Aujourd’hui
Pierre Maurel
vu par l’ontologie de Gilles Deleuze
Narbonne
Tennessee ou la
déterritorialisation du héros maurélien
1.
littérature anglo-saxonne/littérature française
Deleuze
(1)
disait des Français qu’ils ne savaient pas bien ce qu’était
la déterritorialisation. Manifestement, depuis Piñata,
le dernier ouvrage en date de Pierre Maurel, précoce auteur de
bande dessinée originaire de la région narbonnaise, l’assertion
du philosophe ne s’appliquera désormais plus dans sa parfaite
complétude. Car force est de constater que ce juvénile
créateur languedocien restera le premier auteur de bande dessinée
s’exprimant en langue française a avoir réussi une oeuvre
fondamentalement américaine, ou, pour être plus
juste, il aura été le premier, par le biais des trois
récits que composent son album Piñata, à
nous faire impérieusement percevoir l’essence (das Wesen, pas
le carburant (2))
de la littérature anglo-saxonne.
Si
Maurel use, sciemment ou non, - la chose n’est pas primordiale - du
concept deleuzien, c’est parce qu’il a su précédemment
assimiler, et subséquemment reproduire, les prédicats
de l’essence de la littérature anglo-saxonne. Maurel s’est immergé
lui-même dans ce champ littéraire particulier, a manifestement
lu bon nombre d’auteurs américains, et a su en extraire la substance
essentielle, le coeur, la diégèse mythique du concept
américain. Au célèbre " Nous sommes tous américains ! "
que claironnait il n’y a pas si longtemps encore Jean-Marie Colombani
(3),
il nous faudra désormais prolonger l’apophtegme et préciser :
" Mais Maurel l’est plus que nous ! ".
Je
tenterai, avant de nous plonger in extenso dans Piñata,
de rappeler au bon souvenir de mon lecteur quelques rudiments grossiers
en lui esquissant succinctement les particularismes de la littérature
anglo-saxonne. Pour être sommaire donc, je rappellerai qu’à
l’inverse de la littérature française (4),
la littérature américaine et anglaise ne cesse de présenter
des ruptures, des personnages se créant leur propre ligne de
fuite. Tout y est départ, devenir, passage, saut, rapport avec
le dehors ; les personnages de la littérature anglo-saxonne
créent constamment une nouvelle Terre, c’est ce que l’on
appelle le devenir géographique. La littérature
américaine opère d’après des lignes géographique :
la fuite vers l’Ouest, le sens des frontières comme chose à
franchir, repousser, dépasser. Inversement, la particularité
de la littérature française - cette fameuse exception
française - est fondamentalement historique, soucieuse
de passé et d’avenir, les français, eux, préfèrent
les racines, les arbres, les points d’arborescence.
2.
Espagne/Mexique
Ceci
étant dit, plongeons nous dans Piñata. Piñata,
titre étrange, à l’insolite connotation espagnole... Il
n’a pourtant pas été choisi fortuitement. Une notice en
quatrième de couverture nous remémore ce qu’est la piñata
et invite à faire le délicat parallèle entre l’objet
ainsi décrit et le livre. Mais nous satisfaire de ces éclaircissements
en les présumant pommés serait bien mal connaître
Maurel et sa proverbiale malice ! Car bien sûr il ne faudra
pas se contenter de l’illustration que Maurel consent à nous
laisser.
De
par sa proximité géographique, il n’est pas déraisonnable
d’imaginer Pierre Maurel manier l’espagnol, ou, pour le moins, avoir
quelques connaissances rudimentaires de cette langue proche de la région
qui l’a vu grandir. Pourtant, Piñata, n’est pas à
proprement parler un vocable espagnol, mais bien, encore une fois, un
mot originaire du Mexique et des régions américaines circonvoisines
du frontalier Rio Grande (5).
Marcel Proust (6)
disait " les beaux livres sont écrits dans une sorte de
langue étrangère... " Le récit maurélien,
à l’instar de son titre, est lui aussi et sans conteste, écrit
- et de quelle magistrale façon !, dans une langue étrangère.
3.
Inertie/mouvement
Il
est intéressant de constater que les trois récits qui
composent l’album débutent tous sur le même système
logique inertie/mouvement. Amusons-nous, à l’aide d’une enfantine
analyse, à isoler les parallélismes des structures narratives
mauréliennes.
