Avec leur sourire timide et leur air embarrassé en face du magnétophone, il est difficile de deviner que Corin Tucker, Janet Weiss et Carrie Brownstein sont les excitées de Sleater-Kinney, power trio venu d'Olympia (Etat de Washington) et voué corps et âme à la cause de guitares amplifiées et des mélodies acidulées. Et pourtant, au fil de ce petit blind-test organisé autour de rondelles traversées de voix féminines, les demoiselles abattent leurs cartes : elles n'aiment pas les gros qui suent au premier rang, les journalistes à la petite semaine et la veuve d'un certain... Kurt Cobain. Elles aiment les concerts, les femmes qui ouvrent leur gueule et la réalisation musicale telle qu'on l'entendait dans les années 60. Autant d'éléments qu'on trouvera dispersés le long de leur discographie, déjà riche de 5 albums pétillants dont " All Hands On The Bad One " (paru en 2000), manifeste moderne d'un sexe en émoi.


Les filles éléctriques
Sleater-Kinney


Liz Phair : Turning Japanese
Corin :
Je connais cette chanson parce qu'elle a été un tube dans les années 80. Mais je n'ai plus jamais entendu parler des Vapors par la suite. Je crois qu'ils n'ont été que des étoiles filantes (Tout juste : les Vapors se sont séparés en 1981 après l'échec cuisant de leur second album - ndlr).

Et Liz Phair, vous êtes fans ?
Corin : J'aime bien son premier album, Exile in Guyville. Mais je ne connaissais pas cette reprise. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure idée qu'elle ait eu (rires)....

Je l'ai choisie parce qu'il résume bien pour moi l'esprit punk-rock. C'est un mouvement qui vous a marqué ?
Janet : Je ne l'ai pas découvert sur le moment. J'y suis venu sur le tard grâce aux Minutemen, aux Clash, aux Meat Puppets... Je suis un peu plus âgée que Corin et Carrie, et contrairement à elles, j'ai bien connu cette époque. C'était vraiment quelque chose d'intimidant parce qu'à chaque fois que j'allais à un concert, il n'y avait que des mecs au premier rang, des gros mecs torse nu en sueur. Dans ces conditions, m'approcher de la scène pour voir le concert était totalement exclu. Raison pour laquelle je ne me suis jamais sentie comme faisant partie du mouvement punk-rock. Un des premiers groupes qui m'a marqué, c'était X, sans doute parce que j'ai grandi à Los Angeles. Plus cette vague a commencé à se démocratiser, plus on s'est mis à croiser des filles aux concerts. Et même au premier rang. C'était la fin des machos. Musicalement, les groupes devenaient aussi beaucoup plus mélodiques. J'étais préparée pour le mouvement indie-rock qui allait naître quelques années plus tard.
Les concerts, c'est vraiment ce qui m'a le plus donné envie de faire de la musique. Etre près de la scène, regarder les gens jouer et sentir qu'il n'appartient qu'à toi de faire pareil. Je n'ai jamais connu une telle émulation à l'écoute d'un disque. Un enregistrement, ça a toujours un coté un peu abstrait, difficile. Par contre, quand tu vois devant toi des doigts qui courent sur un manche de guitare, c'est la révélation. Ça prend tout à coup un coté très physique, très spontané, pour lequel il n'y a pas besoin d'être passé sur les bancs d'une école.

Bratmobile - Girl Germs
Janet, Corin, Carrie : Bratmobile !

Que reste t-il du mouvement Riot Grrrl pour vous ?
Corin : Je crois que ça a profondément marqué les gens qui en ont fait partie. Certaines d'entre elles ont récemment été interviewés par un groupe de recherche de Seattle qui s'appelle Experience Music Project. C'était intéressant de voir leurs témoignages 10 ans après la fin des Riot Grrrls : comment cela les avait influencées à un niveau personnel, comment cela a marqué la culture de notre époque... Je crois que ça a été un mouvement très important dans le sens où, pour toute une génération, il a traduit le féminisme en un nouveau langage. Prendre des idées qui étaient défendues au niveau associatif ou universitaire et les adapter à des formes de culture populaire comme le rock ou l'Art. Des jeunes femmes ont pu revendiquer ces idées dans leur propre langage. Ensuite, la façon dont les médias ont couvert l'événement a comme d'habitude été disproportionnée. Le mouvement a été caricaturé et tourné en ridicule. On a juste vu ça comme une mode, alors que ça allait beaucoup plus loin.

Il n'y a plus tellement de groupes de cette époque qui sont encore en activité.
Corin : Beaucoup des filles qui en faisaient partie tiennent toujours un rôle d'agitateur culturel, même si ce n'est pas dans le domaine de la musique. Bratmobile vient de se reformer. Tobi Vail qui était dans Bikini Kill écrit beaucoup au sujet de la criminalité. Kathleen Hanna a monté un nouveau groupe, Le Tigre. Ce n'était pas qu'une mode, les gens étaient beaucoup plus impliqués. Tout cela partait d'une idée bien plus ambitieuse : avoir un rôle actif dans la culture de son époque plutôt que d'en être juste le témoin. Ne pas se contenter du rôle de consommateur.

