N
o t e s
Lionel Tran
23/03/2001 :
Je viens de terminer la transcription du roman de Bohumil Hrabal, travail
qui s’est avéré fastidieux et plein d’enseignements. J’ai découvert que
la majeure partie du texte est écrite au passé simple, et raconte donc
une époque totalement révolue, cela m’amène à me demander si le récit
est fait par le narrateur mort. L’écriture est principalement constituée
de phrases longues, qui n’évitent pas les répétitions, et donnent à la
fois une impression de pesanteur et de vertige. Les métaphores y sont
nombreuses et systématiques (j’ai découvert à l’occasion de cette saisie,
à quel point mon écriture avait été imprégnée par la lecture de ce roman,
depuis quelques années, en particulier en ce qui concerne l’usage des
“ comme ”.) Cette écriture que je qualifierai d’alcoolique, parce qu’étant
presque uniquement constituée d’hyperboles fiévreuses accolées à une réalité
immobile, est contredite en un ou deux endroits, notamment dans le chapitre
cinq, dont la fin (le récit de l’histoire d’amour avec la petite Tsigane)
est écrite en phrases courtes, et beaucoup plus touchantes. Le récit a
quelque chose d’insupportable dans l’écriture même (il est amusant, d’ailleurs
de voir la réaction de Hanta, le narrateur, lorsqu’il croise un ivrogne
dans le dernier chapitre.) La construction thématique est elle aussi faite
de répétions, ou plus précisément d’une succession de déceptions qui se
renvoient les unes aux autres. Cela commence dès le premier chapitre,
donnant une résonance particulièrement morbide au récit. Nous savons,
au vu des expériences passées que relate le narrateur, que cela ne peut
que mal se terminer. Le thème du suicide est récurrent tout au long du
récit. Un des leitmotive, qui apparaît dès le deuxième chapitre, est que
l’humanité n’est d’aucun secour (“ J’avais déjà trouvé en moi la force
de fixer froidement le malheur, d’étouffer mes émotions (...) ” “ Les
cieux n’ont rien d’humain et un homme qui pense ne l’est pas davantage.
” ) Ce constat entre en opposition avec la fascination de Hanta pour les
idéaux de la culture hellenistique classique. La forte émotion qui se
dégage du récit provient, à mon sens, précisément de l’humanité de Hanta,
du fait que malgré tout ce qu’il croit ou qu’il dit, il reste réceptif
à la souffrance, au gaspillage et à l’échec. Par exemple, il essaie de
sauver des livres voués à la destruction, ce faisant il se détruit lui-même,
détruisant au passage les souris qui occupent sa cave, puis il culpabilise.
Quelques pages plus tôt il nous dépeint l’humanité sous les traits des
hordes de rats qui se livrent une guerre sans fin, dont le groupe vainqueur
se scindera aussitôt en deux groupes se livrant à nouveau la guerre. Un
profond pessimisme côtoie une certaine naïveté, une sensibilité à fleur
de peau. La culpabilité est récurrente (voir en cela les multiples récits
de ses aventures féminines ayant chaque fois littéralement terminées dans
la merde), alors qu’il y a à plusieurs reprises un rejet de l’église.
La manière dont Une trop bruyante solitude est perçue par la critique
Occidentale met l’accent sur la dénonciation du régime communiste qui
y est faite. Cette dénonciation est en fait très peu présente (le terme
brigade socialiste du travail doit apparaître en tout et pour tout trois
fois, et il désigne plutôt une certaine idée de l’enthousiasme de la jeunesse
; les forces de police y sont décrites de manière plutôt humaine, au milieu
du huitième chapitre.) Le véritable thème est plutôt celui d’un profond
désespoir, celui d’une humanité débile (au sens premier du terme), qui
apparaît souvent dans la littérature Slave.
Je pensais, pour accomplir ce travail écouter de la musique d’Europe centrale,
mais je me surprends étrangement à n’écouter que des chansons sentimentales
chantées par des femmes, des choses en général assez douces.
Reste que le désespoir du récit est réel, chaque souvenir, chaque acte
qu’accomplit Hanta renvoie l’image de l’échec, de l’incapacité, de l’inadaptation.
