NE
PAS TROUVER LA NOTION DE SCENARIO TRES INTERESSANTE |
Au
cours de l’animation d’une table ronde sur le thème "écrire
la bande dessinée", réunissant Alex Barbier, Vincent Vanoli,
Alex Baladi, Jean Christophe Menu et Joann Sfar, j’ai eu la surprise de
voir ces auteurs rejeter unanimement le terme "scénario", qu’ils
jugeaient synonyme de "mauvais film américain". Pourtant, si l’on
avait demandé à ces dessinateurs -qui scénarisent
eux-mêmes leurs albums- s’ils jugent que le texte et la narration
dans leurs bandes dessinées sont importants ou non, ils auraient
répondus qu’ils les considèrent comme indispensables.
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Cet
article paraîtra en novembre 2002 dans la revue critique émergente
Comix Club # 2
Pour
voir apparaître la mention "scénario", il faut aller chercher
du côté des auteurs de comics anglo-saxons. Mais, les auteurs
de comics étant considérés comme des tâcherons,
cela induit l’idée que le scénario serait une "recette".
Les malentendus concernant la notion de scénario ne vont souvent
pas au-delà du flou qui entoure ce terme, plus communément
associé au cinéma. J’aimerais profiter de cette première tribune dans Comix Club pour synthétiser ce qui dans mon parcours de scénariste m’a amené à réaliser à quel point cette vision est erronée et réductrice. Les premières fois où j’ai essayé d’écrire pour un dessinateur remontent à un peu plus d’une quinzaine d’années. Il s’agissait de dialogues et de brèves descriptions, tapés à la machine, une situation, une chute. J’ai ensuite cessé d’écrire pour des dessinateurs pendant une dizaine d’années afin de mener des expériences d’écriture personnelles. Il s’agissait de cerner des thèmes, de maîtriser un style, de vérifier si j’étais capable de dire quelque chose. Cela fait maintenant plusieurs années que je travaille avec le dessinateur Ambre, ce travail a commencé de manière intuitive et autodidacte. Lorsque nous avons terminé notre premier album commun, Le journal d’un loser, dont la construction était un peu différente de ce que nous pouvions voir autour de nous, j’ai senti le besoin d’aller me pencher sur la dramaturgie et l’écriture de scénario. Le travail sur le Journal d’un loser,qui s’est étalé sur trois ans, avait été très intuitif, nous avions construit l’album autour d’un sentiment, notre seule base technique étant la référence constante que nous faisions à une réflexion du cinéaste David Lynch entendue dans le documentaire "cinéma de notre temps" de André S. Labarthe. Lynch expliquait en substance qu’il ne fallait "jamais perdre le fil ténu à l’origine de l’œuvre" en rejetant par exemple les nombreuses autres pistes qui se présentaient durant la réalisation si elles entraient en contradiction avec ce fil directeur. Je sentais que notre travail était juste, ou plutôt qu’il était le moins faux que nous ayons pu faire, mais je n’étais pas sûr qu’il repose sur de quelconques bases techniques. En même temps, j’étais effrayé à l’idée d’ouvrir un manuel de scénario (1). Je pensais que cela était anti-créatif qu’il s’agissait de pauvres recettes destinées à des gens sans imagination. Je me souviens avoir tourné la page de garde de La dramaturgie d’Yves Lavandier (2) en me disant très clairement que j’ouvrais la boîte de Pandore. Avec étonnement, j’ai découvert que ce "manuel" ne contenait pas de recettes miraculeuses, de schémas narratifs à appliquer à la lettre, mais qu’au contraire il s’agissait surtout de réflexions générales sur la nature d’un récit, et son articulation. À savoir : l’essence de la dramaturgie est le conflit. Une œuvre fonctionne sur l’identification du spectateur/lecteur, elle tire donc sa force de la recréation des conflits internes du spectateur/lecteur. La continuité est donc évidente entre des récits mettant en scène des conflits spectaculaires et des récits narrant des conflits intimes. C’était la première fois que je lisais quelque chose concernant des questions sur lesquelles je m’interrogeais depuis des années. Cette lecture a été la première d’une série qui me conduit aujourd’hui aussi bien à lire régulièrement des scénarios de films (3) qu’à suivre des cours d’écriture théâtrale. Contrairement aux idées reçues, il n’y a pas que les navets qui soient scénarisés. Toutes les œuvres importantes reposent sur un scénario, qui en constitue le socle. Le scénario, c’est la structure d’une œuvre. Dans le scénario, réside le propos d’une œuvre ainsi que la manière dont il s’articule. Un scénario est un cœur, un squelette ainsi qu’un système nerveux. Ce scénario n’est jamais un travail spontané, il est au contraire longuement réécrit, arrangé, ajusté. C’est à ce prix-là que des œuvres difficiles voient le jour : les scénarios de Kubrick sont le fruit d’un énorme travail d’épure, ceux de Tarkovski découlent de collaborations marquées avec les écrivains dont il adapte les œuvres (4). Toute œuvre séquentielle repose sur un travail de structure, et cela quel que soit son mode de narration. Prenons une œuvre en apparence aussi déstructuré qu’Un chien Andalou : la lecture du script démontre à quel point le travail allégorique de Buñuel et Dali a été au préalable réfléchi et construit sur le papier.
