Lionel Tran : Nous
avons placé la rencontre de ce soir autour du regard, qui est
le thème central de votre œuvre. J’aimerais que nous revenions
ensemble sur ce qui s’est passé le 11 septembre 2001 et plus
précisément sur les termes qui ont été
utilisés dans la presse pour parler de cet événement.
Je vais vous lire une série d’extraits d’articles écrits
les 12 et 13 septembre. J’aimerais savoir ce que ces propos vous inspirent.
"Cette
image est à peine croyable et c’est pourtant la vérité".
Bernard
Noël : Il faudrait d’abord savoir de quelle image
il s’agit. Pour moi, le 11 septembre c’est Sabra et Chatila, la mort
de Allende. C’est l’arrière pays du 11 septembre. Cela dit,
c’est un mot de Jabès, "je ne crois pas que le sang puisse
jamais laver le sang".
"Nous
ne sommes malheureusement pas dans le cadre d’une image virtuelle".
J’ai la chance de ne pas avoir la télévision,
donc je n’ai vu ces images qu’à retardement, parce que j’étais
quand même curieux de les voir.
"
La réalité dépasse la fiction", Le Monde,
13 septembre 2001.
Comme propos de journal, c’est pas mal. Parce qu’il me semble
qu’il est constant que dans les journaux, la fiction dépasse
la réalité.
Est-ce
que vous pensez que l’on peut parler de réalité à
propos d’images médiatisées ?
Encore une fois, j’ai vu ces images à retardement, mais
il me semble que le premier jour il se peut que l’on ait eu affaire
à de l’information, mais au bout de quelques heures on avait
affaire à de la propagande, ce qui change tout. On avait affaire
à la propagande, on avait aussi affaire à la fabrication
du coupable.
"
[On] montre du doigt [un homme] que les États-Unis ont longtemps
présenté, d’une manière un peu hollywoodienne,
comme l’ennemi public numéro un". Éditorial
de Philippe Thureau-Dangin, Courrier International, semaine du 13
au 19 septembre.
Il ne faut peut-être pas oublier que les États-Unis
ont cessé de financer Ben Laden le 11 septembre. Alors peut-être,
c'est là que la réalité a tout à coup
basculé. Est-ce qu’elle a changé de nature ? Parce qu’après
tout, si on finançait Ben Laden, c’était afin de pouvoir
installer en Afghanistan un pipeline capable d’évacuer le gaz
d’Ouzbékistan par la mer et donc il s’agissait de financer
le régime le plus stable, représenté par les
Talibans. J’ai une amie qui travaille dans une O.N.G. en Afghanistan
depuis 7 ou 8 ans et contrairement à ce que je croyais moi-même,
Massoud était loin d’être populaire en Afghanistan, parce
qu’il représentait la continuation de la guerre, alors que
les Talibans, quand ils sont arrivés, ont représenté
la stabilité et la paix, indépendamment de ce qu’ils
représentent pour nous, c’est à dire un fascisme religieux
insupportable. L’autre chose qui m’a surpris dans les nouvelles qu’on
a pu apprendre à cette occasion, c’est que le djihad contre
les Soviétiques a été, si je puis dire, prêché
dans 40 pays arabes, et que tous ces volontaires arabes qui sont en
Afghanistan, sont venus en réalité pour combattre les
Soviétiques, puis ils sont restés ensuite. Enfin ceux
qui n’ont pas essaimé dans tous les pays arabes, notamment
en Algérie, pour le plus grand malheur des Algériens.
Ce
qui a été étonnant, dans les commentaires entendus
le jour même, c’est les parallèles répétés
entre fiction et réalité. On a entendu des choses comme
: "on dirait un mauvais film de science fiction", "nous laissons
loin derrière nous toutes les fictions catastrophe". Ce
qui est troublant là-dedans, c’est que pour la première
fois on comparait de l’information à de la fiction.
Peut-être qu’il était impensable que cette chose
arrivât aux États-Unis, donc elle pouvait en apparence
relever de la fiction. Je ne crois pas que le mot terroriste convienne
d’ailleurs, je ne crois pas non plus que ce soit un acte de guerre,
ni tout à fait un acte de terrorisme, mais je n’ai pas de mot
pour remplacer cela. Il faut dire aussi que les terroristes ont eu
un coup de génie extraordinaire, en permettant qu’entre le
choc de l’avion contre la première tour et le second, il y
ait assez de temps pour que leur avion ne soit pas abattu, mais que
les caméras aient le temps d’arriver. Si les deux tours avaient
été abattues en même temps il n’y avait pas d’image.
