes bouquins comme au début... Comment s’est passée
l’introduction de Cornélius dans le monde de l’édition
? Vous avez franchi un cap ?
Il y a eu plusieurs caps, il y en a toujours, heureusement d’ailleurs
parce que c’est ça qui donne la pèche, c’est ça
qui te remotive, mais pour moi, le premier gros cap, c’est quand j’ai
pu... comment dire, c’est le moment où j’ai pu casser un peu
ma maniaquerie, avec l’arrivée de quelqu’un d’autre. Quand
j’ai eu fait un peu le tour de " je travaille tout seul ,
je suis autonome, je travaille tout seul dans mon coin, personne ne
me fait chier ", finalement je me suis aperçu
qu’une structure existait, que j’avais pas spécialement cherché
à développer, c’est un peu comme un arbre que t’as planté
pas droit, puis tu t’aperçois que ça pousse quand même
et bon, c’est pas tout à fait bien comme il faut mais on peut
arranger les choses et à ce moment là je me suis dit,
c’est trop bête, finalement, il y a un outil qui existe et il
peut exister pour d’autres. À ce moment là j’ai rencontré
Bernard Granger et j’ai essayé... on est très différents
de caractère mais on s’est sentis complémentaires sur
les choses essentielles... sur des trucs idiots, d’ailleurs, des trucs
comme ça, sur des histoires de morale, dont je ne parle pas
beaucoup... Cornélius n’a pas une vitrine politique mais disons
sur le fond, sur cette base là qui existe, on était
en phase. Je lui ai proposé de faire ce qu’il voulait à
Cornélius et le deal, c’était : on partage les
trucs ingrats et puis, tu fais comme moi, quoi.
Tu
disais que tu avais été libraire. Vous aviez une expérience
tous les deux déjà marquée dans le monde de l’édition
?
Lui, il a fait énormément de graph’zines. C’était
bien, parce que c’est moins ma culture et donc on s’est échangé
plein de choses. Moi, j’ai amené des choses plus grand public...
par exemple, je suis un fou de Pepito, de Bottaro et je suis presque
arrivé à le convaincre que c’est bien. Lui, il m’a fait
découvrir pas mal de peinture américaine contemporaine
ainsi que la mouvance underground que je connaissait moins. Ça
dépasse très largement le cadre de la bande dessinée,
en fait. ça va jusqu’à la musique, on est assez fana
de musique... finalement, on parle très peu de bande dessinée.
Même quand on est à Cornélius. Le cap c’est ça.
Et le deuxième cap, finalement, je vais répondre à
la question que tu m’as posée avant, c’est quand on a arrêté
de faire les couvertures en sérigraphie. C’était un
cap très important parce que c’est une décision que
tout le monde nous prédisait catastrophique " comment
? mais votre identité, est-ce que vous vous rendez compte que
la sérigraphie, c’est pour ça que vous vendez vos livres "
On nous disait " si il n’y a pas la sérigraphie,
vos livres ils ne se vendront plus " Sous entendu parce
que vous faites de la merde ou sous entendu parce qu’on vous achète
pour une valeur ajoutée. Ce qui était vrai. On a toujours
eu conscience, avec Bernard, que la sérigraphie ça nous
a attiré un public de collectionneurs, qui avaient l’oeil suffisamment
éduqué pour pouvoir se dire " mon gars,
c’est de la sérigraphie, ça vaut des sous, et c’est
pas si cher pour de la sérigraphie " . À
l’inverse, ces livres paraissaient cher pour des gens habitués
à des formats plus normaux. Bon, c’est vrai que quand on a
arrêté ça, on n’en pouvait plus. Il ne faut pas
oublier encore une fois que la sérigraphie, on l’a utilisée
parce que pour nous, c’était pratique. On avait peu d’argent
et on avait un atelier de sérigraphie, donc on peut faire les
couvertures. Mais à partir du moment où tu tires à
2 ou 3000 exemplaires, tu commences à sortir 10 ou 15 livres
par an, c’est horrible ! Et un jour, on en pouvait plus. On venait
de planter tout le tirage de couverture du Big man de Mazzucchelli...
il était genre 5 heures du matin, je me suis assis, j’ai commencé
à réfléchir et j’ai fait le calcul mental de
ce qu’allait représenter l’année éditoriale à
venir. Et j’ai réalisé qu’on allait passer 6 mois en
impression de sérigraphies non-stop, week-end compris.
