à la-recherche-du-G-point

Tout entier dans son héros récurrent, Lazare Santandrea, manière de San Antonio à la sauce fanfaronne d’un Vittorio Gassman, Andréa G. Pinketts déploie, dans Le Sens de La Formule et La Madone Assassine, ses deux romans parus en français, une verve redoutable à décrier et combattre cette république de “nonzhommes” et son missel de perversions-frustations engoncées dans une religiosité maladive. Ex-mannequin, ex-shérif, ex-patron de boîte, ex- journaliste underground, ex-acteur de romans-photos, Pinketts se met aujourd’hui en scène en bouffon m’as-tu-vu, précédé d’une réputation sulfureuse, et parade en cravate de soie rose bonbon, coiffé d’un Borsalino de paille au ruban noir de guingois, cigare toscan au coin de la grimace des lèvres. Autopsie d’un personnage qui a trouvé son auteur.

Andrea G. Pinketts

Andrea G. Pinketts : J’appartiens à une génération d’écrivains enfants de plusieurs langages, enfants de la littérature mais aussi de la télévision, des fumetti (Bande dessinée italienne, Ndlr) et des vidéo-clips, une génération de changements acceptés par des personnes intéressées par le monde et aspirant à être conquises par lui : la génération de la fantaisie appliquée. Une génération anormale et irrégulière, dans le sens où chacun, même s’il a vu les mêmes films, lu les mêmes livres et les mêmes Bd que les autres, a sa propre identité, précise. Ce n’est pas un groupe, c’est une génération d’identités diverses.

Jade : Tu fais également partie de cette génération contemporaine qui vit tard chez ses parents…
Je vis avec ma mère et j’ai 38 ans, ce qui est absolument incroyable, disons pour… un jeune Anglais. Avec ma mère, nous sommes devenus comme mari et femme. Pas dans le sens incestueux du terme, mais dans le sens où même si nous ne nous supportons pas, nous nous aimons tellement. Elle repasse mes chemises, répond aux coups de téléphone de mes fiancées… Moi, je le lui rends en tant que fils unique d’une mère veuve. En fait, je quitte ma mère chaque jour parce que je suis toujours en vadrouille. C’est aussi peut-être pourquoi cela ne me pèse pas de vivre avec elle. Parce que je ne suis jamais à la maison. Ce que je sais c’est que quand je rentre, il y a la mamma, le rôti enfourné, la chemise repassée et la caresse sur la tête… En plus, elle prépare toujours mes valises. Quand j’enquêtais sur le Milieu aux alentours de la gare centrale de Milan, ma mère ne se préoccupait pas des risques, des coups de couteau, de pistolet, etc... mais me disait : “Andrea, mets ton pull en laine, sinon tu vas prendre froid !”.

Tu te présentes comme l’ex-shérif de la ville de Cattolica (1). Est-ce encore l’une des inventions de celui qui s’autoproclame plus grand écrivain italien ?
Et non. Les arrestations ont bien eu lieu, les papiers existent, les articles de presse le prouvent et par chance les mecs sont également encore en prison. Les gens doutent parce cette histoire est absolument étrange, voire même unique ! C’est d’ailleurs tout simplement le seul cas que je connaisse : un ancien journaliste d’investigation qui, par vocation, était habitué à infiltrer certains milieux pour fouiller, enquêter, découvrir, transformé en privé anti-Milieu. C’est clair que c’est une chose irrégulière, une anomalie qui peut-être ne se reproduira plus. J’ai vraiment été détective municipal. La ville de Cattolica subissait d’énormes problèmes de criminalité irrésolus par ceux qui étaient censés s’en occuper, la police et la magistrature. Le maire, un provocateur, a proposé mes services au conseil municipal qui m’a donc élu à l’unanimité shérif de Cattolica avec pour mission de recueillir des informations afin d’emprisonner les délinquants. Six mois plus tard, j’avais réussi 106 arrestations. Je faisais la tournée des bars et des boîtes de nuit, avec une masse anti-squale…

“Ne vous défoncez pas. Shootez vos grands-parents. Ils ont déjà résisté à la syphilis, ils viendront bien à bout du sida” Aujourd’hui, tu portes une cravate rose fluo de matador de toros. Tu sembles accorder une grande importance à ton apparence. Tu as même été mannequin…
En 1986, j’ai été l’homme de la campagne publicitaire d’Armani. Poser en tant que modèle est très intéressant, cela te fait toucher du doigt le côté provisoire de la vie. Mais j’ai également été acteur dans des romans-photos, instructeur d’arts martiaux, militant politique… deux mille choses pendant que j’écrivais. D’ailleurs, avec toutes “mes” vies, c’est avec ma bisaïeule, plutôt qu’avec ma mère, que je devrais vivre ! Mais je n’ai pas connu ma bisaïeule. Par contre, ma grand-mère qui avait 90 ans était un être exceptionnel… Elle ressemblait vraiment vers la fin de sa vie à Braccio di Ferro, Popeye ! Elle avait toute une mâchoire déplacée… C’était quelqu’un d’incroyable qui buvait, fumait et… était quand même la grand-mère de John Wayne, voilà ! Tu sais, je suis un personnage multiple, peut-être même ma propre création (2). Je suis convaincu qu’il existe une attitude face au monde. Il y a les personnes qui s’adaptent au monde, celles qui font que le monde reste identique et celles qui le changent en l’adaptant à elles.