The Shangri La's : Walking in The Sand
Janet : Je suis née dans les années 60, c'est dire si ces années ont été importantes pour moi. Je suis certainement bien plus influencée musicalement par les années 60 que par aucune autre période. Plus de la moitié de mes disques viennent de ces années-là : The Kinks, Bob Dylan, The Velvet Underground... Les années 50 avaient été artificielles et superficielles, et les adolescents, au début des années 60, avaient envie d'entendre quelque chose de plus spontané, d'authentique. J'adore vraiment la façon dont les disques étaient produits, de façon à la fois mélodique et brute, avec les guitares très en avant. Mes centres d'intérêt tournent toujours principalement autour de cette scène.

C'est curieux que tu dises "mélodique et brut", car, pour moi, c'est la parfaite définition de Sleater-Kinney.
Corin : Je crois que nous sommes toutes influencées par les années 60. Elles ont été de toute manière très riches.

Free Kitten - Teenie Weenie Boopie
Janet : Je n'ai jamais entendu cette chanson.

C'est une reprise de France Gall par les Free Kitten. Aimez-vous la scène new-yorkaise ?
Corin : Je ne sais pas trop s'il existe une scène new-yorkaise aujourd'hui. Nous vivons trop loin de cette ville pour nous en rendre compte, et je crois que la presse a tendance a romancer un peu l'affaire. Tous ces musiciens géniaux qui passeraient leur temps à jouer ensemble, tous ces clubs des bas quartiers où il ne passerait que de bons groupes... Je n'y crois pas. J'ai beaucoup d'admiration cependant pour des gens comme Thurston Moore ou Marc Ribot qu'on imagine comme étant les meilleurs amis du monde... encore que je crois que Thurston Moore ne vit plus à New York. Je suis toujours curieuse d'entendre des nouveaux enregistrements de John Zorn ou Glen Branca. J'aimerai faire partie de leur bande... mais je crois que je ne serai pas à la hauteur (rires). De toute façon, ce que nous faisons n'a rien à voir avec leur démarche.

Au-delà du cliché qui consiste à parler de " scène new-yorkaise ", il me semble y avoir là-bas un esprit assez arty, à la limite du snobisme.
Mais c'est souvent ce qui fait une scène ! Ça fait partie du jeu. Mais je ne pense pas par exemple que les membres de Sonic Youth soient atteint par ce virus. Quand ils sortent des disques expérimentaux sur leur propre label, il me semble que c'est plus suite à des rencontres qu'ils ont pu faire que pour épater la galerie. Leur amitié avec des personnalités comme Glenn Branca ou Jim O'Rourke explique à mon avis l'existence de ces disques. Je prends leur défense, mais je ne les connais même pas (rires)...

Bis - Sweet Pop Avenger
Corin : Nous avons tourné avec Bis il y a deux ans. Je crois que c'est la chanson d'eux que je préfère.

Pourriez-vous sonner aussi "pop" ?
Corin : Bien sûr, mais je n'en ai pas l'intention.
Carrie : Nos paroles sont très différentes.
Corin : Nos textes sont plus ironiques. Mais nous pourrions écrire un titre très pop un jour. Ce serait comme accomplir une mission. Mais pas maintenant.

Pourquoi pas maintenant ?
Parce que je n'aime pas faire de la musique sur commande. Me dire : " Tiens, et si nous écrivions un bon morceau pop ?". C'est quelque chose que tu peux être tenté de faire en solo, quand tu es seul à prendre les décisions, plus qu'au sein d'un groupe. Le considérer comme un challenge, se pousser à faire quelque chose qui ne te serait pas venu naturellement.

Cette forme de compromis pourrait vous faire connaître auprès d'un public qui n'a jamais entendu parler de vous...
Mais ensuite tu cours le risque que les gens t'apprécient pour de mauvaises raisons, pour une seule chanson par exemple. Ça me rendrait nerveuse. Je ne veux pas que les gens s'entichent d'une chanson en particulier mais qu'ils apprécient un album. Un morceau peut être extrêmement différent du reste de l'album et donner une fausse idée du groupe. Comme les albums peuvent se suivre et ne pas ressembler.

Beat Happening - Noise
Corin : C'est un groupe qui a été capital pour nous. Leur façon d'écrire les chansons, d'une extrême simplicité, nous a beaucoup influencé. Ils n'avaient pas de grandes connaissances musicales, et la plupart du temps l'élaboration des morceaux se résumait à une personne qui joue de la guitare, une autre de la batterie, et la troisième qui chante. Mais leurs chansons sont très bonnes et immédiates. Beat Happening était aussi un excellent groupe de scène. Ils ont influencé beaucoup de musiciens, et nous en faisons partie.