C’est
un moment où vous avez arrêté un mode de production
artisanale pour passer à un mode de production moins artisanale,
mais en essayant de garder une identité singulière.
En fait, elle s’est précisé sur un truc, c’est vrai
qu’avec Bernard on flippait à cause de ça. T’écoutes
toujours ce que te disent les gens, les libraires, etc. Ils t’expliquent
qui tu es en fait. Et nous on a pas cette obsession de savoir qui
on est, on a plutôt envie d’éprouver des choses et on
s’est vraiment posé des tas de questions et au bout d’un moment
on s’est mis d’accord sur un truc, c’est que d’une part, humainement
ça n’était plus supportable et qu’en plus les gens qui
achetaient des livres pour cette raison là, les achetaient
pour de mauvaises raisons et il fallait simplement les saquer. C’est
peut-être dur à dire, il y a des gens dans ce premier
public qui sont toujours là qui sont même venus nous
voir en disant " ha ! je préférais comme
c’était avant " mais je suis content de les avoir
déçu, super content en fait. Et c’est bien fait s’ils
ont été déçus parce qu’ils aimaient ces
livres pour de mauvaises raisons. Aujourd’hui s’ils continuent à
acheter des bouquins de Cornélius, leur lecture, enfin leur
attitude est meilleure, enfin, en tout cas, elle est plus intéressante,
de mon point de vue. C’est débile tu vois.
Oui,
mais ca ne composait pas l’intégralité de ton public
Non, non , bien sûr, disons que c’est des gens que
j’ai pu voir, quand je dis ça, je pense à deux-trois
copains. Finalement, quand on est passé à l’offset,
on a tout de suite cherché un moyen de rester techniquement
dans la continuité. C’est-à-dire, avec l’impression
offset, comment faire pour se rapprocher techniquement le plus possible
de ça, mais surtout comment faire -mais ça les gens
ne le savent pas, parce que c’est de la cuisine interne- pour se rapprocher
de ceux qui étaient nos modèles au départ, à
savoir les petits formats américains, les fascicules français
qu’on trouvait en kiosques dans les années 40/50. Tous les
formats cheaps. Avec ce goût pour la bibliophilie, la qualité
d’impression. Et quand tu mixes les deux, ce côté cheap,
de l’encre offset bue par un papier assez absorbant, c’est ce dont
j’ai toujours rêvé. Ce que je te disais tout à
l’heure, Pepito, c’est un truc que j’adore, Pif, quand
les Pif étaient sur papier buvard, tu vois moi, c’est
ma culture, les comics américains, les pulps, tout ces trucs
là, j’en ai plein, les bois gravés, les romans en bois
gravés du début du siècle, de chez Juillard,
tout ces trucs là. Tu regarderas, c’était toujours des
impressions de très mauvaise qualité en fait, mais qui
ont un rendu spécial. C’est ce rendu-là que je voulais
depuis le début. La sérigraphie c’etait presque trop
couvert.
L’expérience
d’une transition assez radicale... Par rapport à tout ce qui
est sorti, il y a vraiment un cap qui a été franchi
et il y avait ce changement en gestation. Je me demandais comment
il s’est opéré et en même temps je sais que là-dedans
il y avait des projets qui étaient là de longue date.
Comment faisiez-vous de l’édition avant, ces projets pouvaient
paraître presque impossibles.
