LA GÉOMÉTRIE DE L’OBSESSION
DAVID MAZZUCCHELLI
Cornélius, 1997
52 pages - 130 F
La Géométrie de l’Obsession, beau volume à la couverture sérigraphiée,
propose en ses pages trois récits de longueur variable : Manqué de peu,
sobre par son graphisme & sa bichromie, est un récit stupéfiant & onirique
dans lequel il est question de comètes & de dinosaures. Discovering America
utilise lui aussi deux couleurs -rouge brique & bleu verdâtre- mais donne
l’impression d’une trichromie, le noir étant obtenu par juxtaposition
des deux tons. Et c’est très réussi. Ici l’on parle d’un cartographe essayant
de refaire le monde à partir de chez lui. Stop the Hair Nude commence
comme un manga parodique, mais peu à peu le rire se force, jaunit, la
conclusion se fait grotesque et terrifiante. Trois récits, trois personnages
avides d’abstraction, retranchés dans leurs théorêmes personnels, & ne
s’assumant pas. Un graphisme d’une simplicité & d’une maîtrise confondantes,
une narration cinématographique & impeccable pour une trinité réussie.
Mazzucchelli a l’art de transcender des visions maladives & des réalités
suffocantes, & d’en produire du sens.
OSTINATO
LOUIS-RENÉ DES FORÊTS
Mercure de France, 1997
240 pages - 95 F
L’expression « basso ostinato » désignait à la Renaissance un motif musical
répété inlassablement. De par sa nature, Ostinato est une entreprise dont
l’inachèvement va de soi, comme une peinture en cours de réalisation qui
se fragmenterait en coups de pinceaux de plus en plus petits. La contradiction
éclate à chaque page ; recueil de souvenirs ne semblant que souligner
l’incapacité de son auteur à les faire justement revivre, Ostinato est
le fruit beau & amer d’une foi en l’écriture. Foi piétinée à chaque page
en un moto perpetuo pathétique & qui n’en sort que plus désinteressée.
« Reconnaître qu’on ne viendra jamais à bout de sa tâche incite contre
toute logique à s’y remettre de plus belle. » Louis-René des Forêts geint,
rechigne à l’ouvrage, car il est un écrivain. Il nous rappelle d’une voix
grognonne & en douce que l’écriture se dérobe à toute facilité & peut
prétendre toucher à l’essence des choses.
À DISTANCE
HENRY MICHAUX
Mercure de France, 1997
136 pages - 70 F
Henry Michaux fut un voyageur dans le monde -Un Barbare en Asie- en même
temps qu’il était un voyageur immobile -Connaissance par les Gouffres.
À distance est un recueil de poèmes en vers & en prose écrits entre 1922
& 1984, l’année de la mort de Michaux. Dès les premières pages, l’amateur
ne s’y trompera pas : il n’a pas affaire à un recueil de fonds de tiroir.
Tout Michaux est là. Ce volume a en outre l’intérêt d’embrasser toute
la carrière de l’écrivain, soit plus de 60 années d’écriture. Le résultat
aurait pu être hasardeux. Il se révèle très cohérent. Je ne parlerai pas
de l’écriture de notre homme, très particulière, faite de concassages
de mots & de gouffres secrets. À ceux qui ne la connaissent pas, & qui
ne sont pas rebutés, par exemple, par certaines planches improvisées de
Mattt Konture -qui me fait penser parfois à Michaux-, à ceux-là, donc,
je ne pourrais que conseiller de lorgner vers la collection de poche Poèsie/Gallimard
dans laquelle nombre d’ouvrages de Michaux figurent à des prix très abordables.
Ceux qui connaissent déjà peuvent s’attarder sans crainte sur ce recueil
posthume.
THE DAY I SWAPPED
MY DAD FOR TWO GOLDFISH
NEIL GAIMAN & DAVE MCKEAN
White Wolf Publishing, 1997
56 pages - 1,99 $ US
" Le jour où j’ai échangé mon papa contre deux poissons rouges"
est un livre pour enfants de deux anglais surdoués, connus des lecteurs
de bande dessinée s’intéressant à ce qui se fait outre-Manche. Gaiman
excelle dans le genre de la fable quotidienne teintée de mythes & non
dénuée d’une certaine inquiètude morale. McKean, au travail boulimique
exceptionnel - quel éditeur français aura les épaules pour traduire ses
500 pages solo de Cages ? - n’est pas en reste, & nous fait don ici d’une
suite de tableautins à la fois relâchés & pleine de sciences. L’alchimie
entre les deux, dans cette fable sur l’amour & la responsabilité envers
les ètres qui nous sont chers, est ludique & évidente. (À noter : une
très belle séquence de McKean dans le dernier CD-rom des illustres Residents,
Have a Bad Day in the Midway.)
