Une scène m’a marquée dernièrement. C’était
à la campagne, une matinée. Un ami m’avait convié
à l’abattage de son cochon. Prévenus, deux des petits enfants
qui passaient leurs vacances de février à la ferme familiale
étaient impatients d’y assister. Le plus jeune, 6 ans, trépignait.
" Papy va tuer le cochon, Papy va tuer le cochon ! ".
Nous sommes entrés dans la grange. J’avais le ventre un peu noué.
Mon ami s’est mis de côté, pour ne pas regarder. Les deux
enfants étaient devant. J’ai hésité, puis je me suis
dit : si des enfants regardent, tu dois regarder. Le paysan a fait sortir
une jeune truie de l’enclos. La bête était calme, elle n’avait
pas peur. Il lui a jeté une poignée de graines. Il a reculé
d’un pas, a épaulé la carabine. " J’y vois
pas clair, j’arrive pas bien à viser ". Clac ! La
bête a oscillé sur ses pattes. Les gamins avaient le souffle
court. " Merde. Je l’ai pas eu, elle va se réveiller ".
Il a rechargé. " J’y vois rien, avec le soleil qui
passe à travers la porte... ". Clac ! La bête
a poussé un bref hurlement puis elle s’est effondrée, prise
de spasmes. Aussitôt il l’a contournée, a solidement bloqué
sa tête à l’aide d’un genou pendant que son fils ouvrait
la carotide. Un jet rouge s’est déversé dans une bassine
en plastique, pendant une minute. A ce moment là j’ai senti un
mouvement de recul chez les enfants Le plus jeune à dit "Beuuu,
c’est dégouttant, il y a plein de sang . Il y a trop de sang",
avant de tourner la tête. Lorsque nous sommes sortis, quelques instants
plus tard, son frère lui a demandé " Alors
ça t’as plu ? ". Il a fait non de la tête,
blême et gêné. " Je t’avais dit... ".
Ce qui ne les a nullement empêchés de goûter devant
des fusillades télévisées et de passer la soirée
à jouer à la guerre totale par Legos interposés.
Enfant la violence me fascinait. Je dessinais des batailles, couvrant
de grandes feuilles de morts, de décapités et de blessés.
Les seuls jouets qui avaient grâce à mes yeux étaient
les pistolets et les épées. La qualité d’un dessin
animé dépendait essentiellement du nombre de coups échangés,
du pourcentage d’explosions et d’armes à feu. Quand il y avait
du sang ça devenait " dément ". Les
films d’animation yougoslaves qu’on me forçait à voir était
" niais ", c’était " des trucs de
filles ". En grandissant la tendance n’a fait que s’accentuer.
Les films d’horreurs étaient " pas mal " quand
les mutilations étaient suffisamment recherchées. Les films
de guerre " potables " s’il y avait beaucoup de tortures.
Parfois j’avais la chance d’assister à une véritable exécution
au journal télévisé, ce qui faisait une anecdote
de premier choix pour la cours de récréé. La violence
était le sujet de conversation numéro un, que ce soit pour
se décrire les pires scènes des pires films, ou pour se
raconter les ragots les plus sordides du quartier. " Le grand
frère de truc, c’est un DINGUE, une fois il a attrapé un
mec et ils lui ont fait cramer les couilles. Je te jure, le mec... ".
Ça c’était vraiment sérieux, on adoptait une contenance
virile pour en parler. A la pré-adolescence Rambo et Conan
le barbare étaient mes films préférés.
Puis je me suis intéressé de plus en plus à tout
ce qui touchait à la guerre. J’engloutissais tout ce que je trouvais,
films, reportages, témoignages. La guerre c’était la grande
affaire. Les tempéraments s’éprouvaient sur le champ de
bataille. C’était l’apprentissage de l’horreur. Les mutilés
et les traumatisés qui en revenaient étaient de vrais hommes,
que je respectais.
Et puis, tout en continuant à m’alimenter de faits divers et de
récits de psychopathes, j’ai commencé à réaliser
que la violence réelle me faisait peur. Je ne me l’avouais pas
directement, mais je fuyais lorsqu’elle se manifestait. Le réservoir
grandissant de mes frustrations sexuelles me poussa cependant longtemps
à continuer à me satisfaire de violence simulée.
Je ne sais pas exactement comment la transition s’est opérée.
Pendant toute une période j’ai cessé de voir des films d’action,
pour me concentrer sur des oeuvres à la violence plus crue. Bret
Easton Ellis, Selby. Le sentiment y était plus affligé,
la souffrance plus pathétique. Plus que C’est arrivé
près de chez vous ou Henry, portrait of a serial killer,
Benny’s vidéo, de Michael Haneke me marqua profondément.
Particulièrement la scène du meurtre, qui est plus d’ailleurs
un accident qu’un meurtre. Montré froidement, sans passion, sans
excitation, un geste qui dérape. Les conséquences paralysantes.
L’impuissance à réagir qui conduit à refouler l’émotion,
pour ne pas se laisser submerger par elle. L’impression d’assister à
la fois à quelque chose d’essentiel et à quelque chose d’irréel,
de non spectaculaire.
Petit à petit je me mis à voir des films où il se
passait peu, mais où la subtilité de chaque élément
prenait une intensité véritable. La tension y était
interne et non pas provoqué par une succession d’événements
paroxystiques. La violence était présente, sans être
manifeste. Toujours subie, qu’elle vienne de soi ou de l’extérieur.
Lorsque je retombais sur mes anciennes amours, je ne pouvais pas m’empêcher
d’en attendre l’excitation passée. En vain. Tueurs nés
me laissa froid. Sa deuxième vision fit remonter des phantasmes
de meurtres gratuits. Je me vis, un fusil à pompe dans chaque main,
dégommer tout ce qui m’énervait. Sa complaisance exacerbée
me mis mal à l’aise. J’avais besoin de sentiments humains, fragiles
et souvent douloureux, plus que d’instincts hypertrophiés.
Je ne sais pas ce qui pouvait me plaire dans ce type de violence esthétisée...
Le manichéisme ? L’intensité ? Le rythme ? Tout ce qui n’était
pas assez marqué m’ennuyait, il fallait quelque chose de direct,
de frappant, quelque chose qui me permettait de m’échapper, qui
me donnait l’impression d’être beaucoup plus dur que je n’étais,
plus fort. La vie me paraissait pénible, impossible à surmonter.
Plutôt que me l’avouer, je préférais la trouver chiante
et me dire qu’il fallait la faire saigner.
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