|
|
|
|
- Cela fait une dizaine dannées que je connais Ambre. Depuis quelques temps, nous parlons de réaliser un long récit ensemble. En octobre 1995, je me mets à tenir irrégulièrement un journal intime, constitué dimpressions chaotiques. Le second cahier court du 11 novembre 1995 au 8 février 1996, à la fin de sa rédaction je le titre ironiquement Le journal dun loser. - Lionel Tran part au Vietnam en mars 1996. Il me laisse son journal juste avant son départ. Je le lis intégralement. Lampleur du projet, des centaines de pages manuscrites sur des cahiers de format A3, mimpressionne. Sa lecture sen révèle fastidieuse, ainsi quun peu embarrassante. Fascinante, aussi. Tout de suite jai envie de le mettre en images, den faire quelque chose de très long, de très quotidien. - À partir des passages quAmbre a séléctionné, nous réalisons plusieurs scènes très différentes. Celle de la première discussion avec Michel nous oriente vers un rythme très lent. Pour cette scène, Ambre utilise des portraits de Valérie Berge, qui prend des photos de notre entourage depuis 1992. En juin 1996 je me rends à la fête de la musique dans loptique den faire un compte rendu . Sans nous en rendre compte, nous nous éloignons de mon journal. - Le 9 janvier 1997 jécris dans mon journal : - Le Journal dun Loser navance pas très vite. Un truc minquiète : les visages des personnages évoluent constamment au cours du récit. Je décide dintercaler entre les différentes scènes des discussions entre Lionel et moi. En avril, après un an de travail difficile et un peu décousu, une cinquantaine de pages sont réalisées. Je travaille alors sur lépisode du vernissage dexposition, un des plus problématiques. Je traverse une période graphiquement faible. Je me pose des questions à propos des liens entre le texte et limage. Je crains de faire quelque chose de redondant par rapport au texte de Lionel. Le graphisme du Journal est de plus en plus réaliste. Valérie me donne beaucoup de photos, celles-ci deviennent rapidement une véritable base de travail. - Je réécris la majeure partie des scènes déjà réalisées, supprimant la plupart des états dâme afin de ne conserver que des impressions très fugaces, retranscrites au présent. Mon angoisse majeure reste la structure densemble. Après plusieurs tentatives infructueuses, je dispose les scènes par ordre chronologique, ce qui navait jusque là jamais été envisagé. Je cherche toujours un fil conducteur qui soulignerait le déroulement du récit. La troisième version du script, inachevée, se conclut par lindication nous entrons dans le texte. - Le 14 août Lionel mécrit : - Je pense sans arrêt au Journal dun loser. Il faut que ce projet séclaircisse. Au même moment, je pense quon trouve enfin le ton du récit en réalisant la scène du magnétoscope. Quelque chose de plus simple, de moins péremptoire. Je réalise les trois pages de la discussion entre Luc et Marie au lit, passage qui est, à mon avis, le plus réussi. En août 1998 nous passons une dizaine de jours à la campagne avec Valérie et Jean-Philippe Garçon, des éditions 6 Pieds Sous Terre. - Je narrive pas à trouver le sommeil. Faut-il tout refaire ? Abandonner ? Au réveil, une série dicônes réalisées par Ambre tout au début du projet me saute aux yeux. Ce fil conducteur était là depuis le début, nous en avions même oublié lexistence. Le projet trouve enfin sa cohérence. Dans la foulée, nous proposons à Valérie douvrir et de clore lalbum avec des photographies de natures mortes, pendant aux portraits dont lalbum sest nourri. Ambre & Lionel Tran |
|
Du narrateur du journal dun loser, nous ne saurons que très peu. Qui est-il ? Quel est le but de son existence ? Dès les premières pages, lappréhension nous saisit avec lui. Il a peur. Peur de quoi ? Peur tout court. Ce doute tisse progressivement le douloureux fil conducteur de lalbum. Les images de Ambre, peintes à lacrylique et rehaussées par instants dun trait de plume à la fois tremblant et précis, donnent corps à ce sentiment avec une justesse désincarnée. Il nest question ici que de perceptions. Celle, par exemple dune dislocation, dun assourdissement ou encore dune suffocation. Le trait disparaît, noyé dans la palette des gris. Les paroles échangées se perdent, restent en suspens, ou se fondent en un flux sonore indissoluble. Les jours ségrènent, sans autre repère temporel que le formel un autre jour , proposition dun laps de temps qui bien que différent ne semble pas contenir le germe dune transformation. Petit à petit des personnages se dessinent. On ne saura pas grand chose deux, comme sils nétaient que des balises entrevues au sein de cet océan dincertitude. La figure de Michel, libraire sur lequel plane lombre de la dépression, est une des plus touchantes du récit. Peut-être parce ce que son naufrage murmure léventualité de mettre un terme à la peur. Le non dit imprègne lensemble du récit, relayé par la figure des deux auteurs dont lautodérision gênée nous laisse deviner quà travers la réalisation de cet ouvrage ils ont renoncé à attendre Godot. Dans le dernier quart de lalbum, ce non dit engloutit le sentiment même dappréhension, opérant un reflux du récit. Des doubles pages très claires nous offrent de soudaines bouffées dair. Vidés du sentiment doppression qui les accompagnait les dialogues sallègent et leur insignifiance brille dun éclat éphémère. La désintégration que nous craignons depuis les premières pages sest produite à notre insu. Lalbum sest dissous avant que lon ait le temps de le refermer, nous soulageant de son poids. Nous tournons les dernières pages en nous demandant si, sous ses dehors angoissés, Le journal dun loser nous parle dautre chose que dapaisement. |