Donc je suppose que ça a été sciemment voulu
que cette image puisse circuler dans le monde entier.
Est-ce
que ce ne sont pas les représentations médiatiques auxquelles
nous sommes habitués, qui ont été frappées
à ce moment là ?
Non, je crois que plusieurs images ont peut-être été
percutées par cette image. D’une part l’image de la démocratie
américaine, qui était à l’abri de tout ce genre
d’accidents. Et d’autre part, oui, le spectacle. C’est très
difficile de parler de ça, parce qu’il me semble qu’on ne peut
être ni tout à fait pour, ni tout à fait contre.
Par ailleurs, il me semble aussi que le fait d’avoir pu jeter un avion
sur le Pentagone et le fait d’avoir abattu ces deux tours qui sont
le symbole du capitalisme -World Trade Center, leur nom même
est significatif- c’est un des plus grands gestes symboliques de l’histoire.
On est obligé de reconnaître la qualité de ce
geste en soi. Ensuite, on aurait pu rêver que cela se passe
un dimanche, un jour où il n’y a sinon personne, du moins peu
de gens dans ces tours. Mais c’était peut être trop en
demander.
Toujours
dans Le Monde, le 13 septembre : "Le XXIème siècle
a peut-être commencé le 11 septembre 2001. Et ce n’est
pas du cinéma".
Oui, ce n’est pas du cinéma. On pourrait par contre
se demander, si ce qui est du cinéma, ce n’est pas "nous
sommes tous américains", si ce n’est pas les trois minutes
de silence universelles, si ce n’est pas les cérémonies
religieuses. Pour des gens qui n’avaient à la bouche que la
vengeance, se trimballer dans les églises, j’ai trouvé
ça parfaitement obscène. Enfin, ou on est chrétien,
ou on ne l’est pas. Si on est chrétien on apprend, sinon le
pardon des offenses, au moins en tout cas la prière sans esprit
de vengeance.
Pourquoi
a-t-on tellement répété ce jour-là que
la réalité était incroyable ?
Peut-être tout simplement parce qu’il était incroyable
que des adversaires du pays le plus puissant et le mieux armé
du monde réussissent un coup pareil. Cela dit, on a fabriqué
le coupable, mais on n’a jamais vu les preuves de cette culpabilité.
La tête de monsieur Bush n’inspire pas la présence d’une
intelligence remarquable mais on peut supposer qu’il est entouré
de conseillers intelligents et il me semble que la seule chose intelligente
à faire était un geste symbolique répondant à
un autre geste symbolique terrible -la manière dont furent
abattues les deux tours et la manière dont l’avion fut jeté
sur le Pentagone. Je crois qu’il fallait répondre à
un geste symbolique par un geste symbolique fort, tout simplement
parce qu’il me semble que le seul discours politique qui ne mente
pas est de l’ordre du geste symbolique fort. Par exemple quand Chirac
demande pardon pour la rafle du vel’d’hiv’, ça a un sens symbolique
indubitable. Il me semble que le geste symbolique qui pouvait répondre
à celui-là, c’était la paix en Palestine. Même
si, à ce qu’on dit, la Palestine est un prétexte pour
Ben Laden, il n’empêche que la Palestine souffre depuis cinquante
ans d’un apartheid terrible. Je suis particulièrement sensible
au sort de la Palestine peut-être tout simplement parce que
j’y suis allé et -pour donner un seul exemple très simple-
le premier jour j’étais invité à Bir-Zeit, l’université
palestinienne qui est un peu au delà de Ramallah. Je suis parti
en voiture avec le directeur du centre culturel français à
Jérusalem Est et nous avons pris donc la route de Ramallah,
et cette route est absolument défoncée, pleine de nids
de poule. Et nous croisions sans cesse des routes superbes, macadamisées
neuf. Au bout d’un moment je lui ait dit : mais enfin, pourquoi ne
prends-tu pas une bonne route ? Il m’a dit : "ah, non, c’est la
route des colons". Je trouve que cela était suffisant comme
discours.
