le dernier
spartiate
entretien paru dans Jade
à l'occasion de la sortie de péplum
Découvert
partiellement dans les pages de (A Suivre), le Péplum
de Blutch
a finalement été édité, dans son intégralité
grâce aux
bons
soins de l’éditeur Cornélius. Ce récit, inspiré
du Satiricon de Pétrone,
s’annonce
déjà comme un livre important. Non seulement pour son auteur
qui,
après sa série Mademoiselle Sunnymoon et le comix Mitchum,
signe
ici son ouvrage le plus ambitieux, mais aussi pour la bande dessinée
elle-même,
ici amenée à un niveau de maturité rarement atteint
depuis La
véritable
histoire du soldat inconnu de Tardi. Sur sa condition d’auteur
partagé
entre les rangs de Fluide Glacial et ceux de l’Association, Blutch
s’exprime
avec simplicité et franchise autour d’un petit déjeuner
improvisé.
Il choisit un disque (la bande originale d’une comédie musicale
américaine),
ouvre le jus de pamplemousse, hésite devant le chausson aux
pommes,
prend le pain au chocolat et se jette à l’eau : on l’écoutera
sans
trop oser l’interrompre de peur de perturber
le cheminement
passionnant de sa pensée.
Blutch : Un lecteur est venu me demander l’autre jour
pourquoi
je suis un auteur hermétique. Mais je n’ai absolument pas
l’impression
d’être hermétique ! Ce que je fais est assez simple,
ce n’est
absolument pas intellectuel. Par rapport aux histoires, j’essaie
de privilégier
l’action. Je ne comprends pas qu’on me pose ce genre
de question.
C’est peut-être parce qu’il n’y a pas de psychologie,
c’est
ça qui paraît sans doute bizarre. J’ai essayé de perdre
le côté
psychologique,
littéraire - toute la bande dessinée est assez littéraire.
J’ai
horreur de cet espèce de romantisme, de cette espèce d’idée
de
littérature.
Au mieux, ça donne Tardi. Au pire, je te laisse deviner :
il y
en a plein les bacs. Aujourd’hui, je vais peut-être plus vers une
direction
plus musicale, vers un ballet, un peu comme une comédie
musicale
pour privilégier ce coté action, mouvement. Les premières
bandes
dessinées que je faisais pour Fluide, c’était toute une vaisselle
cérébrale
pour arriver à mettre en place un niveau de références,
de sous-entendus,
de pseudo-mots d’auteur, d’architectures élaborées...
Des choses
pas très réussies. Mais j’ai changé : ce que je fais
maintenant
est beaucoup plus physique.
Le Péplum
m’a engagé dans cette voie-là.
Jade
: Ne cherchais-tu pas déjà à te différencier
en dessinant
Mitchum
? Mitchum m’y a orienté à sa manière, bien qu’au
début
la série se réfère à quelque chose de plus
traditionnel. Après
le second
volume, cette suite de petits récits m’a paru anecdotique.
Déjà
que je trouve que 30 pages de comics, c’est court, alors si en plus
on les
saucissonne en petites récits... En 2 pages, en 10 pages,
tu ne
peux pas rentrer dans une ambiance. Raison pour laquelle
à
chaque nouveau numéro de Mitchum je ne fais plus qu’un seul
récit.
Je prends le temps de m’étaler, et peut-être que le lecteur
prend
plus celui de rentrer dedans. Même s’il n’y a pas d’intrigue,
il y
quand même une histoire. J’essaie de raconter quelque chose.
Le problème,
c’est que je suis du genre lent. Il faut que j’apprivoise
mon format
avant d’être à l’aise. Je savais bien en commençant
, bien
que ce
soit déprimant, qu’il me faudrait un Mitchum ou deux avant de
savoir
ce que je voudrais vraiment faire. Il faut que je m’y
mette
pour voir ce dont je suis capable. J’ai du mal à intellectualiser
cette
étape, à faire des choix avant. Mitchum, ce n’est pas un
journal
événementiel
: c’est plus un journal émotionnel.
"Le problème
de la bande dessinée,
c’est qu’elle
n’a pas de légitimité culturelle."
|
Jade
: Si un lecteur t’a reproché d’être hermétique,
c’est
peut-être un défaut de curiosité de sa part.
