Dudu était maigre comme un clou et portait des sabots à l’année, il avait
des moustaches qui lui descendaient à mi hauteur des joues à la manière
du type en cuir des Village People. Il collectionnait les disques, les
Arianes & pratiquait le tir de compétition à la poudre noire. Il avait
été photographe et projectionniste. Pendant la semaine il conduisait des
poids lourds remplis de sang pour le centre de transfusion ; les week-end
il vendait du vin biologique. Son appart était un immense capharnaüm où
s’entassaient boites de seringues, catalogues d’armement, bouteilles de
bières belges vides, montagnes de disques, de Rock & Folk, de cassettes
audio et vidéo. Derrière son lit il y avait le coffre fort où il rangeait
le 44 Magnum et les munitions. Une grande chambre d’enfant bourrée de
jouets pour adulte. Un jour il m’a emmené voir des copains à lui qui tournaient
un super 8 débile parodiant les 4 Fantastiques. Le costume de la Chose
était taillé dans un matelas en mousse peint en orange vif sur lequel
les briques avaient été tracées au pyrograveur. Je les ai regardé s’agiter
tout l’après-midi, fasciné par ce manège absurde. Pour la première fois
de ma vie j’ai eu l’impression de tomber sur des gens « importants »,
qui faisaient ce qu’ils voulaient, comme ils le pouvaient, même si cela
n’avait pas la moindre incidence dans le monde réel.
Je n’ai pas fait le rapprochement lorsque, quelques années plus tard,
je me suis mis à faire des maquillages gore dans ma chambre, avec du mastic,
du PQ et du mercurochrome. Mes conneries n’enthousiasmaient guère ma mère,
qui digérait avec difficultés ses utopies soixante-huitardes, mais elle
laissait faire. Ça m’occupait et elle pensait que ça me passerait. Quand
arrivé au lycée, en plus d’éventrer ma soeur dans la baignoire, je me
suis mis à planter des haches dans la tête de mes copains elle a commencé
à s’inquiéter de ce que j’allais faire de ma vie. C’est comme ça que je
me suis retrouvé un jour en stage professionnel avec des apprenties esthéticiennes.
Quand j’ai vu les regards gênés que suscitaient les hématomes que j’avais
soigneusement appliqués sur le visage de la fille qui m’avait été confiée,
j’ai compris que ça n’était pas vraiment ma place... Les angoisses concernant
mon avenir multiplièrent les séances expiatoires de perçage d’acné devant
le miroir de la salle de bain. J’avais la profonde certitude d’être nul,
con et inapte, donc forcément incompatible avec mes congénères.
Le fanzine de potache frustré que j’ai monté par la suite a failli me
faire exclure du lycée pour insultes et incitation au suicide. Mon intransigeance
caractérielle me fermait de plus en plus de portes, donc de motifs de
dilemmes. L’horizon commençait à se dégager. Je ne me suis pas fait d’amis
à la fac. Les autres étaient trop normaux pour que j’ose les approcher.
C’est à cette époque que j’ai rencontré les premiers paumés qui dessinaient
vaguement chez eux en fumant des joints du soir au matin. Ça a été le
coup de foudre : enfin des gens de mon espèce, suffisamment imbus d’eux-mêmes
et inadaptés pour s’aventurer à exprimer leur point de vue sans chercher
à l’assumer. J’ai abandonné la fac. L’année qui a suivi j’ai laissé tomber
un job de pigiste dans un quotidien régional, pour basculer dans la marginalité.
Je me suis mis à écouter du Hard Core et de l’indus et à me prendre pour
un auteur. Au début ça a été des scénars de BD d’une page, foireux, puis
de fumeux projets d’albums destinés à révolutionner l’univers de la narration
graphique dont je parlais jusqu’à ce qu’ils sombrent d’eux-mêmes, aussitôt
remplacés par d’autres, plus grandioses encore. Très rapidement je suis
devenu accro à la défonce verbeuse : spéculer de plus en plus pour ne
pas me regarder en face, fustiger autrui de mon cynisme avant qu’il ne
me juge, ériger mes craintes en dogmes pour éviter la contestation. L’étape
suivante consista à abandonner la BD, considérée comme une forme d’expression
trop mineure, pour passer à l’écriture. Cette fois ça y était. J’avais
enfin trouvé ce que j’allais être : écrivain underground.
Acculé dans le cul-de-sac de mes prétentions je me les suis pris dans
la gueule une à une. Blindé d’orgueil comme j’étais j’encaissais les coups
que je me donnais à longueur de journée. Tu es vraiment trop con. Trop
faible. Trop largué. Entre deux rounds je me dopais à l’autoconviction.
Oui, mais un jour, je saurais quoi exprimer et comment. On n’a rien
sans rien. Il faut souffrir pour y arriver. Sorti des gens qui pratiquaient
ce type de sport, toutes disciplines artistiques confondues, je ne voyais
personne. Les autres ne peuvent pas comprendre. Le processus créatif
est quelque chose de tellement particulier. J’ai l’air d’un minable, mais
intérieurement... Après avoir peineusement remplis un petit carton
de textes ineptes écrits en gros caractères je me suis dit qu’il allait
falloir soit me foutre en l’air soit reprendre contact avec le monde extérieur.
Trouver un job était impossible ; même si j’avais été prêt à en accepter
l’éventualité, personne n’aurait voulu de moi. Un ou deux fanzines merdiques
et une expo foireuse ont été les fruits immatures engendrés par cette
prise de conscience. Le tout courageusement exhibé à une poignée d’amis
blasés, l’underground de l’underground. Ce que je fais est trop extrême,
le monde n’est pas préparé à ça. Tu parles, t’es complètement OUT mon
gars, même le pire des zines n’en voudrait pas. Oui mais parce que ce
n’est pas encore mûr. J'ai besoin de temps, pour...
Un jour un ami m’a traîné jusqu’au cul de sac réservé aux fanzines du
festival d’Angoulême. Une cinquantaine de paumés tiraient la gueule assis
derrière des tables en Formica. Je les ai scruté avec l’oeil crispé d’un
gamin qui met les pieds pour la première fois dans une cour de récréation.
Ils me regardent bizarrement. Qu’est ce qu’ils veulent ? J’en ai rien
à foutre d’eux... J’ai fini par m’approcher de ceux qui avaient l’air
le plus mal à l’aise. Après s’être toisés, on s’est mis à faire des commentaires
cyniques sur ceux qui s’amusaient autour de nous, puis à se montrer nos
jouets, à parler de nos héros préférés, des meilleurs films qu’on avait
vu, à se raconter des faits divers tordus, à spéculer sur le métier qu’on
aimerait faire plus tard, quand on serait grands...
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