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From
Hell
From
Hell, récit
d’Alan Moore & Eddie Campbell dont la réalisation s’est
étalée sur une dizaine d’année vient de paraître dans une édition incluant
les appendices de la version d’origine aux éditions Delcourt. Œuvre fleuve
de 580 pages, d’un abord graphique rêche et rigoureux, From Hell nous
entraîne dans les quartiers pauvres de Londres, sur les traces de celui
qui fut surnommé Jack l’éventreur. Se déroulant non comme une enquête
mais comme une reconstitution de l’affaire, l’implacable mécanique narrative
de Moore se déploie sur des axes autant historiques, politiques et culturels
que métaphysiques. La densité et la précision du récit nous placent en
position de témoin dépassé par l’ampleur des enjeux. Le rythme inexorable
mêlé à la pesanteur de l’atmosphère rendent la lecture étouffante. Une
nausée renforcée par le pessimisme de Moore qui éclate dès le prologue
: la lâcheté, le mensonge, la désillusion et la mort seules sont au bout
du chemin. Un chemin sur lequel nous verrons des êtres écrasés par la
misère se laisser dépecer avec un mépris glacial par ceux qui organisent
la société sous l’œil impuissant et complice de ceux sensés la garder.
L’approche réaliste de la mise en image -des gestes quotidiens sobres
et des conversations laconiques- rendant impossible tout recul. Un recul
que vient symboliser le seul regard de l’exécuteur dont la lucidité transperce
le récit de part en part, pénétrant les origines enfouies des événements
et perçant jusqu’à leurs répercutions à venir. Comme dans les Watchmen,
V pour Vendetta ou le méconnu Miracleman, la folie chez Moore côtoie souvent
la clairvoyance et l’utopie s’avère toujours au final être une hallucination
d’une violence illimitée. A travers From Hell, il fait l’autopsie du XIXe
siècle, touchant du doigt le cœur du XXe siècle naissant. Nous sommes
ici en enfer, un enfer qui plonge ses fondations dans la conscience humaine
et qui prend corps avec l’histoire de la civilisation occidentale. From
Hell devait à l’origine s’accompagner de deux autres pendants de même
envergure, Lost Girls -actuellement en cours de réalisation, se
déroulant au cœur de l’Europe la veille de la première guerre Mondiale-
et Big Numbers -abandonné en cours de route, et qui devait traiter de
la fin du XXe siècle. Nous nous trouvons ici face à la pierre angulaire
d’un des projets les plus ambitieux jamais entrepris en Bande dessinée.
Un chef d’œuvre d’une approche peu aisée, dont la lecture s’avèrera aussi
difficilement épuisable, qu’ineffaçable l’amertume qu’il nous aura laissée
en bouche.
From Hell
Alan Moore & Eddie Campbell
576 pages / 295 FF éd. Delcourt
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Attends
La vie de Jon et Bjorn était constituée de préoccupations d’enfants :
Neil Adams est-il le meilleur dessinateur de Batman ? Pourquoi faut-il
aider les grands à faire les courses ? Pourquoi tous les calendriers ne
sont pas composés de femmes nues ? Puis un jour, leur vie bascule, et
Attends, le premier ouvrage traduit en français du des-sinateur
norvégien Jason, prend une dimension dramatique inattendue. La
dernière page tournée, on reste sonné, comme après la lecture d’un Chris
Ware ou d’un Daniel Clowes. Une excellente sélection du petit éditeur
suisse Atrabile.
Attends
Jason
76 pages / 75 FF éd. Atrabile (www.atrabile.org)
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L’usine
électrique
A chaque nouveau livre,
Vincent Vanoli surprend et fait des bonds de géant dans l’exploration
du genre Bande dessinée. Avec L’usine électrique, fable où s’imbrique
critique sociale (la fermeture d’une centrale hydraulique perdue dans
les montagnes) et ambiance fantastique (l’apparition d’une “sirène de
la montagne” et de fantômes d’employés décédés), l’auteur nous emporte
une nouvelle fois dans un monde aux limites de la folie ou le personnage
central, broyé par des enjeux bien humains, se sublime dans sa foi et
son imaginaire. La construction, en grandes cases aérées, met l’accent
sur l’ambiance inquiétante générée par les décors de l’usine sous la neige,
on est là à mi-chemin entre Théorème et Shining et le trait
crayeux de Vanoli fait merveille.