Tu penses à Comme un gant de velours pris dans la fonte
? Des trucs comme ça. En fait c’est comme si tu me parlais
de l’évolution de mon caractère, je serais amené
à te donner des réponses intimes. En fait, c’est par
rapport à la structure, mais ceci est très juste, vous
êtes assez fins psychologues parce que oui, ça correspond
justement à une phase d’accalmie dans Cornélius, dans
la façon de fonctionner de Cornélius. Il y a des repères,
il y a eu plusieurs personnes qui ont bossé avec moi à
des moments donnés et qui sont partis. Il n’est toujours resté
que Bernard et moi, on a toujours cherché à avoir d’autres
gens avec nous, pour ne pas rester tous les deux, dans une logique
de couple, et ça a plus ou moins marché... Les gens
sont partis en tout cas. Il y a une fille qui s’appelait Laure, avec
qui on s’entendaient bien, mais vraiment c’était trop dur,
elle a craqué. Et la phase que tu décris, finalement,
c’est le moment où l’on a trouvé chacun notre autonomie
dans Cornélius. C’est-à-dire que Bernard n’avait plus
besoin de moi pour faire ce qu’il voulait et moi, je n’avais pas à
lui demander quoi que ce soit. Et c’était notre objectif depuis
le début. C’était ça notre truc. Je hais l’idée
de la coopérative ouvrière par exemple, je déteste
ça, je trouve que c’est un concept lamentable. L’idée
en gros : on met tout le monde au même salaire et tout le monde
est ouvrier. C’est dégueulasse, c’est l’injustice généralisée.
Nous, ce qu’on voulait avec Cornélius, c’est tout le monde
est patron, tout le monde décide, tout le monde commande et
fait exactement ce qu’il veut. La coopérative ouvrière
pour moi, c’est l’idée de l’auto-avilissement, l’auto-censure,
enfin, tout ce qui est " auto " quelque chose.
Donc on s’était dit dès le départ : faire une
structure pour ne pas dépendre d’une hiérarchie, d’une
autorité puisque l’autorité c’est toi. Pour toutes les
personnes qui rentrent dans Cornélius, on est trois aujourd’hui,
l’objectif c’est ça : à terme chacun arrive à
être autonome dans la structure, fournit la structure en ce
qu’elle a besoin pour exister et à partir de ça être
totalement libre. Ce que tu dis, c’est le moment réel.
Vous
n’avez jamais, enfin, beaucoup moins que d’autres revendiqué
: " notre identité c’est ça ", mais
en même temps, j’ai l’impression que cela a incubé pendant
longtemps. J’avais eu des échos d’interviews, de gens qui te
connaissaient et tu semblais avoir des projets de longue date. À
un moment, on se rend compte : maintenant, ils l’ont fait. Ça
semble avoir longuement mûri… j’allais dire planifié.
Pas planifié parce que justement, l’intérêt
de Cornélius, c’est d’essayer de faire un peu d’instinct. C’est
pour ça qu’on a pas de discours affiché. Nous on parle
beaucoup, mais je ne vois pas l’intérêt d’aller montrer
ça aux autres. Je préfère les faits. Effectivement,
on a des idées, mais il n’y a rien de plus intéressant
que ce qui est produit... Que les gens jugent sur pièce. C’est
ce que disait Crumb dans sa lettre au public, au festival d’Angoulême
: " intéressez-vous à l’oeuvre, pas à
l’artiste " Bon, c’est une vieille rengaine. Bon, on
est pas artiste quand on est éditeur, mais d’une certaine manière,
notre caractère, notre identité, ne peut pas s’exprimer
mieux que dans notre catalogue. Je crois que ce n’est pas la peine
d’exposer en place publique, ce qui finit toujours par devenir un
discours à connotation marketing. Quand tu développes
ton identité et que tu l’expliques, que c’est repris, renvoyé,
que ça rebondit médiatiquement, etc. ça te revient
et tu sais quel effet ça a. Et donc tu vas commencer à
en jouer. C’est pas possible de faire autrement. Tu sais que tu vas
devenir l’éditeur qui est... tu vois, je sais pas... En ce
qui concerne Cornélius., je sais qu’à un moment donné,
c’était " l’éditeur de luxe, trop cher ou
élitiste " enfin, un truc comme ça. Si tu
sais que ce genre de choses marche, tu vas commencer à renvoyer
encore des signaux dans ce sens pour que ça revienne toujours
plus, pour que ça tourne comme ça et c’est comme ça
que tu accrois ta reconnaissance. Et moi ça, ça me déplaît,
je n’ai pas envie d’être dans cette situation.
