Lumière noire
pour nuit blanche Tucson, Arizona : deux musiciens, forts de leur expérience au sein de Giant Sand et OP8, ont décidé de donner au rock américain de nouvelles couleurs au cour d'un nouveau projet baptisé Calexico. En jouant aussi bien sur le terrain de la tradition que de la modernité, Joey Burns et John Convertino ont composé la bande-son d'un voyage vitres baissées vers le Sud des Etats-Unis : là où les gringos se laissent autant aller à la chevauchée qu'à la mélancolie. Autour d'une sélection de galettes, Jade demande à l'un d'entre eux si le temps dure longtemps, et la vie sûrement, plus d'un million d'années. Et toujours en été. |
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Calexico |
Flying Burrito
Brothers : "Hot Burrito #1" Jade : Ca a vraiment été un choc ? Oui, ça a changé pas mal de choses pour moi. Ca m'a peut-être aidé à me pencher vers mes racines. Je me suis toujours senti comme attaché à cette culture. Je n'ai aucune idée d'où peut venir cette mélancolie nomade qui est en moi. J'ai été très impressionné récemment par ce documentaire qui montre le cheminement des tziganes à travers l'Europe et qui s'appelle "Latcho Drum". Il montre très bien comment cette culture, partant d'Inde, s'est ensuite propagée vers l'Europe via le Pakistan. Mais, contrairement à ce qui est avancé dans le film, je ne pense pas que les tziganes se soient arrêtés en Espagne : je pense qu'ils sont même allés jusqu'au Portugal. Le fado est pour moi l'expression par excellence de cette mélancolie nomade. Le premier morceau de notre second album, "Gypsy's Curse", est inspiré d'un morceau de fado. Un ami portugais auquel je l'ai fait entendre s'en est tout de suite rendu compte. Aujourd'hui, en essayant de deviner les morceaux que tu me fais entendre, je me retrouve un peu dans sa position. Red Crayola : "Victory Garden". Quand j'ai commencé à étudier la musique classique, on nous faisait écouter des extraits de disques de n'importe quel style et de n'importe quelle période. Le but du jeu consistait moins à identifier le nom de l'ouvre ou celui de l'artiste qu'à situer dans le temps l'enregistrement. On appelait ce jeu « Drop The Needle ». Ce morceau de Red Crayola est magnifique, on dirait Dylan à la période "Desire" ou "John Wesley Harding". Pour être honnête, je ne suis pas très familier avec les disques de ce groupe. Celui-ci date de 1968. Red Crayola a aussi une face beaucoup plus expérimentale. Apprécies-tu ce mélange ? Beaucoup. Si tu as l'occasion de nous voir un jour en concert, tu pourras te rendre compte que Calexico prend alors une dimension différente. Sur disque, nous recherchons une cohérence entre les morceaux, alors que sur scène on va essayer de nouveaux sons, de nouvelles interprétations... Quand on me demande à quoi ressemble ce que nous faisons, je réponds que c'est du post-rock : du post-rock mariachi (rires). Je sais que les gens de Chicago comme Tortoise ne supportent pas ce terme, mais je suis totalement admiratif devant leur démarche qui consiste à prendre des sons, qu'ils soient analogues ou digitaux, à les tordre dans tous les sens et à les utiliser, soit pour créer des ambiances, soit comme ingrédient principal de leurs improvisations. J'aimerai moi aussi jouer plus souvent avec les sons. Flaming Lips : "She don't use Jelly". Quelle chanson formidable ! Les Flaming Lips ont la chance d'être encore soutenus par la major qui les a signés alors qu'ils n'ont pas vendu beaucoup de disques. Je me demande ce qu'ils vont devenir maintenant que Warner est dans une passe difficile... On nous avait proposé de signer sur Sub Pop, mais une des raisons pour lesquelles nous n'étions pas d'accord était que les gens de ce label marchent main dans la main avec Warner. Je les ai rencontrés, mais je ne me suis pas senti en confiance. Et j'ai été plutôt bien inspiré vu que peu après, beaucoup de labels indépendants comme Sub Pop ont traversé une phase difficile et que certains d'entre eux ont toujours du mal à s'en remettre. Quand la maison de disques traverse une mauvaise passe, ce sont toujours les artistes qui font les frais. Avec Calexico, je tenais à ce qu'on garde les pieds sur terre. Tu n'as pas besoin d'être très familier avec notre musique pour te rendre compte que, de toute façon, nos morceaux ne passeront jamais à la radio entre Madonna et Janet Jackson. Ce qui m'intéresse, c'est de pousser toujours plus loin mes ambitions artistiques tout en restant très proche des gens. Les musiciens gardent le contrôle de leur musique tant qu'ils le veulent. Ensuite si tu ne gagnes pas