Dès le lendemain du drame nous avons
entendu : "il y aura ceux qui seront avec nous et ceux qui seront
contre nous". Depuis, nous avons assisté à des réactions
de plus en plus violentes à l’égard des mouvements de
contestation…
Heureusement le monde ne se divise pas aussi simplement en deux
camps. J’étais étonné d’apprendre tout à
l’heure que les réunions de plus de six personnes devant les
allées des immeubles sont interdites dans toute la France.
On a vu ça pendant la guerre… Si les rassemblements de plus
de six personnes sont soupçonnés d’être des réunions
terroristes on peut s’interroger sur l’état de la mentalité
de nos gouvernants.
Vous
avez été dernièrement en Argentine. De quelle
manière ce qui s’est passé le 11 septembre a été
perçu là-bas ?
J’ai quitté l’Argentine juste la veille du 11 septembre,
donc je n’en sais rien. Mais il ne trouve qu’un peu plus tard j’ai
été invité à un colloque en Roumanie qui
avait pour sujet la censure. Il y a une chose qui m’a frappé
dans ce colloque, où il y avait évidemment une majorité
de Roumains, c’était qu’ils étaient tous persuadés
d’avoir été les plus grandes victimes de la censure
soviétique, à un point extrême. Finalement, assez
agacé, je leur ai dit : est-ce que vous avez déjà
réfléchi au sort des pays d’Amérique Latine sous
la démocratie Américaine ? Je me demande en effet si
ces pays d’Amérique Latine n’ont pas plus gravement souffert
que les pays de l’Est. En même temps, si je dis cela, c’est
parce que je me suis aussi rendu compte qu’il y avait quelque chose
d’impensable dans ma propre bouche à articuler ce genre de
propos. Alors je me suis demandé si le fait d’appartenir au
camp occidental ne fait pas que malgré moi je suis incapable
de croire, je cherche un mot, à la vilenie du monde occidental.
Parce qu’il y a aussi en nous une autocensure qui tient, parfois je
me dis que la langue même nous censure, parce qu’elle a des
structures qui conditionnent notre pensée. En même temps
si nous n’avions pas ces structures nous serions incapables de penser,
probablement. Donc il y a toujours un jeu du noir et du blanc, du
pour et du contre, qui n’est pas du tout le jeu du bien et du mal,
au sens "les pays du bien contre les pays du mal". Je veux dire qu’il
y a en nous des zones d’ombre et que cette ombre fait partie de la
vie. Et c’est ce que récuse "la guerre du bien contre le mal".
C’est le refus d’assumer nos ombres. C’est pourquoi les gestes symboliques
ont du prix, parce que ce sont des gestes qui déplacent les
ombres, qui les poussent, qui ne les chassent pas mais qui les mettent
au moins provisoirement en marge.
Intervention
dans la salle : Le fait d’assumer son mal, n’est-ce pas là
la censure ?
Le plus difficile à assumer, c’est ça, justement.
La censure nous pousserait au contraire à adhérer, à
nous croire complètement partie du camp du bien. Il n’y a qu’à
voir les articles qui paraissent à ce sujet dans La Monde,
ce qui est frappant c’est que quiconque n’est pas totalement pro-américain
devient un individu douteux. Et même quand c’est monsieur Lanzmann
qui écrit un article, un antisémite. C’est quand même
extrêmement grave, outre le fait dont il a été
question de l’interdiction des réunions de plus de six personnes,
sur le fait qu’on peut fouiller votre cave ou votre voiture, comment
dire, sans aucune (il manque un mot ou des points de suspension),
d’habitude il faut un mandat pour ça, ce qui est le minimum
de garantie de justice.
Dans
La castration mentale, vous disiez : "nous ne savons plus
contre quoi lutter".
