L'âme de Macno
Ayerdhal

Jade : Tu as écrit le premier Macno, c’est quoi ?
Ayerdhal : C’est le prolongement de la philosophie du poulpe dans un univers qui est de l’anticipation. Ça se passe en 2068. La bible dit clairement : " En 2068, quelque chose qui est probablement une intelligence artificielle fout le bordel. Elle peut se placer au service de gens qui ont des questions à poser où des choses à remuer ", et c’est tout, c’est très libre.

Ça va être différent du Poulpe ? Oui, parce qu’il y a un mélange d’auteurs, de gens qui viennent du polar et de gens qui viennent de la SF, des gens qui viennent de milieux complètement différensts, donc qui ont une perception de la notion d’anticipation, de 2068, qui n’a strictement aucun rapport. J’imagine mal Stéphanie Benson faire de la science fiction pure et dure, au contraire, elle va travailler l’intrigue, comme elle le fait toujours, elle va avoir un personnage puissant et c’est pas une façon de bosser qu’on va retrouver chez Jean Marc Ligny par exemple.

En tant qu’auteur de SF, qu’est-ce qui t’a intéressé là-dedans ? Quand j’écris un bouquin y’a plein de lecteurs qui sont surpris par l’idéologie qui est véhiculée dans le livre parce le mec il vient de fermer un Dan Simmons, il vient de fermer un Frank Herbert, il tombe sur Ayerdhal, pour lui c’est de la science fiction, c’est un space opera, ok et puis boum, l’idéologie est plus du tout la même et il y a un choc. Alors que là c’est clair, les gens qui vont ouvrir un Macno ça ne sera pas par hasard, c’est parce qu’il y a toute une culture qui a été faite par Baleine depuis trois ans et il est clairement établi qu’elle est libertaire. Donc c’est à la fois le rêve parce qu’en gros tu sais à qui tu t’adresses, tu peux dire des choses différentes, tu peux te marrer un petit peu plus aussi et en même temps c’est relativement contraignant parce que tu prêches des convaincus.

C’est relativement nouveau qu’il y ait des idées de gauche qui soient véhiculées dans la SF populaire, c’est des idées qui étaient véhiculées dans la science fiction plus littéraire. Déjà des idées de gauche dans la SF, à l’exception des auteurs anglais et français des années 70, ça n’existe pas. Tous les auteurs américains sont de droite, même Norman Spinrad, qui est le plus à gauche des auteurs américains, même James Morrow, qui est aujourd’hui le plus à gauche des auteurs américains, sont des gens de droite, qui véhiculent clairement une idéologie libérale, avec le culte de l’individualisme. Donc c’est de nouveau " nouveau " qu’apparaissent dans le début des années 90 des gens comme Lehman, Bordage qui sont des auteurs carrément ancrés à gauche.