Tu as également posé pour des romans-photos alors qu’un autre écrivain milanais, Giorgio Scerbanenco (3), a longtemps répondu au courrier du cœur pour midinettes… Que représente-t-il pour toi ?

J’en pense le plus grand bien… D’autant que j’ai été le premier à remporter le Prix Scerbanenco en 1996. Scerbanenco était un grand. Il a réussi à raconter la face cachée de l’Italie des années 60 d’une manière quasiment sociologique, presque anthropologique. Alors que ces années-là semblaient être celles du boom économique et du bien-être, il est parvenu d’une façon unique et magistrale à les dépeindre comme les années de l’horreur… Et si je dois, dans cent ans, expliquer à un enfant les années 60, je lui ferai lire Scerbanenco. Outre mon job d’acteur de romans-photos, j’ai aussi tenu la rubrique du courrier des lecteurs pour Blitz, une espèce de Playboy du pauvre avec photos de jeunes filles à moitié dénudées, lettres de militaires et de détenus… Pour Gioia, un hebdo féminin type Elle, il m’est arrivé de répondre à des lettres. Et j’y répondais toujours à ma façon. Tranchante. Ironique. Genre “Ne perds pas de temps, laisse tomber cet imbécile”. Sans moralisme toutefois.

Le Sens de La Formule est dédié à ta grand-mère à qui tu fais notamment dire : “Tu me trouves si beau et même si tu préférais grand-père ou Clark Gable… ”. De quel autre acteur es-tu jaloux ?

Je ne suis pas jaloux. Même pas en ce qui concerne les femmes. Bien au contraire. Si quelqu’un que j’estime a du succès, j’en suis content. Par exemple, aujourd’hui en Italie, les deux auteurs de ma génération qui vendent le plus, c’est Carlo Lucarelli (4) et moi. Certains -probablement nos maisons d’édition- veulent en tirer une rivalité alors qu’en réalité nous sommes amis. Quand Lucarelli sort un bouquin, je le présente à Milan et lui fait de même à Bologne avec mes livres. Nous combattons du même côté.

Tu es donc l’ami de tout le monde ?

(Rires) Non… Mais tu sais pourquoi nous sommes tous amis. Simplement parce que nous avons été confrontés aux même imbéciles. C’est à dire au pouvoir des maisons d’édition qui refusaient de nous publier… Notre fraternité vient de là. Nous sommes tous des écrivains très différents les uns des autres. Et ce qui me plait, c’est qu’utilisant tous le même genre littéraire, personne d’entre nous ne ressemble à aucun autre dans ses livres. C’est peut-être aussi pourquoi nous ne sommes pas envieux, qu’il n’y a pas de jalousie entre nous. Chacun a sa propre identité, tout en combattant pour la même cause. Je m’enrichis de ce que je lis, il m’arrive même de voler des choses à Lucarelli… Tout comme certains se servent chez moi, c’est légitime. D’après moi, chaque écrivain est véritablement un genre à lui tout seul. Nous utilisons le roman noir parce que le noir est magnifique. Le noir est extraordinaire… Il est ce mécanisme qui t’emmène affronter les choses extrêmes. Le noir c’est la tension, l’indignation, la violence, de toutes les façons la création, quelque chose d’absolument constructif. Et puis chacun raconte son propre monde. Par exemple, James Crumley, qui est d’une génération précédant la mienne, se coltine le malaise des vétérans du Vietnam et de Corée. Malgré ce, nous nous rencontrons. Nous sommes amis. Pour moi, il est à la fois un maître, mais aussi un frère, un compagnon de route.

Quel est le combat des auteurs italiens actuels, votre Vietnam à vous ?
Chacun d’entre nous a une histoire politique, mais je ne veux pas parler de politique. Je crois que notre bataille a été de faire entendre que la littérature n’est pas ennuyeuse, qu’elle n’appartient pas seulement aux beaux quartiers, qu’elle n’est pas seulement étudiée à l’université. Nous voulons que les gens lisent les livres dans le métro, sur la route, et qu’ils se passionnent pour les histoires qui, quand elles sont bien racontées, sont toujours passionnantes.

Tu as également publié une histoire distribuée gratuitement dans le métro milanais… Ta génération n’est-elle pas non plus celle d’un double engagement, culturel et écolo : papier recyclé, édition alternative, collection Millelire (livres à 3,50 F) ?

Tout à fait. A tel point que j’ai créé l’Ecole des Durs, un mouvement littéraire né à Milan et comprenant des auteurs confirmés et inconnus (ces derniers sélectionnés d’après leurs textes). Nous avons justement été publiés dans une anthologie de la collection Millelire, vendue… dix mille lires car composée de dix petits livres. Nous l’avons tous fait très volontiers gratuitement pour que la parole soit diffusée… Marcello Baraghini, l’inventeur de cette collection, est un ami très cher avec qui je collabore dès que je peux et avec bonheur.

