Par son parcours dans la bande dessinée américaine, David Mazzucchelli semble être définitivement un auteur atypique. Révélé comme dessinateur avec des séries de comics populaires comme Batman et Daredevil, il prend vite ses distances pour se consacrer à l’illustration de presse et à la réalisation de sa propre revue Rubber Blanket. Doté d’un goût prononcé pour l’expérimentation, il participe, avec Cité de verre à un projet d’Art Spiegelman, Neon Lit, initiant un nouveau type de roman graphique basé sur l’adaptation en comics de romans empruntant au polar des années 20 et aux films noirs. Avant tout, Mazzucchelli nous ravit par son travail d’observation d’un quotidien qui n’hésite pas à se parer de couleurs étranges et oniriques, créant ainsi des contes inclassables à la beauté rare.


Le solitaire
David Mazzucchelli


Il nous semble que vous êtes plus connu en France comme auteur dans la production indépendante que comme illustrateur de séries telles que Daredevil ou Batman. Est-ce la même chose aux Etats Unis ?
Il y a beaucoup de fanas de super-héros en Amérique -et partout ailleurs- qui ne savent pas que j’ai fait d’autres comics depuis Batman (la série Batman : Year one sur un scénario de Frank Miller parue en France dans la collection "Super héros" de Comics USA). Ces gens pensent que je ne suis qu’un illustrateur de Daredevil ou Batman, que, pour certaines raisons, j’ai arrêté de dessiner. Puis il y a des gens, dont la connaissance des comics est plus approfondie, qui s’intéressent essentiellement à des choses plus alternatives. Ceux-ci pensent à moi comme quelqu’un qui a commencé par des travaux grand public pour ensuite s’orienter vers une vision plus personnelle du comics. Mais, dans la plupart des pays, ils ne représentent qu’un petit groupe de personnes. D’autres gens encore ne me connaissent que pour mes travaux d’illustration dans The New Yorker, et peut-être aussi pour l’adaptation du livre de Paul Auster, Cité de verre. En fait, cela dépend à qui vous posez la question.

Au cours des années 80, Frank Miller a été la figure emblématique du renouveau du comics. Vous avez eu plusieurs collaborations avec lui, son travail vous a-t-il beaucoup influencé ?
J’ai collaboré deux fois avec Frank Miller. D’abord sur quelques épisodes de Daredevil, puis sur Batman. Les premiers travaux de Frank sur Daredevil font partie de ce qui m’a donné envie de faire des comics de super-héros. Notre collaboration a été excellente et m’a énormément appris. Comme dans toutes les bonnes collaborations, chacun doit apprendre quelque chose de l’autre. Mais dire que ce travail a directement influencé ce que je fais aujourd’hui, c’est comme dire que le mauvais temps vous pousse à ne pas sortir. J’ai appris beaucoup de choses en travaillant dans l’industrie du comics dont je peux me servir d’une manière ou d’une autre aujourd’hui, bien que mon travail actuel n’ait que peu de rapport avec cette industrie. Lorsque l’on travaille, mois après mois, sur des comics de super-héros, on développe des habitudes dont il est nécessaire de se défaire pour pouvoir trouver de nouvelles directions.

Ces travaux vous ont-ils permis de vous faire un nom ?
"Se faire un nom" est une drôle d’expression lorsque l’on parle de comics américains. Mais dans le petit monde des gens qui lisent des comics, mon nom est assez populaire depuis 1991 (trois ans après la parution de Batman : Year One) pour pouvoir attirer les gens vers ma revue Rubber Blanket, même si cela n’a rien à voir avec ce que je faisais avant. De plus, devenir populaire dans l’industrie du comics ne veut pas obligatoirement dire que l’on soit reconnu en dehors de ce système, à moins que quelqu’un veuille faire un film de vos travaux. En dehors de ce monde, personne n’a que faire de savoir qui écrit ou dessine les histoires de super-héros. Mais certains travaux, plus parallèles ou plus individuels peuvent avoir du succès parmi des gens qui ne lisent pas de comics ; des directeurs artistiques qui n’ont rien à foutre de lire un épisode des X-men, peuvent offrir à des artistes comme Jaime Hemandez, Charles Burns, Dan Clowes ou moi, des boulots d’illustrations ou de comics très intéressants. Évidemment, les gens voient plus ces travaux de commande que notre vrai travail.

Comment en êtes-vous venu à travailler sur l’adaptation en comics du livre de Paul Auster, Cité de verre ?
Art Spiegelman m’a demandé si j’aimerais être associé au projet Neon Lit, et a suggéré le livre d’Auster. Plus tard, Paul Karasik est venu collaborer à ce projet. Nous nous sommes rencontrés avec Paul Auster au début, puis au milieu de notre travail, mais la plupart du temps, Paul Karasik et moi sommes restés seuls pour réaliser l’adaptation.