À
un moment tu dis : " Nous sommes assez instinctifs "
et de la façon dont vous avez marqué éditorialement
votre volonté, c’est pas des choses qui sont de l’ordre de
l’instinctif, c’est des choses mûries... Tu ne décides
pas uniquement par envie de sortir par exemple tout Crumb comme tu
le fais. C’est quelque chose qui se prépare...
Ça, ça date du début oui. Mais c’est l’instinct
en même temps, je te jure. Enfin, c’est le hasard, c’est ça
qui est très excitant. Je vais encore prendre une image débile
mais pour moi, par exemple il y a : faire du tourisme et partir
en voyage. Quand tu fais du tourisme, effectivement, t’as un plan,
un guide et tout. On te donne des quantités de repères,
tu peux même partir en groupe, voir les trucs qui faut voir...
Je l’ai fait, hein, je dis pas que c’est pas bien, mais c’est une
façon de voyager. Et puis il y a l’autre, que je préfère,
quand même, qui est de dire que : tiens, j’irais bien dans
tel coin et puis tu y vas un peu au jugé, au feeling. Tu sais
que tu atterriras tôt ou tard à un endroit touristique
qui pourra te redonner des repères, mais ça permet de
pouvoir découvrir quantité de choses plus intéressantes,
même si au final, tu vas de telle ville à telle ville.
C’est la façon d’y aller en fait. Donc ça peut prendre
plus de temps mais quand tu y arrives, tu y arrives mieux. Avec Crumb,
il y a eu plein de hasards et de circonstances, d’obstacles qui ont
fait que ça arrive aujourd’hui, que ça arrive au bon
moment. C’est ça moi qui m’excite dans l’existence, c’est de
se dire, je crois pas du tout au... je suis totalement agnostique,
etc. mais c’est de se dire de laisser faire un peu les choses, lâcher
un peu de lest. C’est comme des imperfections dans un dessin, ça
me le rend plus agréable, laisser faire les trucs même
si tu sais où tu veux aller. Donc, c’est un peu ça.
Au départ, pour résumer l’histoire, il y a eu Harlem.
On avait de très mauvais documents, c’étaient ceux de
Complete Crumb chez Fantagraphics et eux mêmes avaient
de très mauvais documents. Personne n’avait eu accès
aux originaux depuis 30 ans. Bon, comme j’avais agrandi les dessins,
le trait paraissait hyper-gras, pourtant j’avais passé un temps
fou à restituer des zones qui étaient un peu aplaties.
Et comme j’ai fait le livre en sérigraphie, tout le monde m’a
dit : " ho la sérigraphie, qu’est-ce que ça
graisse.. " Il y en avait 200 de vendus, j’ai tout arrêté,
j’ai dit stop, on retrouvera les originaux et on refera le tirage.
Ça a pris 7 ans avant de retrouver les originaux ! En fait,
ils ont totalement disparus mais on a retrouvé un mec qui bossait
à la rédaction de Fantagraphics qui avait des photocopies
d’époque des originaux. Il y avait 11 inédits à
l’intérieur. C’est un peu le hasard et avec Crumb aussi. Après
il y a avait d’autres projets, des jouets en carton, des trucs assez
drôles. Je lui avais envoyé le projet de 5 livres, il
avait dit Ok. Et puis une histoires d’embrouille de droits pas possible,
des éditeurs qui bloquaient les droits sans rien faire, bref,
ça a été très compliqué, il a fallu
5 ans pour que ça se décante. Et avec Jean-Pierre Mercier
et l’agent de Crumb, fatalement, on est arrivé à casser
cette situation. Et si tu regardes, ces 5 ans, c’est les 5 ans qui
séparent les premiers comics de Péplum. Et heureusement
que ces 5 ans se sont écoulés parce que si on avait
commencé l’anthologie au moment où j’ai sorti Poignées
d’amour (de Willem), je sais pas comment je l’aurais fait. Je
suis pas sûr du tout que j’avais les bonnes réponses
à ce moment là à ce type de travail qui est super
technique, super compliqué à faire. Je ne parle même
pas des traductions, je parle de l’aspect structurel. Je parle d’avoir
les comics en édition originale, puis les rééditions
pour comparer et dans les 5 projets qu’avait acceptés Crumb,
ben il y avait Sans Issue. Le sommaire a été
remanié, mais un des thèmes que j’avais proposé
à l’époque, un peu instinctivement, c’était de
faire une thématique organisée chronologiquement, pour
faire redécouvrir Crumb véritablement. C’est un type
qui a toujours dans sa vie personnelle, comme dans son oeuvre, la
perspective historique en tête, que ce soit le retour aux racines,
le goût du passé, la nostalgie et aussi le devenir. Et
toute sa vie il a eu ces thèmes récurrents, avec un
graphisme qui a évolué et un discours qui s’est modifié.