EUREKA STREET
ROBERT MCLIAM WILSON
Christian Bourgois éditeur, 1997
552 pages - 150 f
Il y a un enthousiasme & une grande humanité dans les romans de Robert
McLiam Wilson, jeune écrivain irlandais. Déjà, avec son premier opus Ripley
Bogle, il avait charmé son monde en narrant avec un cynisme doux & une
certaine poésie urbaine les homériques pérégrinations d’un SDF irlandais
à Londres. Dans Eureka Street il nous entraîne à Belfast. On y rencontre
Chuckie, gros protestant laid & pataud dont la peau flasque fait se pâmer
d’amour Max, la belle & intelligente américaine. Et puis Jake, beau gosse
esseulé, éternel amoureux revenu de tout qui, avec son cynisme & son absence
totale de patriotisme Irish & d’auto-considération (« Je ne me considère
absolument pas. Voilà jusqu’oú va mon humilité.» ) s’amuse tout le long
du roman à agacer à mort Aoirghe, furie féministe nationaliste fanatique.
Et puis toute une brochette de personnages hilarants & dignes d’être aimés,
malgré les bombes. Car il y en a à belfast, des bombes, & des qui explosent
(la scène de l’attentat en plein coeur de belfast est anthologique & tombe
comme un couperet ), et plein de groupuscules extrèmistes à trois lettres
que McLiam Wilson n’a pas l’air d’aimer beaucoup.
MONK
LAURENT DE WILDE
Gallimard, collection « Folio » nº 3009, 1997
320 pages - 34 F
Thelonious Sphere Monk est un dinosaure du jazz dont la carrière embrasse
les années 40, 50 & 60. Pianiste atypique, il avait une technique particulière
& forçait l’admiration par son obstination. Car il fallait sacrément l’être
pour imposer à l’époque des compositions tordues, dissonantes & savantes
comme les siennes. Il a joué avec les plus grands : Parker, Coltrane,
Mingus, Blakey, Miles Davis... Quand il jouait avec Monk & qu’il ratait
un passage d’accords, Coltrane disait qu’il avait l’impression de tomber
dans une cage d’ascenseur vide. Il les a tous influencé, mais est resté
longtemps inconnu du public, & quand il a accédé tardivement à la notoriété
c’était pour ses chapeaux, ses retards légendaires à ses concerts, son
mutisme d’ours. Musicien intègre, il a fini clown. Le destin de Monk est
effrayant; lui qui étonnait par sa musique & sa façon de placer des silences
inattendus dans son jeu finira sa vie autiste, emmuré dans le silence.
Drogues ? Schizophrénie ? Amertume ? Monk est fou. Laurent de Wilde connait
bien son affaire. Musicien en même temps qu’écrivain, il a vécu son enfance
dans la ville de Monk, New York. Il a donc toutes les clés pour nous faire
entrer dans sa maison. Il ne lui faut qu’un peu reculer dans le temps.
Harlem, années 40, drogues, violences policières, ségrégation,... Monk.
VIE SECRÈTE
PASCAL QUIGNARD
éd. Gallimard, 1998
480 pages - 130 F
Prolongement en quelque sorte du Sexe et l’Effroi (1994), Vie Secrète
nous parle d’amour en tant que rebellion sociale. Comme la lecture, l’amour
désocialise radicalement, invente des rapports sanctionnées par la société.
Vie Secrète est aussi un très beau roman autobiographique aux aveux directs
et nus - « Je ne suis pas heureux » -, un essai, un traité étymologique,
une fiction. La pensée de Pascal Quignard y est tour à tour singulière,
contradictoire et exigente envers elle-même et envers le lecteur. Exploratrice
de passages secrets et fauteuse de troubles, l’oeuvre de Pascal Quignard
supporte une voûte complexe et cohérente, vouée à l’anachorètisme et à
la nudité des mots. « Les fleuves s’enfoncent perpétuellement dans la
mer. Ma vie dans le silence. » Si le monde est une bibliothèque, Pascal
Quignard en est un des guides.
LE JARDIN DES PLANTES
CLAUDE SIMON
éd. de Minuit, 1997
380 pages - 145 F
Claude Simon est du coté de chez Proust. Le roman est pour lui une recherche
du passé, une anamnèse, une constuction abstraite avec ses répétitions
et ses ruptures. Une somme de sensations simultanées, enfin. Son écriture
possède une fausse neutralité, et on comprend vite que cette froideur
présumée n’est en fin de compte qu’une manière de sobriété et de justesse,
une stratégie exigente pour échafauder une autobiographie, c’est-à-dire
le « portrait d’une mémoire », - je dirais même plus le « portrait d’un
siècle » - avec ce que cette dernière a de parcellaire et d’arbitraire.
« Rien n’est simple. » Une question : pourquoi un tel roman, écrit par
un des plus grands écrivains français vivants, né en 1913, Prix Nobel
en 1985, reste difficile d’accès pour une majorité de lecteurs, alors
que des foules se pressent à des expositions de peinture abstraite ?
LA LANGUE D’ANNA
BERNARD NOËL
éditions P.O.L., 1998
112 pages - 75 F
Anna essaie de comprendre ce qui lui ronge le ventre. Actrice, elle cherche
sa propre parole dans les mots des autres. Á force de trop parler, elle
ne s’écoute pas. En attendant, malgré la maladie tapie au fond de ses
entrailles, il lui faut vivre et creuser dignement sa tombe avec son front.