ta vie grâce à elle, il faut que tu fasses un choix. Certains ont plus besoin d'argent que de liberté artistique. Moi non, mais j'ai de la chance. De toute façon, même si je n'avais pas l'occasion de jouer avec OP8 et Giant Sand, je ne voudrais pas que Calexico soit signé sur une major. Qu'est-ce qui te fait si peur ? Sur une major, j'aurai peur de tourner en rond très rapidement. Et quand tu tournes en rond, ça remet en cause tout le processus créatif et tu finis par te taper la tête contre les murs. En musique, tu as souvent besoin de faire le ménage : c'est comme passer l'aspirateur chez toi. Si tu ne nettoies pas tout au printemps, tu ne passes pas l'été dans de bonnes conditions. Et quand l'hiver arrive, c'est encore pire. Mais il y aussi des artistes signés sur des majors qui s'en tirent très bien : c'était le cas de Nirvana. Et c'est d'ailleurs un argument dont Sub Pop s'est souvent servi, notamment à notre égard. Mais je n'étais pas d'accord avec la façon dont ils l'utilisaient, comme si c'était ce qui allait arriver si nous signions chez eux. Je ne les ai pas cru une seule seconde. J'ai du respect pour Sub Pop, mais va plutôt demander aux gens qui bossaient encore au label il y a six mois leur avis sur la question : parce qu'ils se sont tous fait virer. Sub Pop devait survivre, et c'est au prix de ces licenciements que ça s'est fait. Raison pour laquelle j'ai beaucoup plus d'estime pour Thrill Jockey ou Drag City parce qu'ils ont su rester indépendants et ne pas se laisser avaler par l'industrie du disque. DM Bob & the Deficits : "Mexico Americano". On dirait les Pogues qui n'auraient pas dormi de la nuit et qui répéteraient avec un groupe garage sorti d'Hollywood. J'aime beaucoup. Quel est pour toi l'avenir de la country music ? Je n'en sais rien. L'esprit de la country me paraît plus dans des productions comme celle que tu viens de me faire entendre que dans ce qui se fait du coté de Nashville. Je trouve par exemple que Bill Calahan de Smog en est un digne héritier. Beaucoup de groupes, que ce soit Willard Grant Conspiracy, Freakwater ou Will Oldham, participent à un retour aux musiques traditionelles comme le folk et la country. Quel regard portes-tu sur eux ? Il y a un engouement assez fort aux Etats-Unis autour de cette scène, notamment grâce au magazine No Depression qui aide beaucoup au développement de groupes complètement inconnus. Que tu enregistres au fond d'un garage ou dans un studio multi-pistes, j'aime l'idée que tu puisses revendiquer un son assez brut . Il y a beaucoup de groupes aujourd'hui qui se mettent à sonner comme Son Volt ou Uncle Tupelo. Whiskeytown est par exemple en train de devenir très populaire. Mais, au delà de toutes distinctions de genre, je pense que la musique en général est toujours partagée entre deux tendances : soit aller vers quelque chose d'assez léger, qui s'adresse au corps, soit vers quelque chose de plus sérieux, plus cérébral. Et j'aime ça : c'est ce qui est intéressant. Notre maison de disques pense que notre album peut franchir les frontières qui séparent les publics : qu'il peut toucher tout aussi bien les fans de folk, d'indie-rock comme de post-rock. Personnellement, je ne me suis jamais posé la question de savoir quel allait être notre public. Qu'il y ait à la fois des trompettes et des samples sur notre disque ne m'a jamais paru incompatible. Love : "Orange Skies". A l'époque où je travaillais pour SST (label indé américain ayant signé les Meat Puppets, Black Flag, Hüsker Dü, Dinosaur Jr, Bad Brains... - ndr), un Arthur Lee a un jour appelé au bureau. J'étais très surpris, et je n'ai pu m'empêcher de demander à Daniel, qui était manager du label à l'époque, si c'était bien Arthur Lee de Love. Il m'a confirmé que c'était bien lui et expliqué qu'il appelait de temps à autre parce qu'il cherchait du travail. J'espère juste qu'on ne finira pas comme lui (rires). J'ai choisi Love à cause de cette influence latine qu'on retrouve aussi chez Calexico. D'où vient-elle ? Je n'en sais rien. Peut-être est-ce dû à cette mélancolie nomade dont je parlais tout à l'heure, à Ennio Morricone, ou simplement à la latitude de Tucson, dans l'Arizona. Chez beaucoup de groupes des années 60, que ce soit Love, les Beatles ou les Stones, tu peux entendre ce type d'arrangements. C'est à mon avis dû au simple fait d'écouter de la musique et de comprendre d'où elle vient. Même chose pour la musique indienne qui était très souvent présente dans la pop des années 60. D'où est-ce que ça vient ? Du fait d'avoir vu Ravi Shankar jouer et d'en venir à la source de cette