Si tu commences à présenter ça thématiquement,
ça devient incroyablement cohérent et presque pédagogique
pour des gens qui ne connaissent pas. C’est un vrai plaisir de lecture,
si tu veux, une lecture qui est mise en perspective par les différentes
histoires, c’est vraiment excitant.
C’est
un projet d’une sacrée envergure et qui est cohérent...
Dans ce qui singularise les éditions Cornélius, il y
a beaucoup de traductions d’auteurs américains.
Oui, mais ça c’est des vieux projets, c’est des vieilles
envies qui sont rendues possibles par la façon dont Cornélius
à évolué. Par exemple, le David Sandlin qui est
sorti et dont s’est occupé Bernard -il me l’a fait découvrir
et j’ai flashé dessus- j’ai trouvé ça vraiment
extraordinaire. Ça a mis presque 4 ans à pouvoir se
faire. Ou le Daniel Clowes, Heightball, j’achète depuis
le début et Comme un gant de velours pris dans la fonte,
je me dis que c’est peut-être pas le livre parfait de ce mec
là, y’a quelque chose qui n’existe pas dans les
[....
Coupure cassette....]
C’est un livre
imparfait, c’est un livre qui, quelque part, a échappé
à son auteur, à des endroits où il ne s’en rend
même pas compte d’ailleurs. Il le dit aussi, sauf que c’est
un livre avec lequel il est peut-être un peu mal à l’aise,
il a voulu le contrôler de bout en bout, sauf qu’à des
moments, ça a dérapé et donc quand tu lis ce
truc là, tu te dis : " c’est vraiment ça ",
peut-être qu’il y a des trucs plus carrés, mais c’est
ça, parce que ça dit beaucoup de lui, c’est vraiment
fondamental de l’oeuvre à venir et c’est quelque chose qui
dit aussi beaucoup de la création, parce que ça laisse
du mystère. Et quand tu peux bosser sur un truc comme ça,
d’ailleurs personnellement je regrette que le livre, techniquement,
ne soit pas tout a fait au point, parce qu’il n’y a plus d’originaux,
c’est encore un putain de problème. Même en repartant
des films avec ce système de trame, on moire. J’attends avec
impatience la réédition du livre pour pouvoir repartir
à zéro en gravure, même si ça coûte
très cher, il y a vraiment l’idée qu’en bossant sur
ce livre, il va se passer quelque chose. Pourquoi ? Ça c’est
jouissif.
Oui,
on le ressent comme ça, il a des imperfections mais il a une
cohérence. J’avais lu les deux en même temps -avec le
Ghost world-, c’est celui que j’ai préféré. ça
me fait le même effet qu’Eraserhead par rapport à l’oeuvre
de Lynch.
Même s’il déteste la comparaison avec Lynch, c’est
un truc indéfinissable.
Mais
il a fait d’autres trucs, même beaucoup plus subtils, il est
allé plus loin, mais ça restera quelque chose de complètement
à part.
Il y un truc, qui m’a toujours intéressé dans l’édition,
c’est le truc qui t’échappe, le côté magique du
livre, c’est l’un des objets qui peut être le plus magique parce
qu’il est simple à manipuler et il peut laisser des impressions
incroyables de lecture, de la façon dont tu vas le lire. Et
Comme Un Gant de velours pris dans la fonte, pour moi, c’est
vraiment l’emblème d’une lecture qui peut contenir quelque
chose d’un peu magique, d’un peu fantastique. Tu le refermes, il s’est
passé quelque chose. Que tu l’ais aimé ou pas, il s’est
passé quelque chose, tu gardes les images, mais tu n’es plus
dans les circonvolutions de l’histoire, c’est pourquoi c’est vachement
important de tenter de mettre en scène un livre.
