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Pierre Henry | |
Rencontrer Pierre Henry chez lui, cest dabord être en présence dun des musiciens les plus novateurs de ces cinquante dernières années, ayant initié la confusion des genres, entre musique symphonique, jazz, recherche et variété. Même sil sagit dun petit monsieur discret, ça impressionne. Rencontrer Pierre Henry, cest ensuite être frappé par tant de gentillesse et dattention, comme quand on lui propose, en guise dinterview, de donner son sentiment sur une sélection de disques récents. Rencontrer Pierre Henry, cest enfin avoir envie de réécouter les disques quon a de lui dune autre oreille et de découvrir les autres. Condensé dimpressions recueillies en une fin daprès- midi, dans le XIIème arrondissement, à Paris. |
Aphex Twins : Girl/Boy Les violons vibrent dune certaine façon, il y a une sorte daccrochage, de répétition, et cest quelque chose que je naime pas. Jai essayé ça il y a cinquante ans, cest un des premiers procédés que javais trouvé : le larsen électronique, qui permettait de répéter, de prolonger et de faire varier les sons. Spirale, qui a été fait en 51 ou 52, à lépoque où il ny avait pratiquement pas encore lutilisation de magnétophones, a un son comme ça, qui vient de rien : du souffle, de la console. Le son existe, je le fais fonctionner, et par des impulsions, des mouvements du poignet, jarrive à ce quil vive. Spirale, sur Pierre Henry-les années 50, vient de laccrochage, et cest le bon exemple dun battement un peu blanc qui devient tout un univers : des insectes, du vent, etc. Moi, jaime beaucoup ça. Mais ce qui me gêne dans ce que vous mavez fait entendre, cest que ce soit instrumental et que ça ait un coté un peu « variété » parce quon fait des battements dessus. Ce que je préfère, cest quon ne sente pas le procédé. Cest ma première réaction. Si vous me faites entendre dautres choses, sans doute je naimerai pas, mais jessaierai de vous dire pourquoi. Lévolution technique a t-elle selon vous apporté quelque chose à la musique ? Ca a apporté en tout cas une facilité pour les utilisateurs, et a donné naissance à un nouveau métier. La musique en a connu de différents au fur et à mesure des années, et maintenant, il y a un métier-type, comme par exemple dans le cinéma il y a la post-production. Il consiste à faire de la musique plus ou moins chez soi, avec un solfège commode. Moi, ça ne mintéresse pas trop. Une tenue dorchestre à cordes, elle se développe, elle se module, il y a une disposition, on en joue. Aujourdhui, les informations sont stockées dans des sortes de librairies musicales après échantillonnage. Je naime pas trop que tout soit divisé et quon absorbe le contenu musical, qui est quand même très important intellectuellement. Cest un peu ce que je reprocherais à la musique daujourdhui : elle nest pas intellectuelle, mais uniquement intuitive. Cest un
peu ce que je reprocherais à la musique daujourdhui : Chemical Brothers : Leave Home Voici un phénomène qui nest lui aussi pas nouveau, mais qui est actuellement la quintessence de la musique : on commence par une sorte de cellule cyclique, puis une deuxième, puis une troisième... Le tout forme un élément répétitif que je trouve monotone. Je ny peux rien : je trouve ça monotone. Ca faisait partie des choses que jessayais -bien que jen ai eu les moyens- de ne jamais faire, sauf quand il sagissait de quelque chose de tout à fait décidé. Par exemple, jai fait beaucoup de films alimentaires ou industriels sur la fabrication des choses, les machines, limprimerie. Dans ce cas précis, on a besoin de quelque chose qui se développe de façon cyclique. Alors que dans ce que vous mavez fait écouter, cest vraiment joué comme ça. On sattend à ce quil y ait un élément nouveau. Pour moi, lévolution est par trop simpliste. Proscrivez-vous la répétition ? Dans la Symphonie pour un homme seul (1955), qui est une des toutes premières oeuvres de musique concrète, il y a des répétitions, mais juste de deux ou trois termes, et ensuite il y a une cassure. Avec Pierre Shaeffer, il nous arrivait demployer la répétition, mais il y avait une structure. Ce