Blutch
: La bande dessinée, contrairement au cinéma ou à
la musique,
reste un domaine très conservateur. Le problème de
la bande
dessinée, c’est qu’elle n’a pas de légitimité culturelle,
parce
qu’elle n’a jamais eu sa place ni dans les journaux culturels
ni dans
le monde de la pensée contrairement aux autres Arts. Même
si l’occasion
lui en a été offerte dans les années 70, les années
80
ont vite
fait de définitivement et désespérément niveler
l'ensemble vers
le tout
commercial. C’est à dire que c’est un secteur fait pour faire du
fric.
C’est dommage, parce qu’aucune pensée ne s’est jamais
développée
autour de la bande dessinée. Pourtant c’est un moyen
d’expression
formidable. Je pense qu’il y a des choses à faire, mais
je ne
sais pas si c’est possible de les faire étant donné qu’il
n’y a pas
tellement
d’endroits pour cela - je parle notamment au niveau
des maisons
d’édition. Sans penser à mal et sincèrement, c’est
pourtant
bien d’essayer. Sans snobisme , sans élitisme : juste
essayer,
aller plus loin. Le début des années 90 a vu l’émergence
d’une
nouvelle génération de dessinateurs issus d’une culture provenant
des années
70 : Charlie, Métal Hurlant... Mais ces gens dont je fais partie
ne se
reconnaissent pas de parents. Tous ceux qui ont fait avancer la
bande
dessinée à un moment, je leur en veux un peu , parce qu’ils
ont démissionné
en cours de chemin. Chacun à leur manière, ils ont
eu une
réflexion, ils ont même réussi à intéresser
les médias, ce qui
est un
miracle, et au moment où ils se sont trouvés sous les feux
des
projecteurs,
ils se sont défilés. Ils se sont réfugiés dans
leur rôle
de saltimbanque,
genre « on fait juste ça pour s’amuser », alors que,
merde,
c’était peut-être l’occasion de dire autre chose. Ils n’en
ont
rien
eu à foutre, et ça me fait chier. Quelqu’un comme Lauzier,
chacun
pense
ce qu’il veut à son sujet, mais il a été très
important dans la
bande
dessinée des années 70, il a vraiment ouvert quelque chose.
Mais,
en fin
de compte, ça ne l’intéressait pas tellement : c’était
juste pour lui
un moyen
d’aller vers le cinéma. C’est dommage pour nous. Le jour où
je
l’ai
vu à la télévision raconter qu’il avait juste fait
des albums de bande
dessinée
pour rigoler, j’ai eu envie de l’engueuler. Mais non, tu n’as pas
fait
ça juste pour rigoler, tu te fous de notre gueule ! C’est dégueulasse,
parce
qu’ils ne nous aident pas tous ces mecs-là. Bilal, c’est un cas
semblable.
Ce sont tous des gens soit qui se dégonflent avec
le temps
soit qui se sclérosent. Mais peut-être que la bande dessinée
n’est
pas un moyen d’expression qui est fait pour devenir
quelque
chose d’intéressant.
Jade
: Et Baudoin ?
Blutch
: Baudoin, il est affreusement isolé. C’est un peu
dommage,
parce qu’en bande dessinée, il y a des choses vraiment
belles
qui sont plus intéressantes que plein de films et plein de livres
à
la con. Les années 80, c’est bizarre. Pour moi, c’était les
années
Glénat,
je n’arrive pas à voir autre chose. Baudoin, c’est un cas
à
part : il a commencé à faire de la bande dessinée
après
40 ans.
Il n’est pas très représentatif. Je pensais plutôt
à la génération
d’avant.
Ces gens-là, à part Tardi, ils ne me plaisent plus. Tardi
, il
n’est jamais décevant, même quand il se trompe.
"Il y a une énergie
hallucinante dans le dessin de Morris."
|
Jade
: Parmi les classiques, quels sont les auteurs qui t’ont marqué
?
Blutch
: J’aime beaucoup Morris. Enfin : le bon Morris,
pas le
Morris d’aujourd’hui. Je trouve son dessin vachement culotté.
Dans
les Lucky Luke des années 60, les derniers sortis chez
Dupuis,
il a un trait assez aride, presque brutal, moins séduisant que
celui
de Franquin. C’est bizarre, parce qu’aussi bien Morris que
Franquin
étaient influencés par Jijé, et que l’un est allé
vers les aigus
alors
que l’autre s’est dirigé vers les ronds. Il y a une énergie
hallucinante
dans le dessin de Morris. Les couleurs sont incroyables,
il n’y
a plus un coloriste qui fait ça aujourd’hui. Des aplats rouges
sur toute
une image, des aplats bleus, des fondus incroyables.
