|
Fantagraphic
books 1993
ISBN 1-56097-xxx-x
Depuis quelques
années, l'auteur Chris Ware étonne les bédéphiles avec cette oeuvre absolument
unique, les Acme Novelty Librairy. On trouvera une longue présentation
de cette oeuvre dans la revue 9e art n°2 (publié par le CNBDI) sous la
plume de JC Menu.
Toutes ces illustrations sont tirées du Acme Novelty Library "numéro
1, volume 5" (mais je ne sais pas trop de quel numéro il s'agit réellement,
tout ceci est assez mystérieusement noté) ; D'après Gregg, ce numéro est
un très bon départ.
Les autres sont de formats très divers, certains sont très grands, d'autres
tous petits...
Pour se procurer les Acme Novelty Library, on peut tenter la plupart des
librairies spécialisées de bandes dessinées (librairie d'images, Glénat,
super héros,...) et on est presque certain de trouver tous les numéros
à la librairie Un Regard Moderne, rue Gît-le-coeur, à Paris métro Saint-michel.
à lire, le débat
frabien sur Ware, hébergé et remis en forme par Alain Beyrand, des
pages de Du9 qui y
sont consacrées et enfin le
site de Thierry Fournier sur Chris Ware (avec la traduction en français
d'une interview !).
Chris Ware, Franquin et quelques autres (une lecture stéréo-réaliste),
par Thierry Smolderen.
Les histoires que raconte Chris Ware exhibent un pathos hallucinant; il
y a de quoi perdre une demi-douzaine de psychanalystes et leurs chiens
dans le labyrinthe émotionnel qu'il décline autour de ses quelques personnages-clés.
Et pourtant, je ne crois pas que sa singularité artistique tienne à ce
contenu névrotique aigu.Il y a quelque chose qui ne colle pas, une quatrième
dimension folle qui "recadre" ses histoires, et projette leurs
lignes de fuites dans des directions totalement inédites.
Cette oeuvre qui hurle à la lune comme un animal blessé est aussi complètement
atomisée, molécularisée : elle s'éparpille comme une mauvaise herbe typographique
, décline d'innombrables objets de catalogues, ouvre des multi-cadres
gigognes dans ses pages à géométries variables, amène le lecteur à plier,
découper, recoudre ses livres, à fabriquer des petits théâtres, des robots,
des meubles etc.
Personnellement, ce sont ces mutations vers la typo, la 3D, l'inventorisation
maniaque des objets, le côté totalement diagrammatique de sa méthode de
travail (mélange de calques, de PAO, de dessin) qui m'intéressent. J'aurais
tendance à lire son travail sous cet angle, et à considérer que la "fournaise"
tragique dégagée par ses récits (tout ce qui tourne autour de Jimmy Corrigan)
n'est qu'une espèce d' habile simulacre destiné à prêter un peu de chaleur
humaine à ses automates, à saturer nos antennes qui, sinon, nous alerteraient
vite sur ce qui se passe par ailleurs d'essentiellement machinique.
Bref, j'aurais tendance à voir Chris Ware comme un "mécanicien fou",
qui aurait choisi le médium BD dans toutes sa dimension technique -l'impression
et le formatage du livre etc- , mais aussi dans son rapport aux objets
(peut-être arbitrairement, ceux d'une "décennie rêvée" situéer
entre les années 20 et 50) et aux autres médias (cinéma, radio, TV), pour
faire de son oeuvre une véritable "machine de guerre" la
principale "victime" de cet agencement étant bien entendu le
lecteur complètement englué dans l'atmosphère dépressive et grinçante
des histoires, et qui machinalement, par une sorte de fascination robotique,
ou simplement pour échapper au vague-à-l'âme généralisé, se met à suivre
les modes d'emplois des pliages, finalement réduit au rôle d'automate
d'une chaine de montage infantilisante logée au coeur d'un récit névrotique
délirant..
Au bout du compte, on retrouve donc un schéma extrêmement simple au centre
de cette oeuvre, qui est probablement la première appropriation réellement
artistique (au sens précis et actuel du terme) de cette production culturelle
collective qui a pour nom, " les Super-Héros".
En effet, Chris Ware s'avoue totalement habité et "colonisé"
par ce thème dont il est par ailleurs prêt dénoncer l'infantilisme. Dans
l'interview du Comics Journal 200, il se désole comiquement à
l'évocation des rêves de puissance, de domination, de réussite physique
et sportive qui se cristallisaient autour de ses lectures d'adolescent.