“Je n’écris pas de polars. Je les vis. Ce n’est pas de ma faute si la vie ressemble plus à l’Enfer de Dante qu’à un petit mystère bien ficelé et bien propre d’Agatha Christie” Tu parles de l’Ecole des Durs. Une amitié plutôt virile parcourt d’ailleurs tes romans…

J’ai des amis… Je crois à l’amitié virile, à l’amitié western si tu préfères, à celle des films de Peckinpah. J’ai ma propre mythologie autour du western. Je pense notamment à Rio Bravo dans lequel John Wayne rachète les flingues de l’alcoolo Dean Martin de manière à pouvoir lui rendre quand celui-ci s’en sortirait. L’amitié c’est ça. Etre proche de ses amis même quand ils traversent de mauvaises passes. Cela arrive souvent à mes amis. A moi aussi.

Tu prétends encore grandir… Dans quel sens ?

Dans le sens où tous mes livres sont parcourus par le même personnage. Lazare Santandrea grandit de livre en livre, tout en restant égal à lui-même. Dans le sens où grandir n’est pas le grand voyage vers la vieillesse, mais plutôt la rencontre entre des personnes. Aujourd’hui, je vous rencontre alors qu’hier je ne vous connaissais pas. Je suis donc plus grand aujourd’hui qu’hier… Rien n’est possible sans l’amitié. Regarde, tout à l’heure nous parlions de bande dessinée, de contamination des genres entre eux. Je suis l’exemple vivant de la contamination. Stuart Kaminsky, le scénariste de La Liste de Schindler, m’a utilisé comme personnage d’un de ses livres. Il a utilisé mon nom, mon prénom, ma vie… Tout cela n’aurait pas été possible sans que nous soyons amis. Cela se passe dans les années 40 et je rencontre Bette Davies. Je suis également un personnage de bande dessinée. Dans une BD populaire italienne, le héros, Lazarus Slade, retrouve une fois par an Lazare Santandrea qui a la même gueule que moi.

Le Sens de La Formule débute par “Je ne sais pas skier, je ne joue pas au tennis, je nage couci- couça, mais j’ai le sens de la formule…

Le sens de la formule est Privilège… Le sens de la formule est le sexe de la phrase, le son et le sens même de la phrase”. De quel Privilège avec un P majuscule s’agit-il ? Je te réponds par une boutade. Le privilège de la phrase est le motif pour lequel vous êtes là, maintenant, à me demander : “ Quel est le sens de la formule ?”.

(1)(litt. La Catholique) est une petite ville italienne de la côte Adriatique, entre Pesaro et Rimini, citée dans L’Enfer de Dante. (2)“Tous les jeudis soirs (…), Andrea G. Pinketts, un beau garçon cultivé, animait des séminaires pour roman noirs et bars. (…) Je m’y étais rendu quelquefois pour une raison bien précise : l’énorme quantité de filles que Pinketts attirait au Post Café. (…) Ce qui l’intéressait, c’était de les conquérir toutes ensemble sans être obligé d’aller plus loin. Le jour où je me déciderai à écrire un livre, je prendrai Pinketts comme personnage. (…) Un type qui avait grandi au mépris de toutes les règles, et qui planait tellement haut qu’il n’avait plus aucune idée de ce qui se passait en bas. (…) Qu’est-ce qui m’avait retenu au Post Café ? Peut-être l’espoir de rencontrer Pinketts. Chacun de nous cherche inconsciemment ce qui a le pouvoir de le détruire ou ce qu’il pourrait détruire sans se sentir coupable” (in La Madone Assassine, p.401/402) (3)Scerbanenco est l’un des plus grands auteurs de polar italiens. Créateur du célèbre Duca Lamberti, il a notamment publié Vénus privée, A tous les râteliers, Les enfants du massacre, Les Milanais tuent le samedi, Naïves auto stoppeuses, Du sang sur le parvis, N’étranglez pas trop, Milan Calibre 9… Tous disponibles dans la collection Grands Détectives (10/18). (4)Cofondateur du groupe 13, qui réunit quelques-uns des meilleurs écrivains de polar italiens, Carlo Lucarelli est notamment l’auteur de Phalange armée (Série Noire/ Gallimard), Le Jour du Loup (Série Noire/Gallimard) et Guernica (La Noire/Gallimard).

Bibliographie
Le Sens de la Formule (Rivages/Noir, 1998) et La Madone Assassine (Rivages/Thriller, 1999) sont les deux seuls ouvrages de Pinketts actuellement disponibles en français. Trois autres livres sont parus en Italie : Lazzaro, vieni fuori (Metropolis, 1991), Il vizio dell’agnello (Montadori, 1994) et Io, non io, neanche lui (Montadori, 1996).

Entretien paru dans Jade 19 © Gerardo Lambertoni (Soleil Noir), Jakob Kreutzfeld & 6 Pieds Sous Terre, 2000
Photos © Laurent Delemotte.