L’aspect graphique de cette adaptation est très sobre, tellement d’ailleurs que les dessins semblent souvent céder la place à la narration. Pensez-vous que les dessins doivent être lus, plutôt que regardés ?
Le langage et le ton du livre lui-même sont très sobres, donc je pense que le langage graphique de l’adaptation est approprié. Je ne suis pas d’accord avec vous pour dire que le dessin cède la place à la narration. Depuis le départ, nous étions très conscients que les mots et les images devaient être inséparables. S’il semble que la narration prenne le pas sur l’image, c’est parce que nous devions traduire un langage verbal conçu sans aucune composante visuelle. Le challenge pour nous était de trouver des métaphores visuelles qui pourraient remplacer ou augmenter le texte original. Une bande dessinée existe sur une page en séquences, elle est plus proche de la littérature que, par exemple, un film. Les mots deviennent visuels, les images doivent être lues. Dans les très bons comics, il n’y a rien de décoratif ou de gratuit. Chaque mot, chaque marque, chaque design sert la fonction narrative, quelque que soit la forme que doit prendre cette narration. C’est l’interaction entre les mots et les images qui donne à la bande dessinée ses propriétés uniques.

Qu’a pensé Paul Auster de votre adaptation ?
Autant que je sais, Auster en est content. Mais les comics ne l’intéressent pas vraiment. Il était d’accord avec le projet parce qu’il fait confiance à Art Spiegelman, et Art nous fait confiance, à Paul Karasik et moi-même.

La géométrie de l’obsession, beau volume à la couverture sérigraphiée, propose en ses pages trois récits de longueurs variables : Manqué de peu, sobre par son graphisme et sa bichromie, est un récit stupéfiant et onirique dans lequel il est question de comète et de dinosaures. Discovering America utilise lui aussi deux couleurs -rouge brique et bleu verdâtre- mais donne l’impression d’une trichromie, le noir étant obtenu par juxtaposition des deux tons. Ici, on parle d’un cartographe essayant de refaire le monde à partir de chez lui. Stop the air nude commence comme un manga parodique, mais peu à peu le rire se force, jaunit, la conclusion se fait grotesque et terrifiante. Trois récits, trois personnages avides d’abstractions, retranchés dans leur théorème personnel et ne s’assumant pas. Un graphisme d’une simplicité et d’une maîtrise confondante, une narration cinématographique et impeccable pour une trinité réussie. Mazzucchelli a l’art de transcender des visions maladives et des réalités suffoquantes, et d’en produire du sens.
Ambre

Aux États-Unis, vous avez publié votre propre comics, Rubber Blanket Quels sont les avantages à s’auto-publier et quels en sont les inconvénients ?
Rubber Blanket n’a pas été publié depuis des années. Parmi les raisons de sa publication, j’avais commencé à faire de nouvelles histoires, en 1989/90, et il était clair pour moi qu’il n’existait pas vraiment de recueil approprié à ce genre d’histoire, à part peut-être Raw magazine. Je voulais que ces histoires existent dans un contexte très particulier, quelque chose qui garde l’atmosphère et la justesse des tons, quelque chose qui annonce à travers sa forme et son design l’intention d’une expérience littéraire et graphique à part. Je voulais aussi contrôler l’impression et le tirage, du fait de la technique spéciale des deux couleurs que j’avais utilisées. Le côté positif est que j’ai dû beaucoup apprendre au niveau du design, de l’impression, et du travail de distributeur et d’éditeur. Toutes ces choses sont importantes à savoir. Le côté négatif, c’est que cela coûte très cher et que la plupart de votre temps n’est pas consacré à la création. Mais que je continue ou non à publier mon propre travail, j’ai, à présent, une meilleure compréhension des différents stades de la production d’un livre.

Comment définiriez-vous les histoires de Rubber Blanket ?
Je ne suis pas sûr de vouloir les définir. Pourquoi pas des fictions.

Les éditions Cornélius ont sorti La géométrie de l’obsession comportant trois histoires de votre revue. Quels sont vos sentiments, en tant qu’auteur et éditeur sur cette traduction ?
Je suis très excité de voir mon travail publié en France et très content de la présentation du livre, et des livres des éditions Cornélius en général. Je crée mes propres histoires depuis pas mal d’années déjà, mais beaucoup de lecteurs français n’ont rien lu d’autre de moi depuis ces horribles versions françaises de Daredevil et de Batman, il y a de cela presque dix ans. J’espère que mon travail sera bien reçu. Cornélius comprend bien mon travail et je pense que la façon dont il l’a présenté est la meilleure. Il a publié un second livre intitulé La soif. Ce livre présentera trois histoires déjà publiées ici, aux États-Unis. Pour ma part, je donne des cours de bande dessinée dans une école d’art. Je continue de faire périodiquement des illustrations pour The New Yorker et j’ai commencé à travailler sur quelque chose qui, je l’espère, deviendra bientôt un roman graphique.

Certains auteurs français ont créé à Paris l’Oubapo, une sorte de laboratoire de la bande dessinée, avec pour objet la recherche de nouvelles formes narratives. Que pensez-vous de cette démarche ?
Je ne suis pas sûr d’être très familier avec ce dont vous me parlez. Pour ma part, j’ai toujours pensé que Rubber Blanket était, en partie, une sorte d’atelier pour l’exploration du langage et de la structure du comics. D’autres artistes, associés à la revue, étaient des peintres et des sculpteurs -et non des dessinateurs- qui s’intéressaient au comics. Je pense qu’il est intéressant de voir quelles directions prendront leurs idées. Je soutiens ceux qui cherchent de nouvelles façons de faire bouger les comics, ce médium a un potentiel incroyable.


propos recueillis par Ambre et Jean-Philippe Garçon © 6 Pieds sous terre éditions, 2001 | Illustration © Mazzucchelli / Rubber Blanket Press / Cornélius