Je pense à une situation dans laquelle j’ai entendu
cette phrase. Après la chute du mur de Berlin, j’ai eu envie
de faire une enquête dans les anciens pays de l’Est sur ce que
devient la culture quand arrive la liberté. Mais je n’ai pu
faire cela qu’en Pologne, parce que je n’ai pas eu les moyens d’aller
ensuite dans d’autres pays. En Pologne j’ai rencontré un jour
une femme poète qui s’appelle Julia Hartflick, qui avec son
mari avait incarné la résistance au régime de
Jaruzelski et dans le cours de la conversation elle m’a dit une chose
qui m’a d’autant plus frappé que je pense qu’elle n’avait pas
exactement conscience de ce qu’elle disait, la phrase ayant surgi
dans le courant de la rencontre, elle m’a dit : "vous savez le
problème aujourd’hui, c’est qu’on ne sait plus où est
l’ennemi". Je crois que c’est ça le problème, la
vraie censure commence là. Parce que la censure telle qu’elle
a existé, notamment dans les pays de l’Est, qui justement représentaient
les pays où régnait la censure quand dans les nôtres
régnait la liberté, jamais la censure n’a pu être
appliquée sans qu’elle s’auto-dénonce par la contrainte
même qu’elle faisait peser sur les individus. J’en arrive à
penser que cette censure-là avait quelque chose de positif,
justement dans la contrainte et dans le fait qu’elle ne pouvait exister
sans s’affirmer comme telle, tandis que nous vivons dans une censure
beaucoup plus subtile, qui au fond pèse sur toute notre vie
quotidienne sans que nous en ayons conscience. En particulier à
travers les médias.
Dans le contexte actuel on peut le vérifier
à travers la propagande qui se déverse depuis début
septembre.
En même temps je pense que nous avons une certaine méfiance
à l’égard de la propagande, j’espère, parce que
tout de même, trop c’est trop. Alors peut être que quand
elle est excessive la propagande nous immunise contre la propagande.
Il n’est pas possible que tout aille dans un seul sens. La vérité
est toujours relative. S’il existait une vérité absolue,
depuis que le monde est monde on s’en serait aperçu.
Homme
dans la salle : Dans La castration mentale, vous parlez de
la "sensure" pour définir un état de privation de sens.
Pensez vous que l’on puisse dire que cet état de privation
de sens que vous définissez comme indolore, devient sensible
depuis le 11 septembre ?
Oui, c’est vrai. Je ne sais pas si on peut parler de privation
de sens ou de sens unique. Dire qu’il y a une seule interprétation,
qui devient l’interprétation dominante, exclusive de ces événements,
c’est une forme de censure. Au fond c’est un nouveau type de censure,
peut être. C’est-à-dire de fabriquer une vérité
unique, qui s’impose à la majorité. Elle entraîne
une privation de sens, forcément, mais elle veut agir au contraire
comme trop plein de sens. En fournissant à l’humanité
entière une interprétation décisive et définitive
de l’événement. Il a y aussi dans cet événement
une chose bizarre, qui est que le nombre de morts ne cesse de diminuer.
Le nombre de mort dans les tours, il était d’abord de six mille
je ne sais plus combien, trois ou quatre cent, il est maintenant de
quatre mille cent. Bien sûr, c’est 4000 de trop, mais c’est
quand même étrange que le nombre de morts diminue au
fur et à mesure que la "justice sans limite" triomphe.
Je
propose que nous passions à des questions dans le public…
Femme
âgée dans le public : je voudrais vous demander ce que
vous pensez de la façon dont on peut résister, lorsqu’on
est seul et que l’on assiste à des injustices…
Je n’ai pas de réponse, mais le seule chose que je sais,
c’est qu’autrefois on pensait que ce genre de problème pouvait
se résoudre d’en haut, si je puis dire. Je crois qu’il ne peut
se résoudre que de proche en proche, dans le rapport amical
et dans la solidarité. C’est-à-dire à petite
échelle.
Femme
âgée dans le public : Il faut drôlement être
forte quand il s’agit d’imposer son opinion si elle n’est pas courante.
Il ne s’agit peut être pas d’imposer son opinion à
quiconque…
Femme
dans le public : Non, pas l’imposer, mais l’énoncer.
Ça, vous êtes toujours libre d’énoncer vos
opinions. Au moins dans un petit cercle. Nous ne sommes pas des propagandistes,
justement, ni des détenteurs de vérité, donc
on discute.
Femme
dans le public : Dans le domaine du travail, par exemple. Je ne travaille
plus maintenant, mais quand il s’agissait de dénoncer une injustice,
c’était toujours phagocyté, annihilé en douceur.
La face était sauvée, mais on ne changeait rien à
l’injustice pour les ouvriers. Je parle du domaine du travail, mais
c’est valable pour tous les autres domaines.
Il n’y a aucune raison que l’ennemi nous fasse des cadeaux.
Femme
dans le public : Oui, c’est vrai, mais on ne va pas lui en faire nous
non plus.
Voilà. C’est le principe de résistance.