Au moment de la SF politique des années 70 il est évident que ça n’aura pas un impact très populaire. Alors que là apparemment il y a une pénétration au niveau de la SF populaire. Que ce soit Bordage, Lehman, ou Ligny, enfin peut-être moins Ligny parce qu’il a été à cheval sur ces périodes là, on est des héritiers de toute cette période des années 70. On a été à la fois des gens qui avons lu de la SF. Asimov c’est pas facile, mais la SF qui n’a pas de réflexion idéologique, qui n’a pas de réflexion politique et puis on a découvert un jour que Herbert, Gérard Klein a traduit Dune. Dune te tombe dans les mains et tu te dis, attends y’a un truc qui se passe. Et en plus Dune c’est d’extrême droite, c’était pas idéologiquement recevable, mais il y avait un message politique, il y avait une intention politique, il y avait une culture énorme, on s’adressait à un public néophyte et enfin on lui donnait les clés pour comprendre tout ce qu’il y a dedans, ce qu’il y a autour, les relations, comment ça fonctionne, où on va. Et ensuite arrivent des gens complètement innocents, genre John Brunner, il écrit " Tous à Zanzibar " et là tu le prend en pleine gueule. Tu t’aperçois que tout ce que t’as lu dans ta vie c’était de droite, tu t’étais pas posé la question, tu lisais de la SF parce qu’il y avait l’imaginaire qui t’intéressait mais sans savoir ce que ça impliquait. Je me suis rendu compte qu’il était possible de faire de la SF qui soit fortement ancré politiquement et qui corresponde plus à ma sensibilité. Et puis les auteurs français, Michel Jeury, Philippe Curval, Pierre Pelot, Kurt Steiner sous le nom d’André Ruellan, eux vont basculer complètement, ils font de la SF qui est politique et dont la seule vertu est politique, ils se foutent complètement de l’aspect romanesque, mais complètement. C’est chiant à lire. Les idées sont intéressantes, mais c’est chiant à lire. T’arrive pas à accrocher avec les personnages, les histoires sont un petit peu tirées par les cheveux parce que c’est pas le propos de l’auteur, l’auteur a envie de te faire réfléchir sur un point précis. Les années 70 se passent, la SF se casse la gueule, la SF française particulièrement. Et la SF en France redevient l’outil privilégié des éditeurs populaires, Fleuve noire, essentiellement et donc là surtout pas d’idéologie, on publie du rêve et les mêmes auteurs, qui travaillé dans les années 70 se mettent à faire de la SF « populaire » -je trouve que ça dévalorise le mot populaire- il n’y a plus l’ombre d’une réflexion. Dans les années 80 Pelot, Jeury continuent à bosser, ils bossent pour le Fleuve, parce qu’ils ne peuvent plus être publiés ailleurs, on les prends plus, ni chez Pocket, ni chez Lafond et ils font du soap opéra. Et début des années 90 c’est des gens qui les ont lus, des gens comme moi, qui ont découvert la SF, qui ont appris la SF à travers à la fois Brunner, Asimov, Curval, Jeury. Ça fait tout un panel d’auteurs qui se retrouve avec à la fois l’envie de dire des choses, donc la première motivation d’écriture elle est politique, mais qui ont envie de faire rêver aussi, qui ont envie de retrouver ce souffle épique américain, d’avoir en face de toi un lecteur qui te parle de tes personnages, qui te dis " putain c’est génial ce que t’écris, elle est bien cette nana, c’est fabuleux, j’ai vécu avec " et là t’as fait ton job. Et d’être aussi insidieux que le sont les américains.

Et toi, dans la SF qu’est ce qui t’angoisse et qu’est-ce que tu as envie de dire par rapport à comment le monde évolue technologiquement ? J’ai aucune angoisse technologique, je suis quelqu’un qui est réellement fasciné par le besoin d’apprendre et de connaître et d’aller plus loin. J’ai pas de problème moral vis à vis de l’éthique scientifique. Je vis dans un monde où la science est dépendante de budgets qui sont pour la plupart militaires donc quelle que soit la bonne volonté et encore je doute qu’il y ait des bonnes volontés, parce qu’on ne forme pas les scientifiques. On les forme à leur science mais on ne les forme pas à une connaissance du monde, à une appréhension de l’humanité, les implications politiques de leurs propres travaux. Ils font de la recherche et de temps en temps on s’en sert d’une façon, on s’en sert d’une autre, mais bon c’est comme ça. Donc je n’ai aucun a priori, rien. Pour moi la science c’est un plus, toujours, même quand ça donne les pires couilles. Y’a pas d’invention nouvelle qui va apporter une méchanceté supplémentaire. La méchanceté elle est déjà là. Pour donner un exemple c’est vrai que quand Oppenheimer fabrique sa bombe A c’est vrai qu’il devient plus facile de détruire d’un seul coup 500 000 personnes, mais ça ne fait rien, on aurait pris le temps de le faire à la main, on aurait prit 3 mois, mais on l’aurait fait, au lieu de le faire en 1 seconde ½. C’est la guerre du Golfe par exemple, ah, faut pas (???)utiliser l’arme nucléaire, c’est le blocus qui est derrière.

Par rapport à la guerre du Golfe, je n’y vois pas tant lié à l’évolution technologique, ça l’es, mais c’est plus une guerre de propagande pure. Ça c’est nouveau.

