| Un monde de différence par Howard Cruse | ||
| Roman graphique d’une densité surprenante, bardé de prix un peu partout à travers le monde, Un monde de différence (plus connu sous son titre original et pas vraiment limpide de Stuck rubber baby) risque fort d’être LA bande dessinée de cette fin d’année. Pourtant son apparence graphique est loin d’être fascinante. Howard Cruse développe un univers un peu rondouillard, à l’encrage surchargé qui rend massif des décors scrupuleux. Les détails abondent et un important texte finit de boucher la multitude de cases qui remplit les pages. Au premier abord, donc, rentrer dans cet imposant pavé semble plutôt ardu. Les bienheureux qui passeront cet écueil gagneront une histoire d’une richesse étonnante et d’une force émotionnelle formidable. C’est une véritable odyssée au coeur de l’Amérique sudiste des années 60 à laquelle Howard Cruse nous convie, mettant en image les destins d’une bonne vingtaine de protagonistes dans la tourmente des combats sociaux qui agitèrent les États-Unis. Toland 
        Polk, le narrateur, nous raconte une grande partie de sa vie dans le sud 
        profond, raciste, bigot, à l’intolérance particulièrement 
        violente. Au coeur de son récit, sa difficulté à 
        assumer son homosexualité et les chemins auxquels ce combat intérieur 
        le conduira, lui le provincial un peu benêt, peu concerné 
        par les problèmes sociaux, parmi les mouvances progressistes et 
        quasi-semi-clandestines. Par le refus de s’accepter tel qu’il est, c’est 
        presque malgré lui qu’il participera -en prenant soin de se sentir 
        toujours plus témoin qu’acteur- aux combats pour les droits civiques 
        des minorités. L’auteur, mêlant anecdotes vécues et 
        fiction, prend soin d’unifier les problèmes, d’incarner dans le 
        parcours pour l’évolution des consciences et des moeurs, le combat 
        pour l’égalité des droits entres noirs et blancs, la question 
        homosexuelle telle qu’elle se posait en ce temps d’apparente innocence. 
        De l’ambiance, dans les boites semi-clandestines de blues, les nuits de 
        fête à la barbe des "honnêtes gens" dormant dans les 
        pavillons des banlieues, jusqu’au nom des lieux (L’alleysax, Ridgeline, 
        le Rhombus...), on est vite emporté dans une atmosphère 
        chère aux romans beat et c’est bien du même combat 
        qu’il s’agit : l’émancipation face à la chape de plomb 
        d’un pays vivant dans une modernité qu’il ne saisit pas. L’électricité 
        est dans l’air, la contre-culture balbutie aux quatre coins du monde, 
        les franges éclairées et réprimées de la population 
        se contorsionnent au seuil de l’âge des possibles tandis que les 
        institutions et une autre partie de la population se tétanise et 
        réagit avec violence, voyant s’envoler le monde ancien. Ces 
        affrontements sont au centre d’Un monde de différence et 
        la fabuleuse galerie de portraits, qu’Howard Cruse prend bien soin d’aborder 
        en profondeur va cristalliser cette lutte. Très 
        loin des drames sucrés et des psychologies sommaires, voire inexistantes, 
        que l’on a coutume de subir dans la bande dessinée, Un monde 
        de différence s’affirme comme l’une de ses oeuvres phares tant 
        par la maîtrise de sa structure narrative que par l’ampleur des 
        thématiques abordées. Décidément, les auteurs 
        américains actuels de bande dessinée alternative ont des 
        leçons de narration à donner aux autres. On en regrettera 
        d’autant le graphisme pas très convaincant d'Howard Cruse.  
        Howard 
        Cruse | UN MONDE DE DIFFÉRENCE | ||