Et
tenter de refaire des choses, comme la gravure, etc. c’est aussi tenter
de redécouvrir des choses...
La gravure, c’est plus un souci technique, un souci perfectionniste
de rendre, non pas hommage, mais de rendre justice à l’auteur,
ça c’est très important. On est là pour se faire
plaisir, c’est prioritaire, mais on est là aussi pour que l’auteur
soit le mieux servi possible. Moi, je me sers de l’image du metteur
en scène. En tant qu’éditeur, avec l’auteur on a un
peu les mêmes rapports qu’un metteur en scène de théâtre
avec un auteur de théâtre. Il y a l’oeuvre, mais ensuite,
le metteur en scène a pour rôle de la présenter
le mieux possible tout en montrant sa version et en restant discret.
C’est une espèce d’équilibre. Il faut le mettre en scène.
Les pages de garde, le format, le papier que tu vas choisir, même
si souvent, c’est compliqué pour des raisons économiques,
la couverture, tout ça c’est comme l’affiche, avant les trois
coups. C’est vachement important, j’ai découvert tout ça
en faisant l’alphabet Capone.
Dans
ta démarche, on sent que ça a été un plaisir
de lecteur, ça a mit un moment avant de venir, ça a
commencé à s’équilibrer par d’autres choses que
par l’édition de ces choses là, qui ont pu être
déclencheurs. Il a presque fallu attendre la fin des années
90 pour que ça arrive.
Ha complètement. Je me retrouve complètement dans
ce que tu dis, je rajouterais juste un truc, l’idée de l’édition,
du passage à l’acte, ça vient autant du travail dont
je te parlais tout à l’heure que d’une frustration de lecteur,
comme pour les gars de l’Association, je pense. La frustration de
ne pas trouver en librairie ce que tu as envie de lire. De là
les traductions, tu les découvres en imports et tu ne les as
pas en français, c’est chiant. Le plaisir d’être un lecteur.
C’est ça qui m’intéresse sur les forums de discussions
sur internet : c’est que là, tu es un lecteur. Quand j’ai
découvert Frab (le forum de discussion français sur
la bande dessinée-Ndlr), ce qui m’a plu là-dedans, c’est
que c’était à un moment où je me demandais ce
qu’il se passait, les gens commençaient à te reconnaître.
Tu devenais un professionnel de la profession alors que c’est pas
l’objet... Tu vois, moi, je vais jamais dans les cocktails, ça
me fait chier. Mon temps, c’est pour faire des livres, j’ai pas beaucoup
de temps à consacrer à ça non plus, j’ai une
vie à côté.
En
même temps, dans ta trajectoire il y a une période de
flou. Quand tu as commencé à faire des bouquins, c’était
entre guillemets des bouquins d’auteurs. Là j’ai l’impression
que depuis deux ans, tu es devenu un éditeur et que tu as bouclé
la boucle par rapport à des envies de lecteurs que tu as eues
et qui n’étaient pas possibles pour x raisons et qui n’auraient
pas été possibles si tu avais continué a...
Oui, c’est des concours de circonstances, ça tombe au bon
moment, et puis, c’est être mûr. Cornélius est
plus mûr, ça veut pas dire plus pro d’ailleurs et ça
c’est un truc sur lequel Bernard et moi on est vraiment rd’accord,
c’est qu’on ne veut pas grossir. Là on pourrait sortir plus
de nouveautés, pouvoir aller jusqu’à 20 livres. Mais
là on va freiner pour pouvoir rester entre 10 et 15. Parce
que sinon, tu t’uses et tu rentres dans un cercle pervers qui est
purement économique, qui est que, vu le type de trésorerie
que tu dégages tu crées des besoins et t’es obligé
ensuite de répondre à tes besoins en sortant de nouveaux
livres pour avoir de la trésorerie. Et ça on veut l’éviter
au maximum. Il faut que ça reste du plaisir .