Jeune
homme exalté dans le public : Pouvez vous en un mot, nous dire
l’absurdité de "démocratie capitaliste" ? (Rires dans
la salle)
(rire) C’est vrai qu’il suffit de l’entendre, d’entendre vos deux
mots pour penser qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Mais je me
demande si ce qui ne va pas dans la démocratie, tout en reconnaissant
qu’elle est le moins mauvais système jusqu’à présent,
c’est qu’elle repose toujours sur la délégation du pouvoir.
Or la délégation du pourvoir éloigne toujours
le pouvoir des citoyens. Et rend en quelque sorte le pouvoir intouchable.
Je me suis beaucoup intéressé à la Commune de
Paris, parce que les communards avaient beaucoup réfléchi
à cela -enfin, ils n’avaient pas eu le temps de réfléchir
beaucoup, la Commune a duré même pas trois mois. La question
qu’ils ont posé c’est : comment exercer sur le pouvoir un contrôle
continu ? Et la manière de pouvoir exercer ce contrôle,
c’est tout simplement que le représentant qu’on élit
reste proche des gens qui l’élisent. Alors que il faut bien
reconnaître que le pouvoir se tient extrêmement loin des
électeurs. La chose s’est beaucoup compliquée depuis
que les élections reposent beaucoup plus sur les médias
que sur les programmes politiques. La démocratie aujourd’hui,
c’est au fond l’audimat. Et l’audimat ça a l’air extrêmement
démocratique et je crois que c’est totalement manipulé.
Je crois que j’ai raconté ça dans La castration mentale,
ça m’avait beaucoup marqué, j’étais invité
il y a fort longtemps à une séance à l’Institut
de l’audiovisuel, où on avait montré les divers types
d’émissions littéraires qu’avait produit la télévision
entre Dumaillet et Pivot. Ce qu’il y avait d’extrêmement troublant,
c’est qu’on voyait la qualité se dégrader d’émission
en émission. Se dégrader parce qu’au début on
prenait la peine de penser ensemble, je ne sais pas, quand on voit
Dumaillet interroger Bataille ou Duras, il y a un effort d’exposer
un problème et de le penser ensemble. Et ensuite ça
devient de plus en plus spectaculaire. À ce moment-là
comme objection, on disait : mais comment a-t-on pu passer de Lecture
pour tous à Apostrophe ? Et la réponse était
: mais vous savez, Lecture pour tous ça faisait disons 2 %
d’écoute… Et on demande : mais qu’est ce que c’est 1 % d’écoute
? Et là on vous répond : 1 % d’écoute, c’était
300 000 personnes. Tout en vous disant : 1 % d’écoute, c’est
rien. Imaginez, 300 000 personnes, en termes télévisuels,
c’est rien, alors que dans n’importe quel autre domaine de la culture,
c’est énorme. Un livre qui touche 300 000 personnes, c’est
rarissime. Même un film qui touche 300 000 personnes, c’est
déjà pas mal.
Jeune
homme exalté dans le public : Donc ils vont être censurés.
Oui. On cesse de les produire parce que l’émission n’a
que 1%, 2% d’écho. En même temps ça a l’air extrêmement
démocratique. C’est peut-être ça ce que vous appelez
la démocratie capitaliste. Elle est vérifiée
en termes d’économie.
Homme
dans la salle : J’aurais une question plus générale
: est ce que vous estimez qu’il faut faire un effort pour vous lire
?
(rire) Je ne demande rien à mon lecteur, mais je pense
qu’il n’y a aucun plaisir sans effort. Je n’ai pas la prétention
de fournir un plaisir culturel, mais je pense que mes livres, comme
tous les livres, nécessitent un certain effort pour être
lus. Je crois que toute rencontre, toute relation avec l’autre suppose
aussi un effort d’attention. Et je crois en plus que le lecteur est
l’interprète de ce qu’il lit, et que les livres n’existent
qu’à travers leur interprétation. Donc, je pense que
le lecteur a un rôle capital, qui est que sans lui le livre
n’existerait pas. Je trouve dommage d’ailleurs que l’on n’enseigne
pas au moins ce plaisir de lire, que la lecture soit toujours transformée
sinon en pensum, du moins en chose simplement utilitaire. Ce serait
un peu la même chose que si on enseignait que l’amour n’est
utile qu’à la reproduction…
Homme
dans la salle : Vous venez de dire que l’effort amène la relation,
mais que ce qui se perdait, c’était la relation, on peut avoir
l’impression que c’est ce rapport à l’effort qui se perd.