Il existe
une sorte de simplification de la couleur. Et les scénarii de
Goscinny
sont magnifiques, pour moi, c’est ce qu’il a fait de mieux.
J’adore
les histoires où les gens de la ville sont tous des lâches,
on dirait
la France
d’après-guerre, comme dans les romans de Marcel Aymé.
Goscinny
a un coté terriblement misanthrope. Il y a des histoires où
ça
remonte plus particulièrement. Prends l’Empereur Smith : tous les
gens
sont sympas au début, puis tu découvres qu’ils sont d’une
veulerie,
d’un
arrivisme pitoyable. Même Lucky Luke se demande pourquoi
il se
fait chier pour ces cons. C’est vachement bien Lucky Luke.
Quand
je faisais Rancho Bravo, je pensais souvent à Morris. Et à
Jijé,
j’aime
bien Jerry Spring. Même si les histoires ne sont pas terribles la
plupart
du temps et que le dessin est approximatif, il y a une simplicité,
une rudesse,
une évidence. Un espèce de manque de sophistication
qui se
rapproche de l’idée que je me fais de l’Ouest, c’est à dire
un monde
pastoral.
Jerry Spring s’approche plus de ça que Blueberry
qui est
plus tardif et plus influencé par une sous-culture cinématographique
plus
dense. Jerry Spring est déjà marqué par un certain
cinéma hollywoodien
des années
50, mais quand Blueberry se développe, le cinéma italien
est
apparu,
et le cinéma alternatif aussi avec des gens comme Sam Peckinpah.
Dans
Blueberry, on ne prend jamais le temps, alors que dans Jerry Spring,
j’ai
plus l’impression d’être dans un vrai monde, de rentrer dans un esprit.
Charlier
privilégiait la péripétie : ce ne sont que des mecs
qui courent,
qui galopent
dans tous les sens. « Une chance sur cent, c’est raisonnable »
, «
Il ne nous reste que trois secondes pour éteindre la mèche
»,
«
Il faut déterrer le trésor »... Il n’y a que ça.
Jerry Spring, lui, il prend
son temps
: il y a des cases où il chevauche sans dire un mot, d’autres
où
il joue juste de la guitare. Ca me séduit plus. Le western, c’est
difficilement
appréciable
en bande dessinée, parce c’est un genre uniquement
cinématographique.
André Bazin disait « Le western, c’est le cinéma
américain
par excellence ». C’est un genre qui n’a pas été inventé
par
le cinéma
mais qui a été révélé grâce à
lui.
La bande
dessinée ne fait que lui courir derrière.
"Je n’ai pas envie
que la bande dessinée soit le parent pauvre du cinéma."
|
Jade
: Tu fais souvent référence au cinéma :
est-ce
pour toi une source d’inspiration majeure ?
Blutch
: Non, ce n’est qu’une impression. Le cinéma me fait
souvent
démarrer, il est à la base de mes envies. Mais j’essaie au
maximum
de différencier le cinéma de la bande dessinée, parce
qu’à
mon avis, c’est complètement autre chose et que je n’ai pas
envie
que la bande dessinée soit comme trop souvent le parent
pauvre
du cinéma. Je me souviens que dans les années 80, on trouvait
Hermann
super parce que c’était du cinoche. Alors on lisait Jeremiah
en se
croyant au cinéma puisqu’il y avait beaucoup d’action. Et un jour,
je tombe
sur une monographie de Hermann, avec en ouverture une phrase
de Polanski
: « Quand je lis du Hermann, je me dis : ça, c’est du cinéma
».
Pour
lui, ca devait être le meilleur compliment qu’on pouvait faire à
un
dessinateur
de BD. Mais moi, je considère que ce n’est pas loin d’être
la
pire
des insultes. C’est affreux en fait, ça veut dire que la bande dessinée
n’existe
pas et que ce n’est réussi que quand ça ressemble
au cinéma...
C’est triste (rires). La bande dessinée, c’est complètement
autre
chose. Il y a des choses en bande dessinée que tu ne trouves
nulle
part ailleurs. C’est ce que j’aimerais faire : de la bande dessinée
par excellence,
pas une resucée de cinéma. Si j’utilise l’imagerie
du cinéma
et que je fais intervenir des acteurs dans mes histoires,
c’est
parce que j’adore ça. Mais c’est juste d’un point de vue décoratif
et j’espère
que ce que je fais, c’est bien de la bande dessinée.