musique. C'est ce que j'aime dans la musique actuelle, quand elle ne se nourrit pas uniquement d'elle-même et emprunte à d'autres cultures. Si la réponse la plus évidente à ta question aurait été de te dire que nous vivons à Tucson et que tout vient de là, je crois que c'est beaucoup un peu plus compliqué que ça. Si tu écoutes bien le dernier disque de Tortoise, tu pourras également percevoir une influence latino-américaine. Et c'est ce qui me plaît dans ce disque : le fait qu'il soit au carrefour de toutes sortes d'influences, de la scène électronica, du folklore latino-américain... L'idée de combiner les deux me paraît passionnante. Lambchop : "Interrupted". Je n'ai jamais rencontré Kurt Wagner, mais on devrait bientôt être à la même affiche à Nashville, dans le Tennessee. Je me sens très proche de Lamchop. Je crois que ce que j'apprécie chez eux, c'est à la fois leur sens de l'humour et leur goût. Leur façon d'utiliser les instruments, comme la pedal-steel par exemple, en ne jouant jamais deux fois de la même façon. Ce sont des musiciens très créatifs qui cherchent en permanence à avancer, ce qui donne tout son sens à leur musique. Ils avancent en même temps qu'elle. Et où vont-ils à ton avis ? C'est une bonne question... Vers Paris j'espère (rires). Et j'espère qu'ils vont m'emmener avec eux ! Alex Chilton : "My Baby Just Cares For Me". On dirait Franklin Bruno avec un timbre jazzy... Qui est-ce ? Alex Chilton. Chilton ? Mon Dieu ! Je ne connais pas très bien sa discographie. Je connais bien sûr les albums de Big Star et pas mal de morceaux des Box Tops, mais j'aimerai connaître d'autres enregistrements de lui. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas ces disques d'ailleurs. Je vais tâcher d'y remédier très prochainement. Big Star, c'est un groupe qui t'a beaucoup influencé ? Oui, bien que je l'ai découvert assez tardivement, dans les années 80. C'est John (Convertino, son complice au sein de Calexico - ndr) qui avait un album de Big Star en cassette. Quand je l'ai entendu, je me suis demandé comment ces chansons n'étaient pas devenus des hits à l'époque. Je sais qu'ils se sont reformés récemment, sans Chris Bell évidemment. Il jouait un rôle crucial dans le groupe. Sais-tu comment il a disparu ? Il est décédé dans un accident de voiture. Crois-tu qu'on puisse considérer Big Star comme un des parrains du mouvement alternatif, au même titre que le Velvet Underground ? Je n'en sais rien. Savoir qui est le parrain, le grand-père, la grand-mère... Si tu veux remonter aux racines de la musique, tu peux aller très loin, jusqu'aux hommes des cavernes qui frappaient deux pierres l'une contre l'autre... Big Star est un groupe important qui a acquis aujourd'hui un statut culte. Alex Chilton est quelqu'un de très respecté, et je crois que c'est ce qui est le plus important. Savoir combien de disques un groupe a vendu paraît bien accessoire à coté de la qualité du disque, du nombre de fois où tu vas l'écouter... Es-tu très porté sur les reprises ? Oui, j'aime beaucoup ça. En particulier en concert. Actuellement, on reprend une chanson des Minutemen qui s'appelle "Jesus & Tequila". C'est toujours marrant. J'adore leur double album "Double Nickels on the Dime". Les chansons durent rarement plus d'une minute, mais elles sont excellentes. Walter Salas-Humara : "About Her Steps". J'ai rencontré Walter à plusieurs reprises, mais je dois avouer que je n'ai pas souvent écouté ses disques. Je le connais grâce à des amis communs qui habitent Austin, Texas. Nous n'avons pas beaucoup joué ensemble, on s'est juste croisé plusieurs fois. Je sais que Wlater avait appelé John pour qu'il vienne l'accompagner à la batterie quand il a joué à Tucson, mais malheureusement nous n'étions pas en ville ce jour-là. C'est un mec sympa. J'avais choisi ce disque parce que je trouve qu'il y a des ressemblances entre les Silos, le groupe de Walter, et Giant Sand. Je n'en sais rien. J'en vois quelques unes, mais je ne connais pas très bien les Silos... par contre, je connais très bien Giant Sand (rires). Il faudrait que j'écoute plus souvent leurs disques. Je pensais aussi à lui car, en marge des Silos, il mène également une carrière avec un autre groupe. Et toi, comment parviens-tu à faire partie de plusieurs formations à la fois ? C'est un moyen pour moi de faire en sorte que la musique reste toujours quelque chose d'attirant. Jouer avec des gens différents permet des réels échanges. Mais chacun des projets que je mène est d'abord une histoire de temps. Je joue dans Giant Sand depuis 8 ans, et John Convertino depuis 10 