L’usine
électrique
Vincent Vanoli
88 pages / 89 FF éd. L’association
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Caricature
Auteur toujours
relativement confidentiel, Dan Clowes développe depuis plus de dix ans,
avec son comics Eightball (éd. Fantagraphics), une vision profondément
originale, sombre et nostalgique de l’Amérique. Caricature, récemment
traduit par les éditions Rackham, regroupe neuf histoires implacables
d’un des grands maîtres du comics moderne.
Outre
de grands récits, dont certains ont été récemment traduits en France,
tel Comme un gant de velours pris dans la fonte (éd. Cornélius)
ou Gohst world (éd. Vertige graphic), le comics de Dan Clowes se
compose d’un grand nombre de courtes histoires, autant de portraits d’êtres
sans destin, bousculés par la profusion anonyme du monde, rongés par leurs
souvenirs. Caricature, la plus récente traduction, regroupe neuf
de ces personnages en autant d’histoires, ceux que l’on croise dans la
rue, nous-mêmes. C’est ce gamin, allant machinalement de porte en porte
avec son masque d’horreur, se regardant pratiquer le rite d’Halloween
bien qu’il en ait perdu le sens et l’attrait, juste curieux de ses rencontres.
C’est aussi ce type, bloqué sur l’année 1966, dont la figure de référence
est Adam West (le Batman psychédélique de la série télé), volontairement
hors le monde, réfractaire à la réalité. Ou encore ce jeune punk à la
contenance cynique incapable de satisfaire la moindre relation humaine
dans la ville où il vient de s’installer. Aucune échappatoire ne semble
promise, aucune grâce ne viendra sauver les personnages, tous s’enlisent
dans le récit de leur vie présente ou de leur enfance enfuit. La fausse
rigidité du trait de Dan Clowes, l’anonymat trompeur des lieux et des
visages impertubables sont autant de tracés de fermeture, de masques scellés
retenant la bouillonnante impuissance des protagonistes. Caricature,
simple compilation de “vies blanches” comme l’évoquait Gabriella Giandelli
dans son ouvrage éponyme, est d’une acuité à la limite du supportable,
une claque sèche et, presque, silencieuse sur notre destinée commune que
Dan Clowes nous assène avec une grâce anodine. L’histoire de Mal Rosen,
le caricaturiste itinérant qui ouvre l’ouvrage nous avait pourtant mis
en garde : tenter de dévoiler l’apparence des autres ne nous donnent pas
les clefs de notre propre comportement, et, à notre tour, inaperçu, nous
ne serons qu’une image provisoire, à peine esquissée, défilant dans les
yeux de l’autre.
Caricature
Daniel Clowes
100 pages / 85 FF éd. Rackham
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L’agenda
du siècle
Epoustouflant
dessinateur militant, Willem est l’infatigable fournisseur des
rares espaces de liberté de la presse quotidienne et hebdomadaire. Il
dézorglhommise à tour de bras, décapite à la machette, démembre, éviscère,
atrophie, ampute, parfois à la limite de l’insoutenable... Les éditions
Cornélius ont eu la bonne idée de regrouper dans un ouvrage assez luxueux
l’ensemble de ses chroniques parues dans Charlie Hebdo pour les
besoins de L’agenda du siècle, soit deux pages pour chaque année
du siècle écoulé depuis 1900. Le livre se lit comme un roman à travers
les aventures de ses héros : Adolf Hitler (qui ne s’est pas suicidé mais
qui s’est lancé dans une très honorable carrière de baron de la drogue
en Amérique du Sud), Fred le french doctor (inspiré de Bernard Kouchner
; il finit en 2000 par imposer une dictature humanitaire) Heidi Prack,
la chienne de garde stalinienne, Barnstein le terroriste... A imposer
dans les écoles primaires.
L’agenda
du siècle
Willem
204 pages/149FF éd. Cornélius
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