Jade
: L’imagerie du cinéma, elle est très présente dans
Péplum.
Blutch
: Oui. Il y a deux films qui m’ont beaucoup influencé dans la
réalisation
de cet album, c’est le Médée de Pasolini et le Satiricon
de
Fellini.
Je ne sais même plus si j’ai commencé par le livre de Pétrone
ou le
film de Fellini. J’ai dû voir le film pour la première fois
il y a
longtemps,
et quand je l’ai revu il y a quelques années, j’ai
eu la
confirmation que c’était une adaptation géniale et magistrale.
Il y
a peu d’adaptation de livres au cinéma qui sont aussi justes : c’est
le seul
exemple qui me vient à l’esprit avec le Mort à Venise de
Visconti
qui ressemble vraiment au bouquin de Thomas Mann.
Fellini
traduit vraiment le côté à la fois obscur,
barbare
et coloré qui est dans le Satiricon de Pétrone.
Jade
: Ton Péplum est-il une adaptation du livre
de Pétrone ou
s’en
inspire t-il librement ?
Blutch
: C’est comme une suite. Quand on aime un livre,
on n’a
jamais envie qu’il finisse. Arrivé à la fin, on est toujours
triste
que ce soit terminé et on lit les dernières pages au ralenti.
Des fois,
on a envie que ça continue. Pour Péplum, je me suis
présomptueusement
arrogé le droit de continuer le récit de Pétrone
que j’adore
depuis des années. J’ai été aidé par le fait
qu’il
s’agisse
d’un roman inachevé, une sorte de vestige. Il n’y a qu’une
seule
partie qui est directement adaptée du livre, c’est le passage
où
le héros est impuissant et où il a une aventure avec l’actrice.
Dans
mon Péplum, le héros se fait passer pour un chevalier
devant
une fille d’un niveau modeste, alors que dans le Satiricon,
c’est
le contraire : c’est lui qui est esclave et qui couche avec une
patricienne.
Un esclave pour elle, c’est synonyme de virilité, voir
même
de bestialité. Seulement lui n’est pas digne de ce qu’elle attend.
Jade
: Ce livre correspondait-il à un désir particulier ?
Blutch
: Oui. J’avais envie de m’affranchir de plusieurs années
à
Fluide Glacial et de me débarrasser de tout ce bagage référentiel
humoristique
et anecdotique pour faire quelque chose de plus simple,
plus
direct, axé sur le corps, le sentiment et l’action. Quoi de mieux
que
l’Antiquité
pour cela ? Les gens sont tous nus, je n’avais qu’à dessiner
des corps
qui se déplacent dans l’espace. De là, je suis arrivé
assez
rapidement
à la danse parce que j’adore ça. Tout se suit. Il m’a fallu
bien
deux
ans pour en venir à bout. J’ai pris mon temps puisque
(A Suivre)
me permettait de dessiner à mon rythme. Entre temps,
j’ai
fait d’autres choses comme La Lettre américaine chez
Cornélius
ou un reportage avec JC Menu paru dans
Noire
est la Terre aux éditions Autrement.
Jade
: Est-ce que l’histoire de la femme prise dans les glaces est
contenue
dans le roman original ?
Blutch
: Non, c’est inspiré d’un ballet que Roland Petit a monté
dans les
années
50. Une expédition découvre dans les glaces du grand Nord
une
femme
congelée. Elle est promenée dans toutes les villes et devient
un phénomène
de foire. Un jeune homme tombe amoureux d’elle
, et
son amour fait fondre la glace. Quand elle est dégelée, elle
l’embrasse et
c’est
lui qui se transforme en glace. Je me suis souvenu de cette histoire
au tout
début de Péplum et je l’ai complètement oubliée
par la suite.
Elle
correspondait bien à mon personnage principal qui est quelqu’un
qui se
croit plus fort que tout le monde, plus fort que la mort. Dans Le
Mépris
de Godard, Piccoli demande à Fritz Lang de quoi parle
son film,
et Fritz Lang lui répond que c’est l’habituel combat de l’homme
contre
Dieu. C’est marrant parce que quand j’ai entendu cette réplique,
j’ai
tout de suite pensé à Peplum, parce que mon héros
se croit plus
fort
que Dieu. Il est d’une impudence incroyable. Il pense qu’il est porté
par un
amour surhumain, alors que toute l’histoire lui prouve le contraire.
