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éditions
Casterman 1997
ISBN 2-203-33460-6
trames Jirô Taniguchi.
En
mai 1997, Frédéric Boilet quitte (définitivement ?) la France pour s'installer
à Tôkyô. Il publie dès le mois de décembre sa première bande dessinée
japonaise (Ren'ai manga ga dekiru made / une belle manga d'amour) dans
le premier numéro de la revue artistique et littéraire Store des éditions
Kôrinsha (à ne pas confondre avec Kôdansha !), tirée à 100.000 exemplaires.
Un article de Télérama et une soirée Thema sur Arte (diffusée le 3 mars
1998) consacrée à la manga apprenaient aux français que les diverses tentatives
de publications d'auteurs européens dans la revue Morning depuis le début
des années 90 n'avaient jamais franchement trouvé leur public au Japon.
Curieusement, ils oubliaient de préciser que les pages de Boilet venaient
de remporter un succès immédiat auprès des lecteurs de Store. C'est
que les éditions Kôrinsha ne s'adressent pas aux seuls lecteurs de manga,
par nature peu enclins à sortir des codes habituels du genre, mais à un
public plus large, amateur de culture, de photo et de cinéma...
Et là où les tentatives de Morning incitaient les auteurs français à "faire
de la manga", ce sont précisément les originalités narratives et
graphiques d'une bande dessinée "à la française", mais aussi
les thèmes et l'universalité des récits à visage humain de Boilet, qui
ont séduit les lecteurs de Store. L'abondant courrier reçu à la
rédaction montre que pour les Japonais (et surtout les Japonaises, semble-t-il,
et plutôt jeunes, entre 20 et 25 ans !), les bandes dessinées de Boilet
ont un parfum unique, introuvable dans la manga, celui de la France et
du cinéma français, celui des films de Truffaut et de Rohmer, deux auteurs
particulièrement appréciés dans l'Archipel.
Ainsi, le véritable événement pour la bande dessinée franco-belge au Japon
en cette année 1998 fut la traduction en mai de cet album sans équivalent,
chaleureux et optimiste, qu'est Tôkyô est mon jardin. Elle sera
bientôt suivie au printemps 1999 de celle de Demi-tour (Dupuis, collection
Aire Libre, 1997).
Tôkyô est leur jardin, ou l'incroyable évidence.
En 1995, la maison d'éditions japonaise Kôdansha après s'être installée
en France quelques années plus tôt, jeta son dévolu sur une poignée d'artistes
hexagonaux. Leur choix, intelligent car varié, s'arrêta sur des personnalités
à ce jour méconnues du grand public, et d'autres dont l'aura médiatique
n'est plus à démontrer. Se retrouvaient ainsi embarqués dans l'aventure,
et par exemple : Baudoin, Beb Deum, Trondheim, Cabannes, Barbier, David
B., Guibert, Baru, Crespin, Varenne, Beltran, Boudjellal, Robin, etc.
Les nombreux facteurs de cette équation au demeurant impressionnante,
n'en possèdent pas moins un dénominateur commun : celui de ne pas avoir
réussi malgré toutes leurs qualités respectives, à percer l'hermétisme
désormais légendaire dans nos contrées, de l'édition japonaise.
Et pourtant ! Il aura suffit de la volonté de deux individus, et de la
détermination farouche de l'un d'eux, pour réussir tel un commando, là
où une armée suréquipée de leurs coreligionnaires échoua précédemment.
La particularité du travail de Frédéric Boilet et Benoît Peeters (car
c'est bien d'eux qu'il s'agit) réside dans ce qu'ils n'ont jamais essayé
d'accomplir : adapter leur propos narratif aux spécificités de la manga,
et ainsi, aux attentes préétablies du lectorat japonais. Boilet et Peeters
démontrent à eux seuls, sans tambours ni trompettes, que l'honnêteté d'une
démarche finit toujours par être remarquée, car remarquable dans son essence.
Notons néanmoins, une fois encore, que "nul n'est prophète en son
pays".
Publié en janvier 1997 au sein de la collection Roman (A suivre)
des éditions Casterman, Tôkyô est mon jardin annonçait d'emblée
son positionnement spécifique au sein du marché francophone de la bande
dessinée. Un positionnement il est vrai imposé, mais tout à la fois volontaire.
Imposé, par la non-prépublication dans les pages du mensuel feu (A
suivre). Ainsi réduit au silence, le travail tout de retenue
et de discrétion de Boilet et Peeters, ne pouvait plus prétendre à la
même reconnaissance du lectorat lors de sa sortie en librairies. Parallèlement,
(A suivre) persistait alors à nous servir de nombreux
travaux aseptisés et impersonnels (nous savons aujourd'hui combien cette
politique éditoriale fut préjudiciable à la survie de ce support de presse).
Les éditions Casterman eurent à l'égard de Tôkyô est mon jardin, une attitude
que l'on peut sans conteste qualifier de malveillante...