Enfant chétif, solitaire, il soignait ses blessures de gamin exclu et
solitaire non pas avec des lectures glorifiant les rapports humains (la
lignée des Archie et autres soap-bd), mais en s'imaginant une vie parallèle
de super-héros.
Ce phénomène de repli est très courant et il est évident que les comics
de super-héros prennent source dans cette vallée reculée de l'adolescence
où toute relation humaine est devenue problématique, où les gestes, les
expressions du visage, la voix se transforment et se brouillent(parce
qu'on bascule dans le monde adulte à une vitesse non spécifiée).
Le lecteur de 12-13 ans a vite fait d'adopter le masque qui est au centre
de la thématique super-héroïque. Ce qui est MASQUÉ , en fait, c'est le
visage social. Quand on élimine ce problème là, qu'est-ce qui reste ?
Apparemment, le corps. Pourtant, se fantasmer en footballeur d'exception
? la bonne affaire ! Ces rêves là sont pour les athlètes, pas pour les
"minus".
Alors, rêver d'un devenir guerrier, oui, certainement, c'est possible;
un devenir de guerrier-dessinateur dont l'arme absolue serait le crayon
capable d'invoquer toutes les cohortes imaginables (ça, c'est évidemment
la solution de David B. dont l'enfance est baignée de lectures historico-fantastiques)
Ou alors, rêver d'un devenir robot, comme au Japon dans les années 70-80
: envoyer des armées métalliques, sans visage, capables de se métamorphoser
à l'envi; ou enfin, se fantasmer en super-héros, comme en Amérique. Hors-la-société...
Le costume évoque certains émerveillement corporels de l'enfance (le trapéziste
du cirque), et le masque oblitère la douloureuse problématique interpersonnelle.
A partir de ce point dans l'adolescence, le dessin prend le relai du rêve
corporel-mécanique exacerbé. C'est une opération assez curieuse, mais
qu'on retrouve chez bon nombre de "grands" de la BD. Franquin,
par exemple, qui commence dans le métier en dessinant des jeeps et des
robots, c'est à dire, des "assistants magiques", des super-objets
hypermaniables ou même télécommandés. Le dessin est le moyen d'invoquer
des "forces", d'en matérialiser l'efficace sur le papier.
Pour dire les choses assez crûment, il y a eu échec dans la vie sociale,
et on déplace le problème sur un terrain cognitif plus familier, et ce
qu'on demande à ce domaine, ce sont évidemment des "solutions".
Des super-pouvoirs. Mais ces super-pouvoirs où va-t-on les trouver? En
tous cas, pas en soi. Cette solution de maturité donnerait la voie d'un
rêglage psychologique du problème, mais je pense que pour beaucoup de
dessinateurs-guerriers (David B.) ou -robots(Shirow), ou -superhéros(Kirby),
ou -ingénieurs (Franquin), ou
le "tout" ensemble (Moebius, Ottomo..) cette porte-là est barrée
au moment où se pose le problème.
Les solutions cherchées sont donc très concrètes: elles s'incarnent typiquement
dans des actions, dans des machines ou dans des accessoires. Le dessinateur
à la recherche de ses super-pouvoirs va s'approprier certains éléments
du monde qui semblent "flottants", disponibles, et qui possèdent
en même temps une force palpable.
Dans "L'Empire du Soleil", JG Ballard décrit ce mécanisme
d'appropriation quand il montre son petit héros tombant en transe
devant la perfection des lignes d'un avion Zéro japonais. Il y a du "pouvoir"
de la "puissance" dans les lignes d'une machine de guerre qui
est à la pointe de la recherche. De là l'intérêt d'Hergé pour les fusées,
les sous-marins, les belles voitures, de là l'intérêt de Franquin pour
le design industriel moderne etc. Beaucoup de dessinateurs ne peuvent
pas passer à côté de ce genre de source d'inspiration, parce que dessiner,
c'est s'intéresser à des lignes, et que certaines lignes sont plus puissantes
que d'autres. Cette
puissance peut d'ailleurs être modulée, reformulée de mille et une manières
par des dessinateurs de BD capables de "faire parler"
les lignes d'une machine réelle come d'autres font parler l'inconscient...