que je reproche à ce que je viens dentendre, cest que cest trop artificiel et quil ny a pas de structure. Quitte à ce quil y ait répétition, je préfère que ce soit de la musique africaine. Ce qui me gêne aujourdhui, cest que ce soit toujours la facilité dabord. Enfin, tout le monde doit sexprimer... Je crois que je préfère le rap, parce que vous avez quelque chose qui passe : une philosophie, une critique. Moi, jaime bien les répétitions, mais il faut que ça ait un caractère obsessionnel, à la limite de la transe, de lhypnose. Jaime beaucoup les soufis, les derviches-tourneurs. Jaime ce qui ne fait pas partie du monde civilisé, ce qui a conservé un côté sauvage. Tortoise : Djed Ca, cest déjà plus mystérieux. Je vois plus facilement des images. Il y une sorte de petit magma rythmique qui est bien. Ce nest pas trop instrumental, pas trop trafiqué. Cest calme. Jaime bien les sons parce quils sont assez indéfinissables. Le mystère, cest important ? Oui. Quand je fais une uvre, soit cest un album dimages qui doivent tenir compte de la danse, de la religion ou des grands thèmes (le foule, la vie, la mort...), et il y une histoire qui se raconte. Soit cest une uvre qui a un pouvoir plus magique, un rituel comme Le Voyage (62) ou Fragments pour Artaud (71), ou cest une uvre de caractère comme les Variations pour une porte et pour un soupir (65). Il doit forcément y avoir des moments de mystère, comme de réalisme ou de drame. Ma musique, je crois, a été influencée par le cinéma et par certains livres beaucoup plus que par dautres musiques. Je ne suis pas un consommateur de sons ni de ce que font les autres. Cest un peu exprès, parce que jaime avant tout me préserver et que mes musiques et mes sons restent bien dans ma tête. DJ Shadow : Building Steam with a grain of salt Le mélange des genres, sapproprier le monde musical, les moyens, les supports, jouer avec tout ça, moi, ça ma toujours beaucoup intéressé. Mais jai voulu quand même quil y ait une certaine économie, quil y ait un sens, une logique. Ce que je viens découter, cest trop une recherche deffets, de moyens, de superpositions. Il ny a pas assez de sens de composition. Sinon, je trouve ça sympathique comme propos. Dans cette fameuse Musique sans titre de 1950, je mélangeais une fête foraine, des cris danimaux venant des abattoirs... Jai toujours mélangé les choses en les unifiant, avec une recherche de rapprochement analogique, par exemple une tige vibrante sur un étau dont on joue avec un archet -qui était un instrument de musique concrète-, je pouvais la rapprocher dun violoncelle et les faire jouer ensemble. Comme entre une porte et un soupir. Ce qui mintéresse, cest lanalogie, et ce qui est double. Jaime beaucoup les jumeaux, les sentiments doubles, les faux semblants. Jai parfois limpression de faire du cinéma, mais du cinéma sans images. Est-il encore possible dinventer de nouveaux sons, ou tout a t-il déjà été fait ? Quelles sont les limites du recyclage ? «Recycler », cest une bonne formulation. Je préfère « recycler » à « récupérer ». Je cherche à chaque uvre nouvelle à faire de nouveaux sons, mais je ny arrive pas toujours. Quand je recycle, je ne prends pas des choses forcément un peu partout. Si je vais faire une uvre qui est une petite histoire naturelle, je sais très bien dans quel domaine je vais trouver les sons que je vais re-créer, re-traiter pour quils deviennent quelque chose dautre. On a besoin de nouveaux sons, et il y aura forcément de nouveaux sons, mais ils auront une parenté avec ce qui a été fait avant. Je pense que tout a été dit en cette fin de siècle malheureusement. Et cest plutôt par le choix et par le style quon peut évoluer, par la proposition quon fait que par les matériaux qui, dans le fond, sont toujours les mêmes. Jaimerai mieux souvent faire des films que de la musique. Pour moi la musique, cest aussi un film. Jai parfois limpression de faire du cinéma, mais du cinéma sans images. Jaimerai bien faire aussi le contraire, den avoir à la fois le temps et le talent. Dans Berlin, symphonie dune grande ville (1988), jai installé des noirs : des noirs-noirs et des noirs-blancs. Le son se