C’est ancien en même temps, tu regarde la propagande de la guerre entre la France et l’Allemagne à la fin du siècle dernier, c’était déjà le même truc. Mais l’état à l’époque contrôlait officiellement les médias, alors que là l’état n’est pas censé contrôler les médias. Les médias sont censés être indépendants, or ce qu’il y a d’extraordinaire avec la guerre du golfe c’est qu’il y a un contrôle absolu, pas par les états, mais par les armées. Et le public bon enfant, comme d’habitude, prend les choses telles qu’on lui envoie. Ce qui est effarant c’est que ça va à un point tel que Mitterrand obtient de toutes les chaînes de télé que ni Bernard Laviliers, ni Renaud, ni Goldman ne passent dans une émission pendant cette période-là. Ils sont interdits d’émission. Et tout cela est fait avec une gentillesse exemplaire. Ils auraient probablement dit des choses qu’il ne fallait pas. Et on n’a jamais entendu aucune voix qui disait, aucune. C’est pas que les voix n’existaient pas mais qu’à partir de ce moment là, ah ben, on va aller interviewer Michel Sardou, où Eddy Mitchel qui va aller se donner en spectacle devant...

C’est marrant, j’ai lu un thriller il n’y a pas longtemps, " Reality show ", sorti chez NRF noire, de Larry Beinyheart. C’est pas vraiment un polar, en fait ça commence avec le conseiller en communication de Bush qui est sur le point de clamser et qui dit " on va perdre la réélection, le seul moyen de la gagner c’est de contacter tel agent à Hollywood, on va monter une guerre ". ET il fait produire une guerre par un producteur et un réalisateur genre Spielberg et tout le long tu n’as pas vraiment d’enquête, le mec visualise tout ce qui a été fait sur la guerre, toutes les images qui ont été fait et il fait une synthèse de la guerre idéologiquement parfaite, avec un méchant vraiment méchant, un contexte dramatique, un cadre esthétique. Et ça se finit au moment où la guerre du Golfe commence. Et tu as tous les plans montrés à la télé qui sont repris dans des documentaires, c’est effroyable. C’est génial parce que c’est la manoeuvre américaine de ces six derniers mois. C’est exactement ça. Tout ça pour cacher le défaut du pénis du président. Il n’y a même pas d’enquête, tu vois juste le type qui se visualise cette guerre parfaite. Tu vois, pour moi, ça c’est de la SF. Quelle que soit la parution, c’est de la SF. Parce qu’il y a une approche qui est de l’extrapolation scientifique sur la notion de sociologie.

Il y a la construction d’un monde phantasmatique qui est présenté comme la réalité et qui la transforme. C’est étonnant, mais ça ne te choque même pas, tu te dis : c’est ça. Et ben voilà, c’est ça.

En même temps ce n’est pas de la SF parce que toute la part technologique n’est pas présente là-dedans. C’est pas SF dans la mesure où l’extrapolation scientifique n’existe pas, oui.

Qu’est-ce que pourrais être la SF pour toi aujourd’hui ? Ce qu’elle est. Moi, je suis ravis et content, j’ai toujours aimé la SF, j’ai la chance d’avoir autour de moi des auteurs de SF qui font un boulot faramineux. C’est à dire qui à la fois sont responsables de ce qu’ils disent, remettent en cause, essaient de proposer des choses différentes, donc font un boulot politique au sens Grec du terme, donc investissement personnel dans la communauté et qui en même temps on envie de répondre aux gens qui sont fascinés par les étoiles, l’exploration stellaire... Pour moi la SF idéale, c’est celle qui succède à la philosophie, qui remplace un petit peu la philo, mais c’est pas que la SF, toute littérature devrait être comme ça, qui est là pour monter le monde tel qu’il est, à travers des métaphores certes, puissantes, avec la SF tu peux décaler une histoire de deux ans, trois ans dans le futur et tu fait mal, enfin tu peux faire mal. ET qui fait ça en respectant le premier moteur de lecture qui est un besoin d’évasion. C’est avoir complètement digéré cette technique romanesque faramineuse des américains tout en restant européen jusqu’au bout des ongles, de ne rien faire de gratuit, rien. Ça donne des Céline malheureusement de temps en temps, on en as pas heureusement en France en SF. Ça viendra peut-être, on aura peut-être un facho dans les années à venir... Je serai le Pen j’y réfléchirai sérieusement.

