La vague de propagande qui déferla les années suivantes
ne fit que me crisper un peu plus sur mes positions. Internet s’affichait
comme l’espoir du prochain millénaire en 4 X 3 sur le périphérique.
Les supermarchés se mettaient à dealer de l’ordinateur multimédia
à la place des taies d’oreillers. Le mot " Internet "
brandi en caractères gras à la une des journaux faisait
temporairement remonter des ventes par ailleurs en chute libre. Le signe
" @ " fit son apparition sur les t-shirts et les trousses
d’écoliers. La mode Internet contaminait tout. Jusqu’au journal
de 20 H qui adopta une présentation en menu d’ordinateur, avec
fenêtres et icônes.
Les faits par contre étaient de mon côté. Le nombre
de connectés stagnait péniblement à quelques dizaines
de milliers, dont une bonne part étaient des professionnels ou
des universités. Les " Cyber-Cafés ",
dont un était allé jusqu’à s’ouvrir à 200
mètres de chez moi, fermaient au bout de 8 mois. Les " internautes "
demeuraient une poignée de happy few qui ne touchait heureusement
pas mon entourage. La contamination commençait à atteindre
le discours par contre. Il ne se passait pas une semaine sans que je sois
amené à parler d’Internet avec un ami, la plupart du temps
pour exposer mes réticences. Je ne pensais pas qu’Internet apporte
quoi que ce soit aux rapports humains, l’engouement pour ce nouveau médium
me paraissait une utopie d’autant plus grosse que foireuse. Je passais
parfois des heures sur le trottoir à m’efforcer de dissuader une
connaissance de la nécessité de s’intéresser à
ce nouveau médium. " Lis des livres, vas voir des
spectacles, il y a déjà tellement de choses bien plus essentielles
pour lesquelles on ne prend pas le temps, bordel ! ".
Puis les maisons de la presse se sont mises à vendre des cd-roms
à 20 F. L’édition, déjà bien mal en point,
commençait à n’avoir quasiment plus pour best-seller que
des guides pratiques pour logiciels. Les quotidiens nationaux cédaient
de l’espace à des " cahiers multimédias ".
Une amie se fit engager par une grosse boite de jeux vidéos. Ma
mère, qui avait toujours été férue de culture,
s’acheta un ordinateur avec lecteur de cd-rom. Faire de la résistance
s’avérait de plus en plus ardu. Il me fallait des armes. Je repris
la lecture de " La société du spectacle "
de Guy Debord, qui venait de se tirer un coup de fusil dans la tête.
Les analyses du " Monde Diplomatique " m’alimentaient
en cartouches. Je traçais des plans de bataille aidé de
Paul Virilio, qui disséquait les faiblesses dans lesquelles
s’embourberait l’ennemi, aveuglé par son goût du vertige
superficiel.
Puis, comme un con, je me suis laissé piéger.
Ça s’est passé un soir de la fin de l’hiver 97. Le traître,
qui faisait partie depuis longtemps de mon exigu cercle de proches, nous
avait invités à venir boire un verre chez lui. Quand nous
sommes arrivés, l’ordinateur était allumé. " Je
me suis monté un site sur Internet", il a dit avec
un petit sourire. " Ah, bon, et qu’est ce que ça donne
? On peut voir ?", j’ai fait hypocritement. Il nous a montré
son site, sur lequel il avait installé des textes et quelques images.
" Et ça marche, tu as des connections ? ".
" Oui, plutôt, en deux jour j’ai déjà eut
une centaine de visites ". Quoi ? Alors que moi je galère
à envoyer des courriers auquel une personne sur 20 prend la peine
de répondre en trois mots lapidaires... Cinq ans passés
à lutter pour passer à l’ennemi en une minute.
Ma conversion a été aussi intense que mon refus avait été
intransigeant. Dans la semaine je lui ai filé des fichiers de textes,
j’ai commencé à laisser des e-mails à des gens avec
qui j’avais l’habitude de correspondre. Un mois plus tard j’installais
un ordinateur chez des amis qui vivent à la campagne. Je commence
à consacrer l’argent que j’économisais sur mon R.M.I. à
l’achat de périphériques informatiques, avec comme objectif
à moyen terme l’achat d’un modem. Je ne suis pas encore connecté
mais je suis déjà accro. Je suis tombé dedans dès
la première prise. Tous les prétextes que je pourrais donner
sont des justifications rhétoriques artificielles. Je suis lucide.
Internet ne m’apportera rien, hormis flatter mon petit ego en me disant
que le reste de la planète peut instantanément s’y intéresser,
ce qui ne m’aidera pas à me sentir mieux dans ma peau.
Avec du recul, je réalise mon psychisme présentait déjà
des symptômes dont je n’avais pas conscience : en premier lieu le
traitement de texte, qui depuis 10 ans avait remplacé l’usage régulier
du stylo, ensuite la fascination qui transpirait à travers ma répulsion
pour le net. Mon champ sémantique était de plus en plus
parasité par le jargon informatique, transformant à mon
insu mes structures mentales selon les schémas de l’ennemi. Je
suis tombé entre leurs mains. Ils m’ont retourné. Frères
résistants je ne vous donne pas mon adresse électronique.
Oubliez-moi. Ne cherchez plus à entrer en contact avec moi. Continuez
la lutte. Ne touchez jamais à un ordinateur. Internet c’est de
la merde. Conservez de vraies valeurs.
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