Les deux personnages masculins qui apparaissent dans le récit sont des
ratés : François Sturm, le séminariste qui voulait être journaliste et
qui collectionne aujourd’hui les livres sur l’aviation, évasion qu’il
ne connaîtra jamais ; le professeur d’esthétique, qui voit en Hanta deux
personnes : le “ vieux ” qui maltraite le “ petit. ” Ces deux personnes
sont les seuls vers qui il se tournera le jour où il sera mis à la porte
(François lui offrira une lettre de remerciement pour ses services, le
professeur lui donnera de l’argent “ pour chercher une chance ailleurs.
”) La figure du patron est absente, elle trône au-dessus de la cour (au
septième chapitre le patron apparaît il s’agit d’un séducteur pathétique.)
Les personnages féminins
vont également par paire de deux : tout d’abord Marinette, l’amour de
jeunesse de Hanta, avec qui le premier rendez-vous s’achèvera dans l’humiliation
mutuelle involontaire et irrévocable (une conquête de jeunesse précédente
apparaît brièvement au début du huitième chapitre, réitérant cette expérience.)
La deuxième rencontre avec Marinette tournera court de la même manière,
après que Hanta l’ai invité à venir dépenser l’argent qu’il venait de
gagner à la loterie (“ Je n’aimais pas l’argent et je voulais très vite
rayer mon gain du monde. ”) Revue à la fin du chapitre 7 Marinette a surmonté
ses humiliations et est devenue une opportuniste, qui a réussi (“ De tous
les gens que j’avais rencontré dans ma vie, c’était elle qui était allée
le plus loin. ”) Au personnage de Marinette, dont je pense minimiser le
rôle, répond le personnage de la petite Tsigane, qui apparaît uniquement
au chapitre 5 et qui suit Hanta chez lui et qui vient lui faire du feu.
Nous ne savons rien de ce personnage (“ Je vécu donc avec cette Tsigane
sans connaître son nom et sans qu’elle voulût connaître le mien, elle
n’en sentait pas le besoin. ”), sinon qu’elle disparaîtra, arrêtée par
la Gestapo et déportée. Les deux autres personnages féminins sont également
deux Tsiganes, vêtues d’un jupon rouge et d’un jupon turquoise, qui viennent
dans la cave faire des avances à Hanta ; avances qu’il refuse. Hanta les
suit dans la rue, les observe, fasciné par leur naturel.
J’ai oublié un personnage masculin, peut-être le plus important : l’oncle
retraité de Hanta, ancien cheminot qui continue à exercer sa passion pour
les chemins de fer dans son jardin, où il a installé une vieille locomotive.
Ce personnage, inspiré par l’oncle de Hrabal (l’anecdote veut que cet
oncle particulièrement disert soit venu pour une visite de deux semaine
dans la famille de Bohumil et qu’il y soit resté 40 ans), symbolise le
rêve de Hanta : en bon ouvrier, parvenir à la retraite et racheter son
outil de travail afin de “ pouvoir enfin travailler sous le coup de l’instant
et de l’inspiration. ” A travers ce personnage passe un des thèmes majeurs
du roman : l’aliénation ouvrière, sa révolte impuissante et sa soumission
volontaire (la scène dans laquelle Hanta surprend son oncle et ses amis
retraités jouant à la locomotive dans le jardin, ivres et abrutis est
éloquente.) Je pense que ce personnage ainsi que ceux des Tziganes doivent
être évoqués sous forme de photographies (je suis en train de rassembler
de la documentation d’époque à cette fin) punaisés aux murs de la chambre
de Hanta. Hormis les deux personnages masculins, les autres personnes
ne sont plus que souvenirs, dont il ne restera presque plus de traces.
Des photographies aux murs, sur lesquelles le regard se pose parfois,
mettant en marche la machine à ressasser les souvenirs.
Le principal problème
que je me pose concernant cette adaptation est celui de conserver le ton
légèrement surréaliste et humoristique du récit. Je pense qu’il n’est
pas possible de montrer le côté grotesque de la plupart des anecdotes
sans sombrer dans le ridicule, aussi il me semblerait préférable de les
évacuer en grande partie pour nous concentrer sur les sentiments du personnage.
Comme je te le disais dans ma première prise de notes, je pense m’orienter
sur un regard très quotidien, sans effet. Je pense au travail de Robert
Bresson, à cette “ objectivité ” qu’il cherchait dans l’épure et l’absence
d’effets.
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