Tu sais que Rêve de fer est le livre le plus vendu dans les librairies d’extrême droite ? C’est faramineux. Spinrad, il est furieux. Norman, tu lui dit ça il devient tout rouge. " J’ai pas écrit un bouquin fasciste moi ". Rêve de fer c’est un des deux chefs d’oeuvre de Norman, avec Jack Barron et l’éternité.

Rêve de fer c’est un emballage, et à l’intérieur il y a un roman qui est censé avoir été écrit par Adolf Hitler, qui démonte les mécanismes du fascisme à l’ouvre dans la littérature populaire d’action. Là où Norman est complètement précurseur, il sais déjà, alors que la Fantasy existe peu, il y a déjà quelques auteurs...

Il y a Howard. Il y a Howard, il y a Liber, il y a quelques mecs qui en font, Jack Vance entre autres, aussi et il dit : attention, la Fantasy c’est facho. Tous les créneaux de la fantasy, c’est facho. C’est l’opium du peuple.

On te présente Hitler sous forme d’un roman de SF populaire, tu as tous les fantasmes du 3 ème reich sous forme d’un truc grand public, tu as toute l’idéologie qui t’es présentée au premier degré comme un truc d’aventure. Et là ou c’est faramineux c’est qu’il y a manifestement 9 personnes sur 10 qui le lisent au premier degré.

Et en plus apparemment dans les librairies d’extrême droite il conseillent apparemment de ne pas lire la préface. Ni la postface, parce que dans la postface un universitaire imaginaire analyse le bouquin et dit : c’est le fait d’un malade mental et ça marche parce que c’est au premier degré, c’est reptilien. tu ne peux pas le prendre au premier degré. Pauvre Norman.

J’ai un copain, qui a participé à une enquête pour la gendarmerie, sur les librairies d’extrême droite et il ressort de cette enquête que le roman le plus vendu dans les librairies d’extrême droite, c’est Rêve de fer. Le copain avait été terrifié. C’est quelqu’un qui s’intéresse énormément aux ucrhonies, entre autres les ucrhonie qui prennent pour base la victoire des Nazies pendant la deuxième guerre mondiale. Y’a de quoi faire...

Il y en a eut un autre, il y a quelques années, qui se présentait sous forme d’un roman historique, Fatherland. Ainsi que le Dick, Le Maître du haut Château. Ça c’est une chose qu’on a du mal à imaginer mais en France les lecteurs de SF sont clairement ancrés à gauche, c’est du 9,95 sur 10 à peu près, alors que les auteurs qu’on lit sont essentiellement américains et sont clairement ancrés à droite, voire même à tendance extrême droite, des gens comme Robert Heinlein. Et aujourd’hui tu vois des gens qui sont des gauchistes militants qui lisent Heinlein en disant : c’est génial ! C’est inquiétant quand-même... Parce que ça marche, ça prend.

Parce qu’il y a un savoir faire. C’est là qu’un film comme celui de Besson dont le contenu idéologique... Même le scénario tu le cherche, par contre le film est bien fait. Mais au travers d’une innocence de réalisateur qui n’en a rien à foutre du monde, c’est clair que Besson il s’en fout de ce que sont les autres, mais même au travers de ça il arrivera à te dire beaucoup plus de choses qu’un Lucas ou un Spielberg.

Macno me fait penser un peu au mouvement Cyberpunk. Oui, c’est parce qu’il y a le mot intelligence artificielle, ce qui est marrant parce que c’est Jean-Bernard Pouy qui a pondu ça alors lui qui est pas du tout branché là-dessus, ça lui paraissait être quelque chose de l’époque, du temps, voire même en devenir alors il fallait faire quelque chose autour. Ce n’est pas cyber du tout et d’ailleurs je pense qu’aucun auteur ne travaillera dans ce sens. Même des gens qui auraient des tendances, comme Roland C. Wagner, qui volontiers se laisserait aller dans ce genre de trucs ne le fera pas, parce que ce n’est pas le propos.

