À deux pas du paradis

Révélé aux États-Unis il y a quelques années, Jeff Smith s'est rapidement imposé comme un des grands auteurs des années 90. Sa série, Bone, tout à la fois titre de son comix et nom de famille de ses trois personnages à tête de fémur allie une héroic fantasy goguenarde et rétro, pleine de tendresse, à un graphisme oscillant entre Hal Foster (pour la précision) et Chuck Jones (pour la dynamique). Militant sur le statut d’auteur dans un pays entièrement écrasé par les majors, il a imposé par son talent les délirantes aventure de Phoney, Fone et Smiley Bone dans une vallée imaginaire, satire paradisiaque et implacable des mondes mythiques.

 

JEFF SMITH

JadeWeb : Comment Bone a-t-il été créé ?
Jeff Smith : J'ai commencé à dessiner les personnages de Bone lorsque j'étais à l'école, autrement dit, ça fait bien longtemps ! Au départ, Bone paraissait en strips dans différents journaux mais c’était juste des petits personnages intervenant dans des histoires qui n'avaient aucun rapport entre elles. Pendant quelques années, j’ai fait des strips par-ci, par-là. Puis je me suis dit que je pourrais faire de ces personnages des héros à part entière avec une vraie histoire, un peu comme une version de Donald Duck, Bugs Bunny, ou Picsou. Les Bones vivent à Boneville, un peu comme Donald vit à Donaldville ! Plus tard, j'ai commencé à m'intéresser à des contes et à des récits fantastiques comme Le seigneur des anneaux. Je me suis dit qu'il serait amusant de mixer Chuck Jones, Bugs Bunny et Tolkien. J'avais une idée approximative de ce que je voulais faire, alors j'ai commencé à écrire mon scénario par la fin ! Ensuite le début, ainsi qu'une ou deux péripéties qui allaient arriver à la famille Bone, ce n'est qu'après que j'ai commencé à dessiner. J’ai une marge de liberté, mais parfois je me laisse un peu trop aller, et WHOOUUPS, ça dérape ! Mais du moment que je peux retomber sur mes pattes, tout va bien.
Les personnages ne connaissent pas l'étendue de ce qu'ils vont avoir à affronter, ils se baladent juste au milieu d'événements qu'ils ne comprennent pas. Ils ne se rendent pas compte de la vie de merde dans laquelle les forces obscures veulent les mettre !!!
De plus les personnages de Bone sont stéréotypés, ce qui me permet de rester dans une certaine ligne de conduite. Phoney Bone est un type arrogant et mesquin, qui ne s'intéresse qu'au fric, Fone Bone est plutôt gentil, carrément boy-scout, Smiley Bone c'est une sorte de Dingo à ma façon ! Il ne se prend pas trop la tête, il a un cœur d'or, en fait c'est pour moi le personnage le plus surprenant, il peut parfois devenir totalement amoral, et j'ai toujours du mal à savoir ce qu'il pense ! Il est totalement taré !!!

Votre style évoque autant un dessin humoristique qu'un dessin semi-réaliste...
En fait, j'aime bien dessiner de plusieurs façons. D'un côté, un style gros pieds/gros nez assez classique, et puis d'un autre, quelque chose de plus réaliste. Quand j'étais plus jeune, j'adorais les super-héros, ceux dessinés par Neal Adams ou Joe Kubert. Mes comics préférés sont les strips qui paraissaient quotidiennement dans les journaux, des comics comme Crazy Cat. J'adorais Dick Tracy avec ses dessins très clairs, la façon dont le noir et blanc était utilisé et qui m'a beaucoup influencé pour Bone. La bande dessinée américaine mixe assez souvent un côté cartoon avec un style plus réaliste. Regardez Terry et les pirates, c'est le sommet de ce genre de choses : c'est parfois très réaliste, mais aussi très cartoon dans le trait. Je pense que je m'inscris dans une tradition classique de la bande dessinée américaine, de plus, je ne me force pas à dessiner de cette façon, ça vient naturellement.

Quelles sont vos influences graphiques ?
Des auteurs de dessins animés, comme Tex Avery ou Chuck Jones... Ou alors, Picasso, dans un style totalement différent ! Plutôt dans ses dessins que dans ses tableaux cubistes.
OOOH ! Harvey Kurtzman ! Je l'avais oublié, c'est sans doute la personne qui m'a le plus influencé, avec Walt Kelly le dessinateur de Pogo, mes deux plus grandes influences... Je découvre aussi peu à peu la bande dessinée européenne, mais très peu sont traduites en américain. Tu as des choses comme Tintin ou Astérix, mais par exemple tu n'as rien sur Gaston. Je n'avais jamais entendu parler de Gaston avant de trouver un album en Allemagne l'année dernière. Il y a des choses géniales comme les Schtroumpfs, mais c'est présenté aux États-Unis à travers les dessins animés d'Hanna-Barbera qui sont carrément idiots. J'ai acheté un bon paquet d'albums d'artistes belges et français, mais je me contente de les regarder vu que je ne parle pas un traître mot de français ! C'est très frustrant ! Je suis plutôt influencé par le côté subversif des comics underground, par le travail de Robert Crumb par exemple. Je ne ressens pas d'influences sur le dessin mais plutôt au niveau de l'esprit. Sans ces auteurs, je ne serais pas là aujourd'hui. Je n'ai jamais eu de problèmes pour me faire éditer ou pour m'éditer moi-même. Lorsque j'étais au collège, j'envoyais mes strips aux éditeurs, et j'attendais pendant des années une réponse. Tous les jours, j'allais à ma boite aux lettres, j'attendais que le téléphone sonne, et ils ne m'ont jamais appelé ! Alors, lorsque j'ai fait le comics, j'ai décidé de tout faire moi-même, de m'auto-éditer, de m'occuper de l'imprimerie, du look de mes bouquins, de tout.

Y a-t-il un message dans Bone ?
Il n'y a pas à proprement parler de message, mais plutôt une critique du système qui contrôle les créateurs. Aux États-Unis, il est difficile de faire un comics sans aucune concession. En Europe, vous avez plus de liberté pour ce genre de choses, certaines bandes dessinées françaises ne pourraient jamais voir le jour là-bas parce que les grosses compagnies contrôlent tout, des caractéristiques du personnage à la façon de le dessiner. La compagnie Image distribue Bone, mais elle s'occupe uniquement de la diffusion. Il est plus facile pour moi de traiter avec eux pour la diffusion qui est un énorme boulot. J'édite de mon côté Bone sous une forme un peu plus luxueuse et avec un tirage plus confidentiel qu'Image. C'est exactement comme en France où je ne publie rien moi-même, c'est Delcourt qui s'occupe de tout.

Bone est votre occupation principale ?
Oui. Ma femme et moi passons tout notre temps sur ces petits personnages, nous avons aussi deux employés à The Cartoon Books, notre studio. Je bosse sur le livre en lui-même évidement, mais aussi sur la promo, sur la maquette, les couvertures... Sur le merchandising aussi, savoir à quoi va ressembler tel tee-shirt ou tel poster, mais tout cela à un petit niveau... Lorsque j'étais gamin, j'adorais avoir des jouets ou des posters de mes séries préférées, et même maintenant d'ailleurs ! Tant que le livre en lui-même n'est pas compromis par le merchandising, ça ne me gêne pas.

Les 9 tomes disponibles en français de la saga des Cousins Bone sont parus aux éditions Delcourt

Entretien © jadeweb, Philippe Dumez & Pierre-Henri de Castel Pouille, 1997-2002
Illustrations © Jeff Smith / The Cartoon Books