A ses débuts, Franquin avait composé une ode à la jeep, ce fameux petit
véhicule amphibie, de l'armée américaine. La jeep incarne un type
de ligne protéïforme et vivante, qui est à l'autre bout du spectre par
rapport à la ligne tendue et métallique de la fusée d'Hergé ou du Zéro
de Ballard. Cette ligne faussement molle mais capable d'infinie reconfigurations
est aussi, évidemment, celle de la queue du Marsupilami - pur auxiliaire
magique, comme le fut en son
temps le "jeep" de Popeye (c'est la même association d'idée
qui poussa d'ailleurs les américains à baptiser leur véhicule tout-terrain
rigolo, une "Jeep", en hommage au petit animal fabuleux de Popeye).
D'autres, comme les Japonais, parviennent à concilier dureté, puissance
et capacité transformatrice (les fameux Transformers").
Il faut
dire que depuis les années vingt, la ligne et le dessins SONT dans les
ojbets du monde comme une force graphique clandestine,grâce au travail
des designers industriels (dont le modèle est évidemment Raymond Loewy).
C'est sans doute le tout-puissant Loewy que Franquin devine derrière la
"ligne" d'un paquet de cigarette, d'une voiture, d'un avion
ou d'un bateau, une espèce de Zorro tout-puissant, qui, en traçant ses
lignes hypnotiques, persuade monsieur tout-le-monde de monter dans un
DS ou dans une soucoupe volante.
Lecteur ou consommateur : "l'autre", contrôlé non par la force
physique (ou guerrière), et encore moins par l'interaction sociale normale,
mais par le pouvoir d'une ligne-onde, quasi-télépathique.
Franquin dénonce, et s'approprie ce pouvoir à travers le personnage caricatural
de Zorglub - ombre de cette mystérieuse présence démiurgique qui "télécommandait"
le design industriel à l'époque " Atomium".
Chris Ware, lui, EST le Zorglub de son univers graphique. Ou en tout cas
il en est l'incarnation artiste, d'ailleurs typiquement américaine."Machinique"
comme Crumb qui recherche une autre vie dans les capsules temporelles
de ses 78-tours, ou comme Warhol quand il laisse tourner sa factory etc.
Un artiste qui explore les zones les plus secrètes et les plus dérisoires
de la pop culture, cette verroterie à hypnotiser les foules que sont les
objets en vente par correspondance dans les journaux, les réclames, slogans,
faits-divers bizarroîdes, maquettes à découper et à reconstruire etc.;
énoncés sans énonciateurs, messages sans initiateurs, persuasion
clandestine...
Par ailleurs, Chris Ware a aussi très bien compris que pour faire du grand
art, il fallait générer du pathos, quitte à le servir glacé, sous papier
cellophane (comme Warhol quand il choisit une chaise électrique ou un
accident de voiture comme sujet de sérigraphie).
Oui, un Zorglub mâtiné de Warhol, un Crumb matîné de Loewy: Ware nous
démontre qu'il est capable de transformer son lectorat en chaine de montage
hypnotisée, pendant ce temps, il fait tranquillement l'inventaire de son
usine (c'est pas du hardware, c'est pas du software, c'est du Chris Ware
!), nous piège dans l'espace et le temps de ses pliages magiques, englue
notre regard dans les labyrinthes de ses typos miniatures, bref, nous
ensorcèle corps et bien.
T.Smolderen
(note: pour ceux qui lisent l'anglais -je ne crois pas qu'il soit disponible
en traduction, et qui aiment l'univers de Chris Ware, je veux absolument
conseiller la lecture de "World Fair" de E.L. Doctorow, un roman-inventaire
de la micro-pop culture des années trente...)
|
|
Quelques publicités inspirées de celles que contenaient les comic books
des années 50-60.
Un jouet à monter soi-même.
-Jimmy Corrigan est mort et se présente à Dieu (Superman), qui lui apprend
qu'il a vécu une vie à s'ennuyer et à ennuyer les autres.
-Chris Ware est un très bon dessinateur "réaliste".
- Oh Jimmy... Jimmy ! Je suis si désapointée à ton sujet ; est-ce que
ça va toujours se passer comme ça ?
- m'man ?
- Et regarde moi ça : tu as broyé la poire que j'avais si précautioneusement
emballée
(traduction fantaisiste sans doute, par jn)
|