Et en même temps quand on regarde le bouquin comme ça, juste une approche rapide, on a l’impression que... Quatrième de couverture !

Avec en plus l’illustration de couverture, on se dit : oui, ça pourrait très bien rentrer... Oui, le réseau neuronal, etc...

C’est un mouvement qui a fait un peu long feu... Oui.

Enfin oui et non, parce la réalité s’en est approchée. Elle l’a dépassé surtout. Ce qu’écrivait Gibson dans les années 80, tu le lis aujourd’hui, tu te dis : d’où il est sorti, lui, c’est du Jules Verne.

Je me demande comment la SF peut évoluer par rapport à ça. Le retard qu’on a... Avec Duniach on fait un bouquin, on travaille depuis 3 ans dessus. Il est très Hard Science, Jean Claude, il est près de la science, c’est son métier et puis il fait une veille scientifique permanente, il aime ça. Il y a des choses qu’on a mis au point il y a trois ans et il ne se passe pas un coup de téléphone sans qu’il me disse : attends, là on a faux et puis on est en retard, on parle d’un truc qui va se produire dans 5000 ans et aujourd’hui on est en retard, nous, en 98. Tu lui dit : Oui, Jean Claude mais ça fait rien, c’est fait, c’est comme ça. Prendre de l’avance, les auteurs anglais sont en train de le faire, je dirais qu’il y a une poignée d’auteurs anglais qui de nouveau ont pris de l’avance par rapport à la science. En France, ça va pas être facile, on le sait. Lehman le sait, Bordage s’en fout, lui c’est pas sont propos, il traite de l’être humain, lui, très clairement et que la science soit vérifiable ou non, Pfffff, d’ailleurs ce qui fait que ses bouquins sont extrêmement intéressants c’est qu’il est clairement capable d’imaginer n’importe quoi et de te mettre en clin d’oeil " mais attends, c’est de la science fiction ".

En même temps il y a un courant actuel qui se tourne beaucoup plus vers le passé. Oui, parce que c’est plus facile à traiter. Je l’ai fait, d’ailleurs, " Parleur, ou les chroniques d’un rêve enclavé ", c’est de la science fiction à contre pied, c’est de la SF parce que les matières scientifiques y sont abordées, essentiellement la socio et la politologie c’est une approche science fictive mais ce bouquin il est inclassable, c’est pas de la fantasy, c’est pas...

Il y a un mélange des genres souvent dans ce que t’écris... J’aime bien. C’est ça qui m’attirait dans Macno. Là c’est des gens du Polar qui avaient envie de faire un truc ou on réfléchit à quelque chose qui est derrière, un petit peu plus loin, c’est pas cet intervenant Poulpe.

Toi, tu t’alimentes beaucoup, scientifiquement ? Ouais. C’est pas un hasard si j’écris de la SF, j’ai toujours eu une fascination énorme et d’ailleurs c’est pour ça que j’ai pas d’inquiétudes scientifiques, pour moi il faut qu’on en sache d’avantage et d’avantage encore et qu’on aille plus loin. Je suis anarchiste. Anarchiste ça veut dire, je suis un anarchiste humaniste, je ne renie pas les origines communistes de l’anarchisme, bien au contraire, je les défends à fond la caisse ça veut dire que tout individu devrait vivre une vie qui soit épanouissante pour lui, qui soit son propre choix. Ça nécessite à un moment donné qu’un certain nombre de tâches qui sont réalisées par des êtres humains ne le soient plus, parce qu’elles sont avilissantes, parce qu’elles sont physiquement trop éprouvantes, parce qu’elles tuent. donc il va valoir que la science et la technologie évoluent énormément pour qu’on soulage l’homme de ces tâches-là.