Vous êtes passés directement de Kill Rock Stars à Matador. N'avez-vous pas été approchées par K à un moment ou un autre ?
Carrie : Calvin nous avait fait la proposition, mais Kill Rock Stars nous avait contacté avant. A l'origine, nous étions sur Chainsaw, puis nous sommes passées de Chainsaw à Kill Rock Stars. A Olympia, c'est le premier qui demande qui l'emporte.
Corin - Il me semble que le son de Sleater-Kinney correspond mieux à Kill Rock Stars qu'à K Records. C'est un label qui a une image plus rock.

Il y a une réelle concurrence entre les deux ?
Corin : (sourire approbateur)
Janet : Les deux sont habités par le même souci d'indépendance. Ensuite il me semble que K a une image plus pop. Kill Rock Stars est plus dans la continuation de l'esprit grunge, je pense du moins que c'est ce que les groupes ont en commun.
Carrie : Je crois que K s'est détaché de son image pop. La différence majeure désormais, c'est que K représente la vision d'un seul homme, Calvin Johnson, alors que KRS exprime les envies d'un groupe de gens, un peu comme une démocratie.
Janet : Pour moi qui n'ai jamais vécu à Olympia, K était le gentil et KRS le méchant.

Et le fait de quitter KRS pour Matador ?
Janet : Nous sommes toujours signées sur Kill Rock Stars. Matador nous représente en Europe.

Hole - Baby Doll
Carrie : J'ai acheté ce disque et je l'ai revendu peu après. Je n'ai jamais été très fan de Coutrney Love. Je trouvais que même les mauvais disques publiés par des indépendants étaient meilleurs que celui-là.

Vous aimeriez être aussi connue qu'elle ?
Carrie : Pour rien au monde ! Je ne le vois plus comme une artiste, mais comme une star.
Corin : Elle poursuit des buts bien différents des nôtres. Très différents. Radicalement différents. Genre : "Combien vais-je gagner si je fais ci ?", "Combien de disques ai-je vendu ?", "Si je fais ça, est-ce que les gens vont me remarquer ?", "Quelle est la superficie de ta maison ?" (rires).

Leila - Sodastream
Corin : Je connais très peu la scène électronique, mais il y a quelques disques que j'apprécie vraiment comme ceux de To Rococo Rot ou Matmos. C'est du cas par cas étant donné que je ne suis pas du tout dans cette mouvance musicale.
Janet : Comme je suis parfois DJ, j'ai eu l'occasion d'entendre beaucoup de musique électronique, mais je suis incapable de te dire quels groupes ou quels morceaux j'apprécie. Il y a beaucoup de gens talentueux. Mais je reste avant tout sensible à la mélodie, et c'est la raison pour laquelle je n'y trouve pas toujours mon compte. Une rythmique, ça ne me suffit pas.

PJ Harvey - Sheela-Na-Gig
Corin : Je peux m'impliquer vraiment personnellement dans mes chansons, mais ça n'est pas nécessairement autobiographique. Tu peux écrire une fiction qui parle de toi. Sur notre dernier disque, je me suis glissé dans la peau de pas mal de personnages pour écrire. Mais ce qui est écrit parle toujours de l'auteur. Déjà sur ses premiers disques, PJ Harvey mêlait beaucoup fiction et réalité, jusqu'à faire complètement disparaître la part vécue comme sur Is This Desire ?. C'est plus intéressant, car toutes les histoires sont vues des yeux de la même femme.

Guv'ner - Baby's Way Cruel
Corin : Je les ai vus en concert, mais je n'avais jamais entendu leurs disques.

Pumpkin Wentzel, la chanteuse/bassiste de Guv'ner, a laissé tomber la musique pour la mode. Pourriez-vous un jour passer complètement à autre chose ?
Janet : Je resterai toujours attachée à la musique, même si ce n'est pas au sein d'un groupe. Je jouerai toujours, mais peut-être au sein d'un orchestre (rires) ou je serai DJ... ou dans un groupe de blues, à raison d'une répétition par semaine. Je n'en sais rien. C'est dur à dire.
Corin : C'est très difficile pour moi de répondre étant donné que nous sommes obligés de raisonner sur une période de temps très courte.

C'est ce qui fait le charme de ce métier, non ?
Oui, mais ça peut être aussi très énervant. Je sais ce que je vais faire dans les 6 prochains mois. Ensuite, Dieu seul le sait. Même si je ne devais plus faire de musique, écrire et composer serait un toujours un hobby. Mais je crois que j'en ferai toujours vu que j'adore ça.
Carrie : J'adore jouer de la guitare. Et je crois que si je n'avais plus les moyens d'avoir une guitare, j'aurai toujours une platine disques pour écouter de la musique.


Site non-officiel http://www.sleater-kinney.org/ - Site de Matador
Dernier album paru All Hands on the Bad One (Matador/PIAS)


Entretien inédit © Philippe Dumez & 6 Pieds Sous Terre, 2001/ Photo © Philippe Dumez