Durant
mon adolescence la plage me plongeait dans le désarroi. Couché
sur le ventre sur la serviette pour dissimuler une érection coupable.
Les regards jetés à la dérobé toutes les trente
secondes pour graver dans la mémoire un bout de téton, une
paire de jambes, quelques poils qui dépassaient d’un maillot. La
peur d’être regardé. D’essuyer une remarque vexante. Les
images reconstituées le soir dans le noir. Morceaux de corps superposés
à ceux, parfait, contemplé à la télé
ou dans les magazines. Je tentais de m’incorporer au sein de scénarios
incohérents, montage de répliques de sitcoms entrecoupé
de scènes de films pornos. Remplaçant les visages par ceux
entr’aperçus dans la journée. Cherchant en vain à
recréer quelque chose qui me donne l’impression d’exister.
Je ne sais pas à partir de quel moment j’ai commencé à
chercher quelque chose de plus vrai que ma propre existence dans les images.
Le premier film qui m’ait marqué, enfant, est Mary Poppins. J’en
suis sorti en chantant et en dansant. J’étais encore dans le film.
Je ne voulais pas en sortir. Rester dans cet état d’apesanteur
chaleureux. Conserver ce sentiment d’insouciance teinté de folie
douce que les premières angoisses commençaient déjà
à ternir. Projection après projection je me suis mis à
y prendre goût. Aller voir un film faisait oublier tout le reste.
Assis dans la salle le monde se métamorphosait. Sur grand écran
les couleurs étaient plus belles, les gens plus sympathiques et
les situations tragiques finissaient toujours par s’arranger. Une séance
de cinéma était quelque chose de rare, de précieux.
La télévision, plus ordinaire, était aussi plus accessible.
La magie opérait rarement, il y avait souvent des longs moments
d’ennui. Il fallait également la regarder à plusieurs, partager.
Une autorisation était nécessaire pour regarder les films
qui passaient tard le soir et qui étaient souvent décevants.
Les feuilletons apportaient quelque chose de nouveau. A la différence
des films ils ne s’achevaient pas. Il y en avait encore. Les histoires
étaient répétitives mais, quand on aimait, on pouvait
en reprendre autant qu’on voulait. J’ai rapidement pris l’habitude de
m’en gaver, allumant la télé machinalement dès que
j’entrais à la maison. Une journée sans voir un épisode
était terne, même si je savais qu’il y en aurait le lendemain.
Au début je ne regardais que ce qui m’intéressait. Puis,
en voulant plus, je me suis mis à naviguer sur les chaînes.
Je tombais sur des choses ennuyeuses, stupides. Parfois tellement qu’on
finissait par en rire. Ça faisait un sujet de conversation à
l’école. Où, avec étonnement, on découvrait
que les autres aussi regardaient ce genre de choses. La grille des programmes
devenait tout à coup un vaste territoire vierge. Les recherches
que mes collègues et moi poursuivions nous amenaient à y
conduire des explorations de plus en plus poussées. Plus un sujet
était à priori dénué d’intérêt
et plus son étude s’avérait essentielle.
Les fictions ou les émissions distractives qui m’avaient donné
goût à la télé commençaient à
me lasser. J’en connaissais la recette par coeur. Le besoin d’un rendez-vous
quotidien m’amena au journal de 20 H. Les premières fois, j’y assistais
d’un oeil étranger, un peu gêné. Il était question
de comment tournait le monde. De ce vers quoi il nous menait. On y voyait
le spectacle de l’humanité en marche. Souvent angoissante. Parfois
touchante. Parfois drôle. Toujours excitante. Je crois que ma conversion
véritable s’est opérée à ce moment-là.
Je me suis mis à ne plus croire qu’en l’image.
Comme des millions de fidèles, je me tenais chaque soir assis jambes
croisées face au poste. Le regard captivé par les couleurs
chatoyantes de la publicité. Le paradis qu’elle offrait à
voir était sans cesse renouvelé. Il se donnait instantanément.
Chaque fois plus beau. Plus doux. Plus prometteur. En comparaison ma vie
était d’une platitude irréelle. Sans m’en rendre compte
je l’avait fuit depuis longtemps. Et chaque fois qu’elle resurgissait
je m’efforçais de la nier. N’accrodant de l’intérêt
qu’à ce à travers quoi je me voyais pas. N’évoquant
que ce qui me concernait le moins possible. Ne désirant que ce
qui m’était impossible.
Je ne vivais plus qu’à travers mon regard. Un regard mort. Déconnecté
de lui-même. Alimenté d’images artificielles. Dans la rue
mes yeux sautaient d’une affiche à une autre, fuyant les passants.
L’absence d’écran était aussitôt compensée
par les magazines. Ce n’était pas la même chose, mais c’était
des images. En vacances l’ennui amenait à feuilleter complussivement
les annuaires de V.P.C. A observer sous tous ses angles le moindre dépliant
publicitaire. Cette dépendance devait rester cachée aux
yeux d’autrui. Il fallait la rabaisser lorsqu’elle était publiquement
évoquée, attendre d’être hors du regard des autres
pour s’y livrer sans retenue. Comme si, dans le fond, je savais que tout
ça n’était pas très sain.
Un jour j’ai réalisé que la vie n’était pas un film.
Que je n’étais pas seulement un spectateur. Que je jouais le premier
rôle de mon existence, aussi peu flatteuse soit-elle. Qu’elle s’arrêterait
un jour et surtout, qu’ayant commencée à mon insu, j’en
avais déjà raté une bonne partie.
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