C’est assez utopiste... C’est pas utopiste, attend, c’est en train de se faire et ça fait longtemps que ça se fait, quand on a commencé à remplacer dans les chaînes de montage dans les usines automobiles des mecs qui étaient géniaux : ils cotisaient toute leur vie pour la retraite mais ils mourraient avant, on a remplacé ça par des robots, alors effectivement c’est générateur de chômage, c’est générateur d’emmerdes, on a inventé le mot chômages, on aurait pu parler de vacances. Mais bon, c’était l’épanouissement par le travail, alors...

Quelque part est-ce que ça ne vise pas à supprimer l’homme aussi ? Tu sait il y a quelque chose de très très difficile pour un possédant, c’est qu’à un moment donné tu es le seul à disposer d’un certain nombre de loisirs, on a par l’intermédiaire d’un certain nombre de facteurs économiques qui sont entre autres les facteurs du chômage et puis la baisse des coûts surtout, démocratisé le loisir, en démocratisant le loisir le possédant n’est plus le seul à posséder et ben il en est malheureux. Avant il n’y avait que lui qui jouait au Golf aujourd’hui n’importe quel con peut aller dans un club municipal et moyennant 600 F par an jouer au Golf. Alors que le mec prenait des parts dans un Golf il payait ça 45 000 F par an, chaque fois qu’il jouait ça lui coûtait 1000 balles, ravi ! Un loisir qui n’appartenait qu’à lui. Aujourd’hui tout le monde à accès aux mêmes loisirs, en plus tout le monde à accès à l’information, L’internet. Ah, génial.

En même temps je trouve qu’il y a quelque chose d’inquiétant là-dedans, pas dans la démocratisation, mais plus dans la suppression du sens de l’homme, c’est un peu ça que je crains... Le sens de l’homme ? Faut que tu me développes un peu...

Je crois que ça serait un peu l’aspect humain tel que l’entendrait Dick, quand il parle en fait de ce qui fait l’homme. Dick s’interroge en fait sur ce qui différencie l’homme à la limite du robot, qu’est ce qui fait le facteur humain... Ouais, ouais, ouais, mais on peut se poser la question de pleins de façons différentes, je crois que dès le 15ème siècle on se posait la question d’une façon exemplaire, qu’est ce qui différencie le noir du blanc ? Le problème de la conscience et de la validité de l’existence de l’autre il est toujours d’actualité, c’est le plus puissant moteur des nationalismes, de tous les extrémismes. Des fois quand je suis très très optimiste, je me dis: putain, on a suffisamment évolué, suffisamment appris pleins de choses, on est presque humain maintenant. Et puis le presque humain il est vachement gênant parce que le petit mot « presque » il fait qu'on est toujours des enculés, quoi, qui pensons qu’à notre propre gueule.

Et en même temps est-ce que c’est pas ça l’humanité ? Qu’est-ce qui différencie l’homme de l’animal ? C’est la capacité d’apprendre, d’évoluer, d’aller un petit peu plus loin, donc si on se revendique en tant qu’humain il faut renoncer une fois pour toutes au fait établi " je suis comme ça, donc je ne serai jamais meilleur, parce que je suis un être humain, j’ai droit à mes faiblesses ".

Pour moi l’humanité apparaît du fait que l’homme cherche à se dépasser et en même temps il est confronté à ses limites, il se heurte à ses limites et c’est là où elle naît l’humanité. Ça c’est individualiste. Tu as totalement raison, je pense que ton propos n’est pas critiquable, c’est essentiellement vrai, le seul problème c’est que pour moi il n’y a pas de notion d’humanité là-dedans, il y a juste la notion de l’homme tel que l’on a conscience soi d’être. Je pense que l’humanité existe à partir du moment où un homme, quel qu’il soit a conscience du reste des hommes. Elle existe dans des choses qui sont parfois sympa et agréable et dans des choses qui sont parfois complètement désagréables parce qu'on peut avoir conscience des autres hommes en se disant : je vais les exploiter. C’est l’humanité. Mais de la même façon qu’on a arrêté un certain nombre d’inepties, on a aboli l’esclavage, on a pondu des droits de l’homme, on crée d’autres formes, je pense que petit à petit on avance, il ne faut pas jouer le jeu de l’hyper-libéralisme et rentrer dans cette chose qu’on présente comme du Darwinisme social qui en fait est du Lamartisme, d’ailleurs, et dire : ah l’homme est comme ça, l’homme est méchant, l’homme est mauvais, l’homme a un besoin à un moment donné d’être mieux que les autres, plus que les autres, d’avoir plus, non, c’est un retour en arrière fondamental, c’est quelque chose qui nie tous les gens qui se sont dans les millénaires qui précèdent, battus pour que plus profitent de davantage et on a des moyens phénoménaux aujourd’hui.