Imposé encore, par le prix que lui attribuèrent ces mêmes éditions : 120
francs s'avèrent en tous points rédhibitoires pour l'acquisition d'un
ouvrage dont on sait, immédiatement et au simple feuilletage, que l'usage
de la réflexion sera nécessaire à sa préhension. Cette attitude de la
part des éditions Casterman, une nouvelle fois, ressemble en tous points
à l'application d'une décision partiale -au pire- et à la simple démonstration
d'une belle dose de bêtise -au mieux.
Imposé finalement, par les lois d'un certain marché qui veut qu'au-delà
de trois mois de présence, un ouvrage (quelle que soit sa pertinence)
soit retiré des rayonnages s'il n'a pas pleinement réussi à atteindre
les quotas commerciaux qui lui étaient attribués. Le marché dit "de
l'entonnoir" et de la pensée unique. Il est ainsi plus intéressant
pour les épiciers de vendre 150 exemplaires de XIII, Thorgal ou
Michel Vaillant, plutôt que 10 exemplaires du Big man de
Mazzucchelli ou de Tôkyô est mon jardin.
Volontaire par opposition, dans le parti pris graphique de la couverture
: sans concession et explicite sur la démarche assumée (la couverture
de l'édition japonaise est elle aussi démonstrative de cette prise de
position assumée et sans concession mercantile).
Volontaire, par le choix d'un traitement graphique tout de noir et blanc
(en ces temps de débauches colorées) annonçant à lui seul la personnalisation
d'un propos. L'utilisation experte des trames mécaniques peu répandues
dans nos contrées, sous le talent de Taniguchi Jirô -mangaka médiatiquement
et malheureusement trop discret sous nos lattitudes- accentue cette personnalisation.
Volontaire toujours, car en tous points opposé à une quelconque conception
facile et démissionnaire de la Série (la poule aux oeufs d'or, fréquemment
indisgestes) dont toute grande maison d'éditions s'enorgueillit d'en posséder
moult et plus encore, pour le plus grand bien de ses comptes bancaires
et au détriment de l'intelligence du lectorat.
Volontaire enfin, la pagination importante incitant à une démarche d'acquisition
réfléchie, ne relevant pas de l'achat mécanique et sans discernement tel
qu'il est trop souvent pratiqué par les amateurs, et sollicité, voire
institutionnalisé par les épiciers "spécialisés" (au bénéfice
de collections et de séries, toujours).
Tôkyô est son jardin
Nous retrouvons ainsi dans ce jeu de contrastes, un David Martin évoluant
avec aisance au coeur d'une société japonaise qu'il a fini par intégrer.
Le récit Love hotel nous le montrait emprunté, insouciant de la
réalité qui se déroulait devant ses yeux (car hypnotisé par la recherche
d'un amour pur et fantasque), ne réussissant à aucun moment à établir
un semblant de communication entre lui (l'individu) et l'autre (la société
japonaise, entité intrinsèque dont la jeune et sémillante Junko -l'objet
de cet amour éperdu- n'était qu'un ersatz). David Martin déambulait alors
tel un aveugle dans un pays où le signe est roi...
Dans Tôkyô est mon jardin, notre sympathique jeune compatriote
à enfin trouvé sa place. les paramètres ne sont cependant plus les mêmes.
Depuis son arrivée catastrophique et décalée au Japon, décrite dans Love
hotel, il a pris la décision de s'y installer. Maîtrisant désormais
les sons et les signes qui lui faisaient cruellement défauts, il parle,
il écrit et il chante cette langue nouvellement sienne. David n'est plus
aveugle.
David n'est plus muet. "Dabido" est aujourd'hui libre de penser,
de s'exprimer, d'évoluer... et il lui faut impérativement vivre sa vie
plutôt que la subir. Il lui faut reconstruire un présent mis à rude épreuve
par la quête de ce Graal qui ne l'a jamais quitté puisque jamais abouti
à ce jour : trouver l'amour, connaître le bonheur. Son bonheur !
À l'heure où vous lisez ces lignes, David à récemment rencontré la belle
Kimié. Il exerce aussi une profession. Paradoxalement, cette dernière
menace le frêle équilibre sur lequel repose, pour l'instant, l'idylle
naissante qui l'unit à la belle Japonaise. Représentant pour la marque
de cognac Heurault, totalement inconnue des Japonais - et pour cause!
- malgré leur attachement irraisonné pour cette boisson, David à réussi
l'immense exploit de ne vendre qu'une seule et unique caisse de bouteilles
dans tout l'Archipel... et cela après deux années d'exercice !
Tout semble cependant aller pour le mieux, à l'autre bout du monde, à
l'abri du décalage horaire, la distance et l'inconnu quelque peu inquiétant
et séculaire que représente à nos yeux cette société japonaise. David
navigue dans un nuage de nouveau bien-être, loin du vieux continent et
de son employeur. Jusqu'à la visite d'inspection surprise de ce dernier...