C’est vrai que toute la société médiatique
n’exige de nous tous que la passivité. Et donc à travers
cette culture de la passivité, c’est la perte en réalité
de toute culture, c’est-à-dire de tout effort de relation,
parce que la culture c’est rien si ce n’est pas pratiqué, et
si elle ne sert pas à améliorer notre vie passante,
si je puis dire.
Est
ce que vous croyez que la lecture est menacée par les autres
médiums ?
Par les autres médiums, non, par un, sans doute. Ce qui
m’inquiète, par exemple, c’est la perte de vocabulaire qu’entraîne
l’usage presque exclusif de la télévision. Cette perte
de vocabulaire on dit qu’elle existe, mais personne ne la mesure,
parce qu’il n’existe aucun moyen de mesurer la perte de vocabulaire
à l’intérieur d’une société, sauf peut-être
à travers les copies des gamins qui commencent leurs études.
Tout ce que je sais, c’est que si mon vocabulaire s’appauvrit, forcément
ma relation avec l’autre s’appauvrit. C’est une évidence. Si
nous sommes capables de nuancer nos sentiments, notre relation est
forcément plus riche.
Homme dans la salle : Il y a un autre aspect
de la lecture qui s’est perdu, et vous êtes bien placé
pour le savoir, c’est le rapport à l’interdit. Il y a une époque
où la lecture était un plaisir solitaire contre lequel
s’exerçait la censure, l’époque notamment de Pauvert
et du Château de Cène. Est-ce parce qu’à l’époque
il existait encore des interdits à transgresser ?
Je pense qu’il y a toujours un interdit en nous, qui relève
de ce domaine des ombres dont j’ai parlé tout à l’heure.
Au fond, quand on utilise le mot "interdit" on fait forcément
allusion à des interdits qui ne sont pas intimes, qui sont
imposé de l’extérieur. Les interdits intimes, je crois
qu’il faudrait leur trouver un autre nom, pour les différencier.
Les "sensures internes".
Autre
femme dans le public : J’aimerais que vous nous parliez de votre roman
d’Adam et Ève.
J’ai du lire une centaine ou deux cents fois la genèse
dans la bible, une première chose m’a frappée, c’est
qu’Adam et Ève ne sont pas expulsés du Paradis parce
qu’ils ont consommé de l’arbre de la connaissance, mais Dieu
les chasse pour qu’ils ne goûtent pas à l’arbre de vie.
Parce que s’ils goûtaient à l’arbre de vie, est-il dit,
ils deviendraient semblables à nous, dit Dieu qui tout à
coup parle au pluriel. Là ça m’intrigue, mais je n’ai
pas trouvé de solution. Donc, si vous voulez, Adam et Ève
sont chassés du paradis pour qu’ils ne touchent pas à
cet arbre de vie, c’est-à-dire qu’ils ne deviennent pas immortels.
À partir de ça je me suis inventé une petite
histoire, une petite mythologie, qui est que : en somme quand on prend
la connaissance, on prend la mort, mais en prenant la connaissance,
on fonde aussi la culture. Je me suis dit que cette immortalité
que les hommes avaient perdue, en n'ayant pas pu consommer de l’arbre
de vie, ils l’avaient réinventée, mais non pas à
l’échelle individuelle, à l’échelle collective,
grâce à la culture qui est, elle, immortelle. Enfin qui
l’était jusqu’à présent. Je pense que maintenant
la marchandisation peut détruire l’arbre de vie. La marchandisation
de la culture aura peut-être raison de la culture. Enfin j’espère
qu’il restera toujours assez de couvents pour que la culture survive.
Une
autre interview de Bernard Noël
Bibliographie
sélective
Chez POL :
La maladie du sens (2001) | La langue d’Anna (1998) | La Castration
mentale (1997) | Le Syndrome de Gramsci (1994) | L’ombre du double
(1993) | Portrait du monde (1988) | La reconstitution (1988) | Onze
romans d’œil (1988) | Journal du regard (1988) |
Autres éditeurs : Le Château
de Cène, l’imaginaire, Gallimard (réédition
1990, première édition 1968) | Dictionnaire de la
commune, Mémoire du livre (réédition 2000,
première édition 1971) | Extraits du corps (poèmes),
10/18, Flammarion (1972) | Poèmes 1, Flammarion
(1983)
|