Ce qui m’effraie dans l’évolution scientifique c’est les recherches sur l’intelligence artificielle, tous les travaux que font les Japonais sur les robots par exemple, est-ce que c’est pas cherché à créer un surhomme ? Il y a ça. C’est pas un hasard d’ailleurs si tu as cité les Japonais qui ne sont pas à la pointe dans le domaine, mais qui investissent beaucoup plus d’argent que les autres nations. Y’a quelque part des gens qui pensent qu’il faudrait soulager l’homme de sa propre responsabilité et qui ont envie de créer une intelligence supérieure. L’intelligence artificielle, quand on y travaille aujourd’hui, quand on y réfléchit un tout petit peu, la façon dont les écrivains l’on présenté, c’est réellement pour que l’homme se débarrasse de cette espèce de conscience humaine et dise : « alors là je suis plus responsable, c’est l’ordinateur qui gère ». Aujourd’hui c’est toujours emmerdant, t’es obligé de rentrer les données dans l’ordinateur, si tu ne le fait pas, ça ne marche pas. Ça change, grâce à Microsoft ou à cause de notre cher Bill Gates, t’as même plus besoin de comprendre comment la machine fonctionne, de plus en plus tu te décharge et depuis toujours ça a été la réflexion : " ah désolé, là c’est l’ordinateur qu’à merdé, IL s’est planté ". Poussé à l’extrême c’est l’intelligence artificielle qui devient responsable d’un certain nombre de choses, elle gère la société, elle gère la médecine, elle gère la justice, elle gère... J’aime bien si tu veux parce que c’est un outil à double tranchant, le jour où réellement on arrivera à faire une conscience artificielle, elle sera pas ce que le mec en a fait.

Ça reviens à créer Dieu. C’est drôle : l’homme jouant à créer Dieu. C’est génial.

C’est affolant en même temps. Avant ça il y aura -c’est là que la veille scientifique en tant qu’auteur de science fiction devient importante- on aura appris depuis bien longtemps à améliorer les performances du cerveau humain, on nous greffera des puces bien avant qu’on arrive à créer une intelligence artificielle, c’est à dire que tu aura un cerveau assisté. Je crois que le jour où on aura crée une conscience artificielle, on sera redevenu maître de ça. Aujourd’hui c’est vrai que si on donnait la capacité de conscience de soi et la capacité de volonté, de choisir à un ordinateur il serait beaucoup plus performant qu’un être humain, parce qu’il travaille beaucoup plus vite. Mais on investi beaucoup plus d’argent dans la recherche sur l’amélioration de l’être humain que dans l’intelligence artificielle, c’est ni positif ni négatif ce que je dis. Dans les années 60 il y avait la peur de beaucoup d’auteur de SF c’était " on veut créer le soldat parfait par l’intermédiaire des manipulations génétiques, etc ". Non, on essaye de créer un être humain vachement plus indépendant, dont le cerveau fonctionne vachement plus vite, qui aurait vachement moins de maladies.

C’est un fantasme... C’est pas un fantasme, c’est une réalité, on l’a déjà fait, notre espérance de vie à nous elle est de 110 ans. l’espérance de nos parents était de 75.