Tu
portes quels jugements sur les gros éditeurs ?
Pour moi les gros éditeurs... si tu veux, j’ai jamais adhéré
aux espèces d’oppositions entre petits et gros. Il y a des
petits et des gros. Moi je ne dis pas labels indépendants,
je dis petits. Il y a des petits éditeurs dont les livres ne
m’intéressent pas et c’est normal et je suis lecteur chez des
gros éditeurs et heureusement. Tu ne peux pas t’enfermer toi-même
dans une identité...
Oui,
mais comme jugement de fonctionnement, dans la mesure où tu
revendiques ton état de petit éditeur et affirmes que
tu ne veux pas grossir.
Parce que j’ai des copains qui bossent dans des grosses maisons
et que ce que tu peux constater, supputer à la lecture d’un
catalogue, tu le vérifies quand tu en parles avec eux. Ils
essayent de répondre à leurs envies mais ils ont des
contraintes économiques qui sont très lourdes et ce
qu’il faut savoir c’est qu’entre petit et gros, il y a une étape
qui est moyen. Et Cornélius ne peut pas devenir un gros éditeur,
un de la taille de Dargaud ou Dupuis... et puis moi, je n’ai pas les
compétences de gestionnaire pour ça. Maintenant, imaginons
que l’on ait un best seller, on pourrait devenir des moyens, mais
quand t’es moyen, c’est pire que tout. Parce que tu as les problèmes
des gros et les inconvénients des petits. Dans ce cas là,
il vaut mieux rester petit. Au moins tu fais ce que tu veux, t’es
pas bien riche, mais...
En
fait, vous fonctionnez comme une petite entreprise où les décision
sont prises à peu de personnes.
C’est même pas ça, c’est que chacun prend ses propres
décisions. C’est encore plus simple. Les discussions elles
existent, elles sont informelles c’est : " tiens
j’aimerais bien faire ça. - Oui, c’est super et tu pourrais
le faire comme ça ". C’est de cet ordre là.
Mais on ne vote pas par exemple. " Ha non, je ne veux
pas que tu fasses ça ". On a juste un joker,
vraiment, s’il y a un truc insupportable pour les autres ; celui qui
décide de la faire, il peut sortir son joker : " Ben
,vous ne voulez vraiment pas, mais moi, je décide de le faire
quand même " . C’est pas le joker d’opposition.
J’assume à fond. Chacun décide de ce qu’il a envie de
faire avec l’aide ou non des autres. Ça me parait plus décent.
De
toute façon, vous ne visez pas le fonctionnement industriel
?
Quand on a fait Mazzucchelli j’étais persuadé que
c’était un auteur grand public inconnu en France. Et qu’il
n’était pas reconnu aux États-Unis parce que le marché
n’était pas organisé pour le présenter correctement.
Et j’ai été surpris de voir que ça a touché
aussi peu de monde. Je pense que là-dessus on est restés
très candides, on ne se rend pas compte que nos goûts
sont minoritaires. Bernard et moi, on est tellement excités
par tel ou tel truc...
Vous
ne fonctionnez pas comme une association, à la différence
de l’Association justement...
C’est pas sûr, ça dépend des moments... Des
fois je rigole de ça avec Guillaume Dumora ou Jean-Christophe
Menu. Eux ils ont une affaire vachement plus importante que la notre.
" En fait, vous êtes une Association qui fonctionne
comme une SARL et nous, on est une Sarl qui fonctionne comme une association ".
C’est assez rigolo, parce qu’il y a un peu de ça. Juste un
tout petit peu, c’est une formule pour blaguer.
Toi
par ailleurs, tu as un travail à côté. Est-ce
que tu dissocies complètement ça de ton travail ?
Tout simplement parce que Cornélius ne me permet pas de
vivre. Tu vois, je pourrais prendre un petit salaire à Cornélius.
Mais je préfère, puisque j’en ai la possibilité,
ne pas en prendre pour que l’on puisse faire plus de livres. Bernard
et François ont des salaires. Moi, dans la mesure où
j’ai un complément à côté, je vois pas
la nécessité d’aller ponctionner.
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de l'interview >>>
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