poursuit, avec une sorte doblitération. Limage se fige dans lesprit du spectateur, il entre dans la vie du film, mais il ne voit plus rien. De quels réalisateurs vous sentiriez-vous proche ? Beaucoup de films mont inspiré, mais je faisais du cinéma, ce serait un cinéma plus expérimental, et, à ce moment-là, je voudrais quil y ait des techniques qui maident : de photo, de trucage... Peut-être que maintenant avec la vidéo, on peut faire son film. La musique ma pris beaucoup de temps, jai déjà à peine le temps décrire sur elle. Effectivement , jaimerais bien me préoccuper maintenant dimages à mettre sur la musique, étant donné que lavenir est plutôt à une formule où les deux sont associés. Pascal Comelade : Patafisiskal Polska Dans le mouvance actuelle, cest extrêmement sympathique : la fraîcheur, lattention... Jaime bien le côté un peu dérisoire. Jaime beaucoup Nino Rota par exemple. Cest vrai que cest bien. Mais encore une fois le développement est un peu systématique et il ny a pas assez de surprises. Moi, jai donné un peu dans ce genre-là avec une uvre qui sappelle Maison de sons où il y avait comme ça des petites musiquettes assez légères, assez « musique de genre ». Mais il faut quil se passe des choses. Lécueil de maintenant, cest que les choses continuent pendant un certain temps, puis après cest fini parce que cest fini. On ne voit pas pourquoi ça commence, et après pourquoi il ny en a plus. Jaimerais que tout ça soit différent. Des mélanges plus savants, plus de risques aussi. Est-ce pour vous lié à un manque dimagination ? Cest plutôt de la timidité je crois. Maintenant lhomme de musique ne va pas très loin et fait des choses assez fragmentaires. Ca manque de souffle. Quand je dis de souffle, cest de corps : ce nest pas assez proche du corps humain. To Rococo Rot : Micromanaged Cest pas mal. Jaime bien quand il y a une recherche sur le son. Cest ce que je reproche à la techno : on sent que cest trop artificiel, que cest fait avec les ordinateurs. On sent trop les nouvelles technologies. Là, on ne sent rien. On a limpression quon est dans un marécage, cest déjà plus imagé. Un ami me faisait remarquer récemment que, pendant ce morceau, on dirait un robinet qui coule. Tout son peut-il faire musique ? Lintérêt de la découverte de la musique concrète, cest comme celle dun nouveau minéral. On part dune donnée scientifique pour arriver à un esprit créatif. Enregistrez un son, il se met à exister. Si vous jouez un trait de violon ou un accord de piano, aussitôt après, cest oublié. Par contre, si vous lenregistrez et quaprès vous en faites un développement, cest un son qui se décompose et ensuite se recompose. Cest ça le son. Est-ce quensuite nimporte quel son peut devenir musique ? Là, je ne voudrais pas mavancer à dire que la musique, cest « ça », et puis pas autre chose. Dans la littérature, il y a le roman, la poésie, lessai... Dans la musique, il y a plein de choses qui ne sont pas nécessairement les mêmes : vous avez le quatuor à cordes, la musique concrète, lopéra... Cest ça la musique : cest ce que fait le compositeur, ou celui qui se pense être compositeur. A partir du moment où le son est enregistré et où il fait des ritournelles, des vagues, il y a une impression quand même musicale qui se dégage. La musique, ça vient tout de suite. Il faut ensuite quelle existe dune façon intellectuelle. Ou alors complètement impulsive. Si on met des micros sur le corps, il fait des sons. Jai fait des sons rien quà partir des ondes cervicales. Ca faisait de la musique à partir du moment où javais envie que ce soit de la musique. Il y a quand même un art musical qui peut être conceptuel : vous mettez un micro dans la rue, vous en prenez 20 minutes, et vous pouvez dire « pièce numéro tant ». Il y a lart den faire, et celui de détruire. Moi, jai préféré commencer par détruire. Daft Punk : DaFunk Je naime pas trop ça. Je trouve ça simpliste. On entend encore plus le battement, on ne peut plus léviter. Ces musiques, cest un produit dont le moule est bien défini, cest spécifique. Je suis embêté, parce quau fond, je naime pas beaucoup ça. Ca marche parce que cest extrêmement simple, et