C’est
du personnage dont je suis parti - dans le roman de Pétrone,
il s’appelle
Encolpe. Je ne saurais pas dire s’il est immature ou non, parce
que nous
n'avons pas de repères dans le monde de l’Antiquité.
Le roman
est passionnant pour ça car tu as vraiment l’impression
de plonger
dans un monde de science-fiction. Tu ne comprends pas
vraiment
ce qui se passe, les gens rient sans que tu saches vraiment
pourquoi,
ils trouvent des choses drôles alors que tu les trouverais tristes...
Ils n’ont
pas du tout les mêmes repères, et c’est ça qui est
incroyable.
Tu as
l’impression de décrire la vie sur une autre planète. Et
en même temps,
ils sont
tellement loin de nous qu’ils sont tout près de la préhistoire
: dans
la scène
du bateau, ils vivent avec les animaux. C’est l’époque où
les animaux
sont encore avec nous, près de nous, on est presque au même
niveau
qu’eux. J’avais aussi envie de montrer ce monde complètement
étranger
au nôtre. Ce sont des humains, et en même temps ils n’ont
rien
d’humain. Dans la littérature de la fin du XIXème siècle,
on s’est
beaucoup
intéressé à la décadence de Rome, au côté
sulfureux.
Moi,
je voulais faire quelque chose plutôt à la fin de la République
et au
début de l’Empire, à l’époque du second Triumvirat
.
Jade
: Pourquoi cette époque précisément ?
Blutch
: Parce que j’avais l’impression de
raconter
quelque chose de tellement abstrait qu’il fallait que je
mette
un repère, quelque chose que tout le monde connaît, raison
pour
laquelle j’ai dessiné l’assassinat de César qui est complètement
pompé
sur Shakespeare. J’ai repris son texte ligne par ligne. Je
voulais
fuir le cinéma au maximum, laisser tomber ces références
que
l’on
fait systématiquement et rapprocher la bande dessinée du
théâtre.
Les bijoux
de la Castafiore, c’était déjà du théâtre.
Dans cette scène de
Péplum,
les personnages parlent frontalement, ils s’adressent au public...
J’ai
fait une mise en scène de théâtre, avec un décor
derrière les comédiens,
des mecs
habillés avec des draps de lit, et des formules comme « Je
me
génuflexe
devant toi, O César »... Ca me permettait de situer l’action.
Le cinéma
n’est quand même pas loin car Mankiewicz a filmé deux
fois
l’assassinat de César : la première fois dans Jules César
avec Brando
et dix
ans après dans Cléopâtre avec Rex Harrison. Cette scène
m’a
énormément
marqué quand j’étais petit, avec Elisabeth Taylor qui
voit
tout dans les flammes de l’oracle.
"Inventer des
intrigues ne m’intéresse pas tellement. Ce que j’aime, c’est les
mettre en scène."
|
Jade
: J’ai l’impression que tu as énormément besoin
d’emprunter,
que ce soit au cinéma, au théâtre, à la danse...
Blutch
: Oui, je fais des collages. Et j’essaie d’intégrer tout ça
à
ce que je veux faire. Mais ce n’est pas neuf : Godard fait
ça
depuis 30 ans. Inventer des intrigues ne m’intéresse pas tellement.
Ce que
j’aime, c’est les mettre en scène. Je ne vais pas me casser le
cul à
essayer de trouver des situations inédites puisque de toute
façon
tout a été raconté. Ce qui est intéressant
par contre,
c’est
ta manière de raconter et développer. Je ne sais pas
inventer
des histoires, mais je sais ce qu’il faut pour
nourrir
ce que je veux raconter. Quand je vois un truc
qui va
correspondre à ce que je veux, je le prends. Ce qui est
magnifique,
tu as envie de le voler. Dans le quatrième volume
de Mitchum,
il y a des références à Gene Kelly, des danseurs,
des marins,
un peu comme dans On The Town de Stanley
Donnen,
avec Sinatra, parce que j’adore ça. Si je les reprends,
c’est
d’une manière presque enfantine, comme quand j’étais petit,
que j’adorais
Lucky Luke et que je dessinais les Dalton. Quand
tu es
petit et que tu aimes quelque chose, tu as
envie
de le dessiner. Et bien c’est pareil maintenant.
Jade
: Comment s’est déroulée la pré-publication de Péplum
dans
(A Suivre) ? Le magazine a t-il attendu que tu aies terminé le récit
avant
de le proposer à ses lecteurs ?