« Je crois que la beauté n’est pas une chose belle. » La peau ne suffit
pas à Bernard Noël. Écrivain, Il lui faut les profondeurs du corps, ses
viscères et ses cavités. Homme, il lui faut écrire la sensibilité féminine
à travers la langue d’Anna. (Anna Magnani : célèbre actrice italienne,
amie de Rossellini, Pasolini, Visconti et Fellini, morte en 1973 d’un
cancer.)
LE DÉCAMÉRON
VINCENT VANOLI
Ego Comme X, 1999
96 pages - 89 F
Le dernier ouvrage de Vincent Vanoli, un des auteurs de bande dessinée
les plus dicrets et les plus prolifiques, est un bouquet de subtilités.
Inspiré de Boccace, l’auteur le plus important du 14ème siècle italien,
il montre un poignée d’insouciants passant le temps à se raconter des
histoires frivoles pendant que la peste fait rage. On sent Vanoli tout
à son aise dans ces petits contes faussement naïfs; à la mélancolie douce
et à l’humourdécalé. Jamais par ailleurs son graphisme n’a été aussi recherché
et aussi dramatique (voyez les trois frères, un sommet du récit sans parole),
empruntant son visuel du coté de la Renaissance. Le Décaméron, ou les
Très Riches Heures de Vincent Vanoli. « Le chagrin est le fruit mûr des
histoires qui s’achèvent ». C’est avec un serrement de cœur qu’on referme
ce livre, effrayé de retourner dans la peste du monde.
SANS ISSUE
ROBERT CRUMB
Cornélius
88 pages – 120 F
Condamnation sans appel de l’humanité et de ses faiblesses, Sans Issue
est noir et déprimant, et serait propre à dégoûter n’importe quel nostalgique
des années 70. Les récits qui le composent, échelonnés de 1967 à 1992,
offrent par ailleurs une sacrée cohérence de ton. En fait, Crumb s’en
prend au XXème siècle tout entier et n’apparaît plus seulement comme le
« pape » des dessinateurs underground des seventies, mais bien comme un
auteur dont la vision embrasse toute cette fin de siècle avec lucidité
et amertume. « Les gens sont faibles, voilà tout. » Un classique. Et,
comme toujours chez Cornélius, l’objet est très beau. Une postface de
l’auteur, touchante d’humilité et de doutes, ainsi que des dessins issus
des ses nombreux carnets complètent l’ouvrage.
TERRASSE A ROME
PASCAL QUIGNARD
Gallimard
176 pages - 94 F
Terrasse à Rome raconte la vie de Geoffroy Meaume, un graveur imaginaire
du XVIIème siècle, défiguré à l'acide pour une ardente histoire d'amour
qui le hantera toute sa vie. Meaume est passé maître dans la pratique
de la manière noire (mezzotinto), cette « gravure à l'envers », puisque
le graveur fait apparaître le blanc, la lumière et les gris sur une planche
entièrement noircie, en les "repoussant". Les chapitres semblent nous
livrer les fragments d'un livre perdu dont on n'aurait gardé que la quintessence.
Le temps s’y déroule d’une manière subjective, aléatoire. Le style est
dépouillé et tendu comme un arc, sévère et souple à la fois, comme les
plis sur un front soucieux. L'ensemble a du sens et une voix incomparable.
LES MASQUES
LOUES SOIENT NOS SEIGNEURS
PAR AMOUR DE L’ART
RÉGIS DEBRAY
284 pages Folio n°2348,
734 pages Folio n°3351,
512 pages Folio n°3352
éd. Gallimard
Régis debray, philosophe spécialiste de l’image et de la médiologie, cette
science peu connue qui s’applique à étudier la communication sous l’angle
de ses « outils », a eu une jeunesse mouvementée et militante, à l’ombre
(au sens propre) de Fidel Castro, Salvador Allende et du Che, avant d’entamer
une carrière politique auprès de François Mitterrand, en tant que conseiller.
Il poursuit aujourd’hui une activité d’écrivain. Ces trois étapes correspondent
aux thématiques respectives des volumes de la trilogie Le temps d’apprendre
à vivre. Entre l’autobiographie et le manuel d’instruction, notre révolutionnaire
réactionnaire franchouillard met à jour ses propres contradictions, entre
le murmure et le cri, et brosse le tableau désenchanté de toute une époque,
et surtout, après l’avoir lu, notre image de celle-ci change radicalement,
se désargente. Passionnant et osé, donc, et très bien écrit. En outre,
c’est parfois à se tordre de rire - la visite de Mr Debray à la BNF flambant
neuve semble tout droit sorti d’un film de Woody Allen. La trilogie se
termine en beauté et en touchante humilité avec l’évocation d’une rencontre
avec Julien Gracq. Le vrai visage de Régis Debray ? « Curieux comme une
vie se défait au fur et à mesure qu’elle se fait. »
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