ans, soit un sacré bail. Mais ce qui est intéressant, à coté de Giant Sand, c'est de voir que des projets qui s'inscrive dans un intervalle de temps plus délimité peuvent aussi fonctionner. Avant même de venir vivre ici, à Tucson, je prenais déjà plaisir à jouer avec des gens très différents. Voir des musiciens jouer ensemble, voir comment ils écrivent, comment ils travaillent les arrangements, comment ils travaillent ensemble... Je crois que c'est indispensable de se mettre régulièrement dans une situation complètement nouvelle. Il y a quelques jours John et moi sommes allés jouer avec des amis parisiens qui vivent ici, et le fait de ne pas parler français n'a absolument pas été gênant. Leur groupe est la juxtaposition de leurs deux noms : Amor Belhom Duo. Ils pratiquent la politique des portes ouvertes : ils cherchent toujours à faire intervenir d'autres personnes au sein de leur projet, en répétition comme lors des enregistrements. Mais ne crois-tu pas que plutôt que de te disperser, tu ferais mieux de te concentrer sur un seul projet et de le mener à bien ? Bien sûr. Mais l'un n'empêche pas l'autre. Actuellement par exemple, je me consacre entièrement à Calexico, que ce soit au travers de la promotion comme des concerts. Et pareil pour Giant Sand. Je pense que cette année, je me concentrerais sur ces deux-là, même si par ailleurs je brûle d'envie d'aller bosser avec d'autres gens comme Bundy K. Brown (ancien guitariste de Tortoise - ndr) qui est originaire de Chicago... J'aurai toujours des nouvelles envies. David Grubbs : "The Season's Reverse". J'adore la scène de Chicago. Beaucoup d'idées nouvelles viennent de cette ville. Les musiciens semblent habités par un grand sens de la communauté, un peu comme à Upland à la grande époque du label Shrimper : Refrigerator, Nothing Painted Blue, The Moutain Goats... Tu peux sans doute dire la même chose au sujet de New York, mais quand tu penses à cette ville, c'est toujours avec des caractères qui brillent, des lettres lumineuses... Chicago, c'est différent. C'est la ville du blues. C'est quelque chose de moins urbain, et certainement de moins à la mode. Plus de place est accordée à la musique, et cet état d'esprit fait que les musiciens se sentent entièrement libres. Je reste attentif à certaines choses qui proviennent de New York comme ce que peut faire John Zorn avec son label Tzadik, mais ce qui me fascine à Chicago, c'est que beaucoup de chemins s'y croisent : l'avant-garde, le punk-rock, le rock indépendant, la scène « alternative country »... Et tout ce petit monde semble très bien s'entendre. C'est peut-être une illusion car je n'ai pas non plus passé beaucoup de temps là-bas, mais j'aime beaucoup les musiques qui viennent de cette ville comme l'approche de la musique qu'ont les groupes. Je me sens beaucoup de points communs avec eux. A l'origine, sur "The Black Light", je voulais utiliser pas mal de samples : du jazz des années 60, des bandes originales de film, des musiques originaires d'Amérique du Sud... Quel genre de travail dans ce domaine te touche ? J'aime beaucoup la façon dont Bundy K. Brown utilise les samples, comme j'aime leur emploi dans le rap souvent. Je suis très attiré par ces techniques car, pour moi, c'est comme aller sur une autre planète. Ce que je n'aime pas, c'est ceux qui ne font rien de nouveau à partir des échantillons sonores et se contentent de les utiliser sans changer vraiment la structure des morceaux. J'ai entendu récemment ce que Puff Daddy a réalisé à partir d'un morceau des Jackson Five, et c'était sans intérêt. Par contre ce qu'a fait Janet Jackson à partir d'un sample de Joni Mitchell, en le faisant tourner en boucle, me paraît bien plus intéressant, même si c'est un morceau très populaire. Je pense à elle car nous avons joué dans le même show TV en Suède, et nous avons sympathisé entre deux portes. C'était marrant parce qu'elle était entourée par tout un service de sécurité, des mecs avec des lunettes noires qui se parlaient par talkie-walkie comme les services secrets... Je n'y croyais pas. Sera t-elle invitée sur le nouveau disque d'OP8 ? Je n'y crois pas trop... Mais ce serait super ! Je l'adore. On pourrait venir en Europe avec elle. « Janet Jackson & Compagny » (rires). On verrait où ca pourrait nous mener. Moi, je ne suis pas trop dans cette culture de club, un peu disco... mais il y a aussi des gens qui aiment une musique live, jouée par des musiciens. Je suis sûr que ce serait comme une fusion entre nos deux univers. |
Entretien paru dans Jade 15 © Philippe Dumez & Jade, 1998. Photos © Edie Vee |