Blutch
: Non, je livrais l’histoire partie par partie. Au début,
je n’avais
pas vraiment de scénario. J’avais l’idée de ce que je
voulais
faire, j’en connaissais les grandes lignes, et j’ai improvisé la
plupart
du temps. Le problème, c’est que les planches je leur
avais
rendues faisaient royalement chier les gens de (A Suivre) et
qu’ils
ont tout fait pour que Péplum passe le plus vite possible, que ça
ne dure
pas des mois. Les parties du récit où il n’y a pas de texte
sont
passées à la trappe et des pages ont été ôtées
de façon arbitraire.
Mais
ma déception était tempérée par le fait que
je comptais bien que l’album
soit
publié en intégrale, alors j’étais prêt à
passer sur l’histoire de la
pré-publication
qui était pour moi secondaire. Je pense que j’ai été
victime
des circonstances,
de la désorganisation dans laquelle de débattait
(A Suivre)
à la fin. On ne savait pas exactement à qui appartenaient
les responsabilités,
et eux-mêmes semblaient avoir du mal à le déterminer.
Mais
je m’en tire plutôt bien puisque l’album est finalement sorti chez
Cornelius
et qu’il est mieux que s’il était sorti chez Casterman.
Ce n’était
pas un livre évident à faire dans la mesure où, jusqu'à
la fin,
il a
fallu faire des têtes de chapitre, rajouter des pages pour équilibrer
les différentes
parties, tout ça pour des histoires de pagination auxquelles
je n’avais
pas pensé. Il fallait au moins un éditeur comme Cornélius
qui se
plonge dedans pour arriver à en tirer quelque chose.
Je ne
sais pas si Casterman aurait pris le temps de le faire,
surtout
dans la période troublée qu’ils ont traversée à
la fin.
"Fluide,
c’est un peu comme une famille,
c’est quelque
chose de très affectif."
|
Jade
: On te retrouve régulièrement dans les pages de Fluide
Glacial.
Comment te sens-tu au sein de ce mensuel ?
Blutch
: J’éprouve une grande satisfaction à dessiner
les récits
que je fais pour Fluide, et ça me plaît d’être dans
une
structure
comme celle-là. Je vis sur cet équilibre, entre le reste
et
Fluide
: le reste me repose de Fluide et inversement. Mais
peut-être
que c’est de la lâcheté. Si je laissais tomber un des deux,
ça
me forcerait à abandonner un certain confort que je trouve parfois
ennuyeux.
J’avancerai peut-être plus vite dans ma vie. Mais de
l’autre
côté, c’est génial de travailler dans la presse. Ca
va me
manquer
si je ne fais plus ça. Fluide, c’est un peu comme une
famille,
c’est quelque chose de très affectif. Il y a peu de
points
communs entre les auteurs, c’est une assemblée de
personnalités
différentes, mais il y a des gens supers qui y travaillent.
Je ne
sais pas, je me dis qu’à un moment il faudra que je finisse
par choisir.
C’est un moyen de me foutre la pression, de me
stresser
un peu plus. Pourtant je me marche pas à ça : je n’ai
pas besoin
d’avoir des délais très courts, des angoisses financières
pour
avancer. Je dessine tout seul. J’ai des copains
qui se
mettent à bosser la dernière semaine avant de rendre
leur
truc, mais pas moi. Je n’ai pas besoin d’être pressurisé,
angoissé.
Imagine pour le Péplum, si j’avais su quand j’ai commencé
début
94 que le bouquin paraîtrait fin 97, ça m’aurait déprimé
à mort.
Mieux
vaut partir dans le vide et ne pas penser à ce genre de choses.
Jade
: De quoi as-tu besoin quand tu travailles ?
Blutch
: De disponibilité. Si je ne suis pas disponible, ca ne marche
pas.
Il faut que je sois sur le truc, que je rentre dedans, comme quand,
petit,
tu joues aux Playmobils. Tu ne te rends même plus compte
que tu
existes et que ce sont des petites figurines en plastique :
tu as
l’impression que ce sont des vrais personnages qui jouent
et que
tu es en train de faire ton feuilleton. Quand tu es enfant,
tu es
dupe de ce que tu fais. Tu es dupe de ce que tu produis, tu arrives
à
te construire un univers parallèle et tu vis par lui. C’est pareil
quand
je dessine
: j’ai besoin d’être dupe de ce que je fais.
Entretien
paru dans Jade 15 © Philippe Dumez & Jade, 1998.
Photos
© Valérie Berge. illustration : Péplum © Blutch
& éditions Cornélius.
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