Est-ce qu’on est plus humain que les gens qu’il y avait il y a 50 ans ? Non, on ne sera jamais plus humain qu’un être humain. C’est pas possible. Par contre on a une façon d’appréhender l’humanité et notre propre humanité, celle qu’on a dans notre tête qui est différente. Ça c’est mon côté fondamentalement positif, mon côté fondamentalement négatif c’est -vous avez lu Faust de Lehman ? Et ben malheureusement, c’est lui qui a raison, tout ce que je viens de te dire c’est voulu par un certain nombre de petits connards qui ont pas envie de partager et qui sont en train de nous organiser une belle merde qui est déjà bien en place, qui est du féodalisme à l’état brut. J’ai les deux côtés à la fois mais là où ça devient extrêmement vicieux, on peux pas les attaquer, à part le fait qu’ils tiennent tout : le fric, les médias, l’armée à part ce détail. En plus ils sont complètement démagos : Hé ! Tu sera pauvre, mais tu auras un lave vaisselle. Accessoirement le lave-vaisselle fera télévision, tu auras 90 chaînes et plus aucune raison d’aller voir le monde à l’extérieur. Tu seras heureux d’être devant la vie, parce que ta propre vie c’est pas important, c’est celle qu’on te retransmet par le câble.

C’est ce qu’il y avait dans les grands classiques de la SF. C’est Dick le premier, de toute façon, Ubik, hou làlà ! Le Meilleur des mondes aussi, 1984, Un bonheur insoutenable de Levin, y’a un petit aspect visionnaire dedans qui était sympa, c’était bien.

On se rapproche de ça. Ouais, c’est toujours limite, limite. La différence, c’est toujours l’être humain, n’importe qui peut avoir internet pour 45 F/mois 2 heures d’utilisation, 95 F en utilisation illimitée, n’importe qui, mais on est, nous ici à peut près représentatifs de 0,3/1000 de la population mondiale, c’est là que ça ne va plus.

C’est là où je me demande si la multiplication des possibilités ne finit pas par les invalider. Ben, ouais, mais c’est ça qui est génial, c’est ça qu’à très très bien compris le libéralisme quand il est passé à l’ultra libéralisme, c’est : offrir une palette de possibilités à tout un chacun, quelles que soient ses conditions de vie ou intérieur, ou culturelles, tu leur met à portée des facilitées extraordinaires, dans pleins de domaines différents, après faut choisir et pour choisir, éducationellement, c’est avant que tu apprends à choisir... Je suis en train de m’éloigner du communisme en ce moment, je suis de plus en plus anar, j’ai des périodes, je fluctue entre les deux. Le communisme, c’est toute ma culture, l’anarchiste que je suis de temps en temps violemment a toujours conscience que le géniteur de l’anarchie, c’est le communisme. Mais je parle d’idéologie, là, je ne parle pas de mise en application depuis 1917, ça c’est autre chose.

En même temps on ne peut pas le dissocier complètement. Bien sûr que si. Où alors il faut dissocier tout le reste aussi. Combien, les millions de morts du communisme ? 80 ? Et si on comptait les morts du libéralisme ? Rien que sur les deux dernières années, comme ça... Mais pas remonter, comme on l’a fait pour le communisme jusqu’en 1917. Rien que sur les deux dernières années on va arriver à 280 millions, déjà. Ça ne va plus, là. Et oui, il faut compter les gens qui meurent de faim, les gens qui meurent de maladies qu’on sait soigner depuis 50 ans, de misère.

Je ne sais pas, je ne suis pas du tout utopiste... Moi non plus. D’ailleurs, je suis plutôt contre utopiste. Et de temps en temps je vais jusqu’à me battre contre des idées que je défends. Pourtant y’a des limites, des choses qui sont à la fois des gains et des pertes. Par exemple : je ne crois pas qu’il y ai aujourd’hui de solution non violente à l’ultra libéralisme. C’est un gain, parce que j’ai fait un pas en avant, j’ai accepté la démarche " il faut casser ", c’est une perte parce que je suis fondamentalement, idéologiquement non violent mais bon la non-violence pratiquée au quotidien par tous ces gens qui sont de magnifiques électeurs, je suis mort de rire.


Entretien paru dans Jade 15 © Lionel Tran, Markus Leicht & 6 Pieds Sous Terre, 1999 / Photo © Valérie Berge