que ça marche sur des individus simples. Je ne veux pas faire de sélection, mais cest vrai que quand je vais dans certains cafés à loccasion de mes voyages, jentends des choses comme ça, et je sens que les gens sont intéressés. Je crois que cest parce quils nécoutent pas vraiment. Cest un son qui leur passe comme ça. Ils nécoutent pas avec la tête à écouter de la musique. Cest une façon dêtre je crois, une façon dexister. Je trouve ça codé. Disons que je fais de la musique de danse pendant laquelle on ne danse pas. Un de vos disques, paru en 1973, portait le nom de Machine Danse. Aujourdhui, une chaîne TV organise des soirées Dance Machine au Zénith. Ny a t-il pas un malentendu ? La dance-music sadresse au corps, mais elle nest pas faite avec le corps. Elle sadresse par son intensité, par la façon dont elle est projetée : cest une musique qui a peu daigus, beaucoup de basses, jouée très forte, qui fait vibrer les membranes. Moi, ça nest pas ce que je recherche. Je préfère que tous les sens soient en éveil : louïe, la tête, la respiration... Je naime pas que les gens soient passifs. Jaime quils participent et fassent une sorte de réécoute à eux de ma musique. Cest pour ça que je fais des concerts chez moi, pour que les gens vivent une sorte de communion avec moi, mais également pour quils aillent peut-être un peu plus loin, écoutent différemment. Disons que je fais de la musique de danse pendant laquelle on ne danse pas. Je le fais pour ouvrir leur perception encore plus, quils aient une sensibilité nouvelle, quils écoutent mieux, quils apprennent à entendre, quil y ait tout un travail où tout se mélange (des références politiques à la fois politiques, picturales...) et il faut que les gens le perçoivent bien. Si ce nest pas le cas, ce qui est arrivé pendant ma longue carrière, cest un peu loupé. Maintenant, disons que jai un public qui le perçoit beaucoup mieux parce que effectivement, il y a un progrès du côté de lécoute. On retrouve Messe pour le temps présent (1967) en lécoutant avec peut-être une meilleure connaissance du son et de la musique. Il y a un progrès musical. Cest peut-être même en musique quil y a eu le plus de progrès, où les gens participent le mieux. Plus que dans la peinture par exemple, encore que la peinture ait beaucoup de succès -je veux parler de la peinture ancienne ; le peinture contemporaine, cest moins apprécié. The Cosmic Jokers (featuring Klaus Schulze): Galactic Joke Il y a une espèce de côté filandreux dans la tonalité des sons. Tout ça sétire, ça sétale. Je pense que cest de la musique qui nest pas suffisante, il faut fumer avec. Non mais, cest vrai ! Ce nest pas une musique pour le commun des mortels. Je préférerais que ce soit plus primitif et moins sophistiqué. Ca ne mamène rien. Je naime pas trop en parler. Cest encore plus loin de mon travail. The Residents : Perfect Love Jaime mieux, parce que je ne mennuie pas. Il y a une sorte de propos, cest clair. Des sonorités assez rituelles. Jaime bien le tempo. Je pense que cest ce que je préfère parmi ce que vous mavez fait entendre. Javais pensé aux Residents parce quils ont aussi composé la musique dun ballet, ce qui nous ramène à Messe pour le temps présent. Jai fait beaucoup de ballets avec Maurice Béjart. Lui connaissait luvre, la prenait pour lui et faisait une chorégraphie. Jai rarement fait une musique pour un chorégraphe avant. Il y a bien sûr deux ou trois exceptions, où je travaillais en pensant à un ballet, comme par exemple Mouvement-Rythme-Etude (1984), Nijinski clown de Dieu (1971), ou encore Enivrez-vous, avec des travaux proches des musiques ethnographiques, indiennes, africaines... Mais dans lensemble, je fais une uvre pour moi, et ensuite elle sert. Mon activité est une activité dhomme de studio : tout se passe ici, où la sonothèque est très importante, où luvre est une uvre qui se répète. Quelle soit plus ou moins sombre, plus ou moins claire, dun genre cosmique ou plus intime, jai limpression de faire toujours la même uvre, avec des éclairages différents à chaque fois. |
Entretien paru dans Jade 12 © Philippe Dumez & 6 Pieds Sous Terre, 1997 / Photo © Edie Vee |