L’écriture, tout comme le dessin, est quelque chose qui se dompte. C’est un travail, patient, artisanal. L’écriture puise bien évidemment sa force dans l’intimité de celui qui s’y plonge, mais sans outils, il aura du mal à s’aventurer au-delà de la zone où il a pied. Les dessinateurs-scénaristes cités plus haut, de par la longévité et la densité de leur pratique, se sont forgé depuis longtemps leurs propres outils, qui amènent d’ailleurs régulièrement certains d’entre eux à écrire des scénarios pour d’autres auteurs. Je suis prêt à parier qu’ils considèrent ces outils comme des rituels un peu magiques et aléatoires. D’où le fait qu’ils répugnent à en parler, par crainte de rompre le charme. S’ils passaient cette crainte, ils seraient étonnés de réaliser à quel point leur pratique est loin d’être isolée, spécifique et irrationnelle. Cela pourra paraître surprenant, mais je crois que cela leur fait encore plus peur. Le statut de l’écriture est très ambigu dans ce pays qui accorde autant de prestige à "l’homme de lettres". En classe on nous apprend à respecter la littérature, et non à l’aimer. L’écrivain est considéré comme un être supérieur, doté de puissants pouvoirs. "On n’apprend pas à être écrivain, on le naît". Dans un pays qui accorde autant de prestige à l’écrit, penser que l’on ne sera jamais capable d’écrire c’est vivre à l’ombre du pouvoir que représente la langue écrite. Le langage est malheureusement encore une arme dont l’usage se transmet mais ne se partage pas. Ceux qui l’acquièrent sont censés en être les gardiens, d’où peut-être cette réticence à parler de "technique". Le fait que la notion de scénario soit aussi peu considérée par des auteurs-scénaristes de bande dessinée n’est guère étonnant. Dans le cadre de la bande dessinée le scénario n’a pour l’instant aucune existence, le CNBDI ne dispose pas de bibliothèque de scénario, les œuvres des grands scénaristes de bande dessinée n’ont à ma connaissance jamais été publiées, l’enseignement du scénario dans les écoles qui prétendent proposer une pédagogie de la bande dessinée est au mieux indigent, sans parler de l’indifférence marquée pour le prix du scénario du Festival d’Angoulême. Faire l’amalgame entre "scénario" et "navet hollywoodien" est aussi réducteur que résumer la bande dessinée à cette étiquette "B.D." à laquelle elle cherche à échapper. Si la bande dessinée veut évoluer et acquérir ce statut culturel sur lequel tour à tour elle lorgne et qui lui fait peur, elle doit découvrir cet outil qui lui permettra de construire des œuvres importantes, non pas seulement dans le champ de la bande dessinée, mais au sens large du terme. La spécificité du scénariste de bande dessinée, qui repose sur une relation créative à deux, où s’élabore une grammaire commune, qui demande à chacune des deux parties à la fois une maîtrise de la construction textuelle et de la construction graphique, reste encore à définir. En cela elle diffère du travail d’équipe qui se structure dans le cinéma autour du script. Dans l’espoir de futurs échanges, j’invite (5) les auteurs des nouveaux courants de la bande dessinée à s’interroger sur cette notion, à comparer leurs pratiques avec celles les auteurs qu’ils croiseront, à ne pas hésiter à faire part de leurs doutes et des problèmes d’écriture qui se posent à eux. En tout cas à ne plus faire comme si "ça" n’existait pas, où comme s’il s’agissait d’un sujet honteux. Lionel
Tran
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