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Lionel
Tran :
Ce projet, est devenu Le journal d’un loser. Très
vite on a laissé de côté ce qu’il y avait
dans le journal pour partir sur une sorte de reportage intimiste.
On s’était dit, de manière un peu prétentieuse,
qu’on voulait restituer le sentiment propre à notre génération,
un sentiment de mal-être diffus. Et on avait fixé
des "stéréotypes" de ce mal-être, qui étaient
des situations ou des objets : le vernissage, la soirée
vidéo, l’informatique et après on "partait en reportage",
on allait voir nos amis et moi j’essayais d’enregistrer dans ma
tête les sensations pour restituer ça. Je t’ai donné
mon journal la veille de mon départ pour un voyage dans
un pays étranger et je suis en train de réaliser
que cela faisait plusieurs mois que j’avais commencé à
tenir un journal assez fragmentaire. Et pendant les trois mois
de ce voyage, il y a eu un déclic dans mon écriture.
J’ai tenu un journal très très dense, où
j’écrivais cinq heures par jour. Je n’ai jamais écrit
autant. J’étais dans un contexte complètement étranger
où je n’avais plus de repères et je transcrivais
tout, toutes les conversations, la plupart des gestes. Et c’est
vrai que quand je suis revenu, dans le travail que nous avons
entrepris en commun, j’étais chargé de ça.
Et je réalise que cela a beaucoup joué sur Le
journal d’un loser. En revenant, je me suis dit : je
ne souhaite pas voyager tout de suite à nouveau mais je
souhaite avoir sur mon univers quotidien le recul que j’ai trouvé
là-bas en étant dans un contexte étranger.
C’est resté un objectif qui est, je crois, continu dans
les recherches que nous pouvons faire ensemble. Ce travail a été
particulier aussi, et ça il m’a fallu longtemps pour m’en
rendre compte, parce qu’on s’est servi d’un troisième regard,
qui était le regard de Valérie Berge. Valérie
prenait des photos de notre entourage depuis plusieurs années,
depuis bien avant que moi je fasse des tentatives autobiographiques
et que toi tu t’aventures sur un terrain plus réaliste.
Donc on a travaillé à partir de ses images, que
nous lui avions emprunté, et progressivement elle a participé
à l’élaboration de l’album. Je crois que les portraits
que tu faisais, Valérie, a déterminé l’approche
de l’album. Est-ce que tu peux parler de ce travail de photos
que tu faisais sur notre entourage ?
Valérie
Berge :
Les premiers portraits que j’ai faits, étaient ceux
d’une personne qui avait une vie tellement dissolue, qu’on pouvait
penser qu’il allait mourir très vite. C’était quelqu’un
dont on était très proches, qu’on aimait bien, alors
voilà c’était pour garder une trace. Et comme il
n’est pas mort, je l’ai pris en photo très régulièrement.
C’est comme ça que j’ai commencé à faire
un travail photographique sur le vieillissement, les traces physiques
du temps qui passe. Ce que je continue aujourd’hui à faire
avec les auteurs de bande dessinée qu’on voit sur les festivals
(rire.) C’est quelque chose que je me suis mise à faire
avec les gens que j’appréciais. C’était un travail
de portrait en général.
Quand
j’ai commencé à faire des portraits, j’étais
assez timide et les gens que je prenais en photo étaient
assez timides aussi, et disons que pour éviter les préliminaires
j’étais assez brutale, je les collais devant un mur et
je faisais très rapidement mes portraits, comme une sorte
d’écriture spontanée, très directe. Ensuite
j’ai appris à prendre les gens dans leur environnement,
de manière plus naturelle. Et quand vous avez commencé
à utiliser ces photos que j’avais fait des années
avant, j’ai fait après des photos dont vous aviez besoin,
sachant qu’il y allait avoir telle ou telle scène, comme
la scène de vernissage ou la scène de la soirée
d’anniversaire. C’est vrai que je pensais à tes dessins,
mais je suis toujours partie dans l’optique que c’était
des photos que je faisais pour moi. De toute façon tu ne
les as pas toutes utilisées, il y a aussi des photos que
j’aime bien que tu n’as pas utilisées.
