ON FINIT TOUJOURS PAR SE LAISSER AVOIR
par Lionel Tran

La première fois où j’ai entendu parler d’Internet doit remonter à environ cinq ans. Il s’agissait d’un article de plusieurs pages dans un magazine branché. Le journaliste parlait du " réseau des réseaux " sur un ton dithyrambique, il retraçait son historique, depuis son origine militaire à la fin de la seconde guerre mondiale, en passant par la l’usage qu’en avaient fait les scientifiques comme instrument de communication inter-universitaire dans les années soixante-dix pour finir par l’imminente révolution que cela allait apporter dans la vie du particulier. J’ai lu ça comme une spéculation technologique de plus. Ce genre de journal prédit une nouvelle révolution à chaque numéro, qui occulte le pétard mouillé lancé à grands renforts d’hyperboles un mois plus tôt. La lecture de William Gibson m’avait laissé dubitatif quant à la singularité d’un mouvement " Cyber-Punk ". Je m’attendais à ce que cet enthousiasme retombe aussi vite qu’un soufflé.

La vague de propagande qui déferla les années suivantes ne fit que me crisper un peu plus sur mes positions. Internet s’affichait comme l’espoir du prochain millénaire en 4 X 3 sur le périphérique. Les supermarchés se mettaient à dealer de l’ordinateur multimédia à la place des taies d’oreillers. Le mot " Internet " brandi en caractères gras à la une des journaux faisait temporairement remonter des ventes par ailleurs en chute libre. Le signe " @ " fit son apparition sur les t-shirts et les trousses d’écoliers. La mode Internet contaminait tout. Jusqu’au journal de 20 H qui adopta une présentation en menu d’ordinateur, avec fenêtres et icônes.

Les faits par contre étaient de mon côté. Le nombre de connectés stagnait péniblement à quelques dizaines de milliers, dont une bonne part étaient des professionnels ou des universités. Les " Cyber-Cafés ", dont un était allé jusqu’à s’ouvrir à 200 mètres de chez moi, fermaient au bout de 8 mois. Les " internautes " demeuraient une poignée de happy few qui ne touchait heureusement pas mon entourage. La contamination commençait à atteindre le discours par contre. Il ne se passait pas une semaine sans que je sois amené à parler d’Internet avec un ami, la plupart du temps pour exposer mes réticences. Je ne pensais pas qu’Internet apporte quoi que ce soit aux rapports humains, l’engouement pour ce nouveau médium me paraissait une utopie d’autant plus grosse que foireuse. Je passais parfois des heures sur le trottoir à m’efforcer de dissuader une connaissance de la nécessité de s’intéresser à ce nouveau médium. " Lis des livres, vas voir des spectacles, il y a déjà tellement de choses bien plus essentielles pour lesquelles on ne prend pas le temps, bordel ! ".

Puis les maisons de la presse se sont mises à vendre des cd-roms à 20 F. L’édition, déjà bien mal en point, commençait à n’avoir quasiment plus pour best-seller que des guides pratiques pour logiciels. Les quotidiens nationaux cédaient de l’espace à des " cahiers multimédias ". Une amie se fit engager par une grosse boite de jeux vidéos. Ma mère, qui avait toujours été férue de culture, s’acheta un ordinateur avec lecteur de cd-rom. Faire de la résistance s’avérait de plus en plus ardu. Il me fallait des armes. Je repris la lecture de " La société du spectacle " de Guy Debord, qui venait de se tirer un coup de fusil dans la tête. Les analyses du " Monde Diplomatique " m’alimentaient en cartouches. Je traçais des plans de bataille aidé de Paul Virilio, qui  disséquait les faiblesses dans lesquelles s’embourberait l’ennemi, aveuglé par son goût du vertige superficiel.

Puis, comme un con, je me suis laissé piéger.

Ça s’est passé un soir de la fin de l’hiver 97. Le traître, qui faisait partie depuis longtemps de mon exigu cercle de proches, nous avait invités à venir boire un verre chez lui. Quand nous sommes arrivés, l’ordinateur était allumé. " Je me suis monté un site sur Internet", il a dit avec un petit sourire. " Ah, bon, et qu’est ce que ça donne ? On peut voir ?", j’ai fait hypocritement. Il nous a montré son site, sur lequel il avait installé des textes et quelques images. " Et ça marche, tu as des connections ? ". " Oui, plutôt, en deux jour j’ai déjà eut une centaine de visites ". Quoi ? Alors que moi je galère à envoyer des courriers auquel une personne sur 20 prend la peine de répondre en trois mots lapidaires... Cinq ans passés à lutter pour passer à l’ennemi en une minute.

Ma conversion a été aussi intense que mon refus avait été intransigeant. Dans la semaine je lui ai filé des fichiers de textes, j’ai commencé à laisser des e-mails à des gens avec qui j’avais l’habitude de correspondre. Un mois plus tard j’installais un ordinateur chez des amis qui vivent à la campagne. Je commence à consacrer l’argent que j’économisais sur mon R.M.I. à l’achat de périphériques informatiques, avec comme objectif à moyen terme l’achat d’un modem. Je ne suis pas encore connecté mais je suis déjà accro. Je suis tombé dedans dès la première prise. Tous les prétextes que je pourrais donner sont des justifications rhétoriques artificielles. Je suis lucide. Internet ne m’apportera rien, hormis flatter mon petit ego en me disant que le reste de la planète peut instantanément s’y intéresser, ce qui ne m’aidera pas à me sentir mieux dans ma peau.

Avec du recul, je réalise mon psychisme présentait déjà des symptômes dont je n’avais pas conscience : en premier lieu le traitement de texte, qui depuis 10 ans avait remplacé l’usage régulier du stylo, ensuite la fascination qui transpirait à travers ma répulsion pour le net. Mon champ sémantique était de plus en plus parasité par le jargon informatique, transformant à mon insu mes structures mentales selon les schémas de l’ennemi. Je suis tombé entre leurs mains. Ils m’ont retourné. Frères résistants je ne vous donne pas mon adresse électronique. Oubliez-moi. Ne cherchez plus à entrer en contact avec moi. Continuez la lutte. Ne touchez jamais à un ordinateur. Internet c’est de la merde. Conservez de vraies valeurs.