Boilet, Peeters et le Japon : au-delà des clichés
À l'image du discret sumotori dans la dernière case de Tôkyô est mon
jardin, l'oeuvre de Boilet et Peeters est toute de force et de sérénité.
La première résulte de la réaction alchimique de leur collaboration. La
seconde émane de la genèse même de cette symbiose (tant il est vrai que
ces deux là semblent ne faire qu'un !).
Emprunte de respect et d'efficacité, l'écriture de Benoît Peeters - l'ami
sincère qui jamais n'impose, jamais ne dispose - a su s'adapter à l'univers
de Frédéric Boilet. Plus qu'un simple adaptation, il semble judicieux
de parler d'immersion. Avec Tôkyô est mon jardin, il se met au
service d'un trait (non démonstratif), d'une histoire (aux antipodes du
discours), d'une personnalité (la symbiose), d'un genre (la bande dessinée
ambitieuse).
La discrétion est un art, Benoît Peeters en redéfini constamment la matière,
et l'applique avec perfection depuis le l'ouvrage 36-15 Alexia de Boilet.
Le graphisme pour sa part, s'impose au regard. Non par l'usage d'une technique
prétentieuse, mais par les simples vitalité et assurance d'un trait qui
le dispute à l'honnêteté. Certes, n'en déplaise aux culs-pincés, Boilet
use de documentation photographique. Et alors ? Ne vaut-il pas mieux s'inspirer
du réel lorsqu'on désire s'en approcher au plus près ? Ne faut-il pas
s'immerger dans ce réel lorsqu'on veut en saisir l'essence pour mieux
le détourner ? Car c'est de cela qu'il s'agit chez Boilet : l'appropriation
et le détournement d'un réel au bénéfice d'un second qu'il fait sien,
qu'il fait nôtre. C'est là tout son talent: nous donner à voir avec un
autre regard ce que nous connaissons déjà (du moins le pensons-nous).
Boilet est un observateur couplé d'un artiste, un créateur au même titre
- et souvent plus encore - que la majorité de ses confrères populairement
reconnus, ayant choisis pour leur part la facilité des genres oniriques.
Sa démarche artistique s'éloigne des fantasmes asiatiques médiévo-réducteurs
dont font abondamment usage ses collègues continentaux. Il enfonce les
racines de son travail dans la réalité, et en nourrit les ramifications
de son quotidien. Frédéric Boilet, c'est Eric Rohmer, ou encore Raymond
Depardon... et même Robert Capa, réunis.
Sa démarche proche du journalisme de terrain, du documentaire, est le
véritable reflet de cette époque. Au travers de Tôkyô est mon jardin
(autrement dit : "je connais Tôkyô comme ma poche") Frédéric
Boilet et Benoît Peeters expliquent que pour (nous) comprendre, il (nous)
faut avant tout savoir communiquer (regarder, écouter, transmettre). Le
fondement de cette communication se trouvant sans conteste être l'échange.
Un échange illustré brillamment et avec beaucoup d'humour, par cette bouteille
de cognac oubliée dans un train (par David Martin), qui finira ses tribulations,
passant de main en main, aux "bons" endroits et aux "bons"
moments; ou encore par l'utilisation de phylactères bilingues et l'échange
graphique et narratif entre les talents respectifs de Peeters, Boilet
et Taniguchi.
En cela, les géniteurs de Tôkyô est mon jardin permettent à la
bande dessinée ambitieuse de recouvrer pleinement l'usage de la parole.
Franck Aveline
(paru dans l'indispensable n°1)
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-David Martin ("Dabido") est mis à la porte
de chez Neko avec fracas : moi qui croyais que tous les français étaient
comme dans "le grand bleu".
Tu en fais une tête. C'est les ramen ou la chaleur
?
Pique-nique au bord de l'eau avec Kimié.
L'inévitable karaoké.
-Oh Dabido, je ne savais pas que tu chantais aussi bien !
-Le pire, c'est que je la déteste, cette chanson.
Couverture et quatrième de couverture de l'édition
japonaise de "Tokyô est mon jardin".
Publié chez Korinsha, un éditeur d'art, et présenté dans un premier temps
aux rayons "beaux livres", il est désormais aussi distribué
dans le circuit "manga", pourtant peu famillier de ce genre
d'objet : grand format, imprimé dans le sens occidental et plutôt coûteux
(¥2500).
Sans atteindre des chiffres de vente vertigineux, ce livre a reçu un bon
accueil au Japon.
Cette édition est somptueuse et, en cela, radicalement différente de celle
de Casterman : les trames de Jiro Taniguchi sont bien mises en valeur,
les rabats internes de la couverture contiennent des illustrations
en couleurs, les photos de la couverture sont très belles...
Les afficionados ne comprenant pas le japonais en auront tout de même
pour leur argent !
Korinsha Press 1998 isbn 4-7713-0304-5
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