Ambre
:
C’est quelque chose qui m’est resté, ça, travailler
d’après photos. Je pense que ça a été
la première fois que je m’en servais comme ça. J’ai
l’impression que je m’en sers de plus en plus. Alors pour le prochain
projet qu’on va faire, c’est flagrant, pour chaque case il y a
une photo à la base. Et c’est de pire en pire… Toutes les
dernières expositions que j’ai vues, c’était des
expositions de photographies, c’est ce qui m’intéresse
en ce moment. Alors voilà, tu déteins sur moi. C’est
vraiment ce qui m’intéresse.
Valérie
Berge :
Je sais que toi aussi tu t’es mis à faire des photos et,
à la limite, pourquoi tu ne fais pas tes photos ?
Ambre
:
Parce qu’elles sont moins bonnes que les tiennes.
Valérie
Berge : Je ne suis pas d’accord avec toi.
Ambre
: (Rires.) Si, si, c’est ça. Sur une pellicule,
il va à la limite y en avoir une où je peux prendre
un détail, c’est inutilisable. Justement, travailler avec
toi, c’est qu’il y a une qualité, avec des nuances de gris,
des choses comme ça… Et puis il y a un regard surtout.
Moi, je n’ai pas un regard de photographe. Mes photos c’est des
photos de touriste.
Lionel
Tran :
Il s’est mis en place une relation de travail croisé assez
étrange.
Pour
ma part, je sais que j’ai commencé à chercher dans
mon écriture quelque chose qui ne soit pas faux - je ne
me disais pas quelque chose de juste. Or pour faire quelque chose
qui ne soit pas faux, il fallait chercher dans une expérience.
Le second album, Une année sans printemps, c’est
trois fragments de vie d’artistes. Et l’idée c’était,
non pas de rendre hommage, mais de rendre justice à ces
créateurs, dont l’œuvre avait été importante.
Donc l’idée ça a été de se mettre
dans leur peau. De ne pas faire d’eux ce qu’ils n’étaient
pas mais de retrouver derrière leur œuvre ce qu’ils avaient
pu être. J’ai beaucoup lu de biographies de ces gens-là,
jusqu’au moment où je sentais une résonance, un
point commun avec ce que je pouvais vivre. Ça a été
un projet beaucoup plus simple, qui a été beaucoup
plus vite. Et le projet sur lequel nous travaillons actuellement,
depuis plusieurs années, c’est l’adaptation d’un roman
l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal. C’est un roman
qui s’appelle Une trop bruyante solitude, qui se passe
dans les sous-couches du métier de l’imprimerie et du livre.
C’est l’histoire de quelqu’un qui est tout en bas de la chaîne,
qui détruit du papier. Et pour aborder ce bouquin, c’était
la troisième expérience en commun, mais je n’ai
pas réfléchi à ça, j’ai senti d’instinct,
qu’il fallait m’immerger dans ce milieu là, pour pouvoir
en parler. Sinon, je n’aurais pas été capable d’être
juste. Je cherchais du travail à cette époque-là,
alors je suis allé travailler dans une imprimerie. Au bout
d’un an passé à travailler comme massicotier je
t’ai invitée à venir prendre des photographies à
l’imprimerie.
Valérie
Berge : Tu m’avais tellement parlé des ouvriers
qui travaillaient là-bas en leur donnant des surnoms comme
"l’imprimeur", "le collectionneur", que c’étaient devenus
pour moi des sortes de personnages.
Lionel
Tran : Dès ma première journée
de travail j’ai fait une sorte de casting. L’ouvrier que nous
avons choisi pour Hanta, le personnage principal, s’est imposé
assez vite. C’était le personnage, il vivait la même
réalité. Je n’ai jamais envisagé par exemple
de faire jouer le rôle à quelqu’un.
Valérie
Berge : Quand
je suis arrivée là-bas, ça s’est passé
assez facilement. J’ai fait beaucoup de portraits et j’ai également
commencé à prendre des machines. Le script n’était
pas encore écrit. Ce qui est étonnant, c’est que
lorsque nous sommes retournés montrer les premières
planches à l’imprimerie, un an plus tard, nous avons appris
que cet ouvrier avait lui aussi travaillé sur une presse
à papier, ce que nous ne savions pas.
Lionel
Tran : En voyant le dessin de la presse, il s’est exclamé :
" - Ça, c’est une compacteuse. Je sais, j’ai travaillé
dessus." Et nous on s’est regardés, la coïncidence
était trop belle.
(L’enregistrement
s’arrête ici)
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