LA FÊTE DE L'INTERNET
par Jean-Nöel Lafrague

Tous les ans, à la fin de l'hiver, les présentateurs télé prennent un air joyeux pour nous informer que, ça y est, ça va être la fête de l'Internet.

L'évènement est extraordinaire, et un ministre - le premier très souvent - annonce pour l'occasion l'imminence de mesures spectaculaires aux énoncés un peu techniques : des connexions moins chères, de nouveaux types de forfaits, une adresse e-mail gratuite pour chaque citoyen, des tas de machines dans les écoles, enfin des trucs déments. On évoque aussi très souvent des évènements pas croyables : des rassemblements tout le week-end à la cité des sciences, une classe de primaire qui fait un site sur les volcans, le maire d'une commune de trois habitants qui a fait un truc ahurissant pour faire connaître son bourg... Ne parlons pas de ces particuliers formidables qui ont trouvé un truc original à faire : se marier sur Internet, se renseigner sur sa généalogie, faire visiter son épicerie en Quicktime VR.
Trop de bonheur.
Le sujet de deux-trois minutes sur l'utilisation d'Internet est en train de devenir un véritable genre télévisuel, dans dix ans, on rigolera sans doute bien en se les repassant, mais pour l'instant, ça n'est que ridicule.
Bien sûr, cette joie frénétique peut sembler un peu exagérée, un peu artificielle. L'enfilade d'idées originales sensées prouver qu'Internet est un truc énorme a toutes les allures d'un désoeuvrement extrème, comme si chacun retournait l'objet dans tous les sens en attendant qu'un truc en sorte, que ça fasse du bruit, que quelqu'un comprenne enfin à quoi ça sert.
Ca fait un peu "Shadok". L'an dernier, tout le monde (la télévision, quoi) savait à quoi sert Internet ; Un truc simple en fait : gagner de l'argent, des sommes incroyables. Des entrepreneurs de vingt ans, de douze ans pourquoi pas, nous montraient tout fièrement les locaux de leur start-up. Super-top : millionnaire à vingt ans, dix employés, travaille tard le soir mais dans une ambiance détendue, MP3 à fond dans le casque, gadgets high-tech plein les poches, les mains, le bureau. Ces trois jeunes diplômés d'une école de commerce qui ont eu l'idée du siècle et qui l'exposent avec assurance à des banquiers qui pourraient être leurs grand-parents... Si c'est pas épatant !
Un an a passé (les ans passent, on n'y peut rien), et tout le monde (la télévision) a compris que le mécanisme des start-up était un peu foireux. Vendre du virtuel, de l'immatériel, c'est possible et pas spécialement nouveau, mais sans clients, c'est déjà une autre affaire. Lever des capitaux pour un projet bizarre, nouveau, c'est possible aussi, mais il faut ensuite que ça rapporte, et pas comme un livret d'épargne s'il vous plait, il faut que la mise soit doublée.
Il est assez plaisant d'imaginer la tête de mort-vivant de l'investisseur qui doit expliquer au conseil d'administration de la banque qui l'emploie que bon, les trente millions partis dans "bloop.com", "moo.com" ou "woowoowoo.com", hein, faudrait pas s'en formaliser, qu'ils n'ont servi qu'à racheter à prix d'or des espaces publicitaires nocturnes de M6 pour vendre des services incompréhensibles ou inutiles.
Un observateur ignorant des tenants et aboutissants du métier de banquier jurerait qu'il est curieux de placer ses économies dans des entreprises dont les noms évoquent systématiquement le babil.
C'est dit, Internet ne sert pas à gagner de l'argent, on est fixés... C'est à nouveau le brouillard, les incertitudes, la liberté, quoi. Youpi !

JN.