- Récits
Croisés
La
première image du fablier qui ouvre Piñata
présente deux personnages statiques postés devant
un passage pour piétons, de part et d’autre d’une chaussée
(7).
Ils attendent manifestement que le feu passe, non pas du rouge au
vert comme le voudrait la logique française, mais bien du
mode, Don’t walk à Walk. La case suivante (8)
fait un plan serré du feu de signalisation, qui a alterné
son mode binaire et marque désormais Walk (9).
- Mon
ami
Le
deuxième récit de Piñata est un récit
muet, il faut se référer au sommaire pour en connaître
le titre : Mon ami. La première case est une
image figée (10),
il s’agit d’un lieu public, un débit de boisson peu fréquenté.
Ce que l’on remarque avant toute chose c’est un personnage à
l’avant plan, accoudé au bar, un doigt, statique, posé
sur le faîte de son verre vide. Comme si ce personnage s’était
arrêté de faire chanter son verre. Nous savons donc
que ce personnage avait un passé et tout nous indique dans
cette suspension temporelle que sa ligne de fuite est actuellement
brisée. Ce n’est donc pas un personnage historique
qui nous est décrit ici, mais bien un nomade urbain un
personnage en quête de sa déterritorialisation.
A l’arrière-plan un détail nous aiguillonne, une pancarte
posée sur la porte d’entrée vitrée et cette
inscription qui appuie encore plus l’inertie du tableau : closed.
A
la deuxième vignette (11),
le cadre se resserre justement sur cette porte. Celle-ci s’est ouverte
et un nouveau protagoniste maurélien fait son entrée,
il pénètre dans l’établissement. Derrière
lui on peu deviner les remous et les sons de l’urbanité.
Au travers de la porte vitrée, nous apercevons l’autre face
de la pancarte, l’inscription parle d’elle même, on peut y
lire le mot : open.
-
Tripette
Dans
le prologue de son dernier récit, Maurel tire profit de tout
l’espace que lui confinent ses pages ; L’auteur dit ici énormément
de choses avec une remarquable économie de moyens ;
par planche ne se développe qu’une idée, parfois trompeuse,
comme nous allons nous en apercevoir. La première planche
(12)
montre, sur quatre cases pratiquement identiques, un personnage
assis derrière le volant de sa voiture, aucun élément
nous permet de dire si il est coincé dans un embouteillage
ou s’il roule paisiblement sur une voie d’autoroute. La deuxième
planche (13),
magistralement sonore, est une image qui s’offre tout l’espace de
la page, un personnage présenté de dos, dont nous
n’apercevons que le tronc et les jambes, se fraie un chemin dans
un vide immaculé. Des hachures graphiques forment un axe
derrière lui, et nous de comprendre en même temps que
la musicalité d’un froissement envahi nos sens, que le personnage
évolue dans une étendue de hautes herbes. Ce n’est
qu’à la troisième planche (14)
que Maurel, par une vue générale, consent à
nous éclairer : le personnage qui marchait n’était
autre que l’automobiliste, qui en réalité ne l’a jamais
été, où l’on découvre que sa voiture
n’était rien d’autre qu’une épave rouillée.
Dans
cette planche d’une seule case, tout est bruit, mouvement et précipitation.
Le personnage maurélien, à l’instar du Lancelot de
Chrétien de Troyes, suit sa ligne de chevalier errant. Lui non
plus ne sait plus son nom ni sa destination, il suit sa ligne qui ne
cesse de partir en zigzag, et monte dans la première charrette
venue, fût-elle d’infamie. Pointe de déterritorialisation
du chevalier (15).
4.
Recommencement anglo-saxon/recommencement français
Voyons
à présent comment l’auteur use dans chacune de ses histoires
du procédé de la réitération iconique, procédé
commun certes, mais abordé une fois encore de manière
anglo-saxonne.
Les
américains et les anglais n’ont pas la même manière
de recommencer que les français. Le recommencement français,
c’est Eugène Pottier, c’est l’Internationale de 1871, c’est
la table rase, la recherche d’une première certitude comme point
d’origine, toujours le point ferme. L’autre façon de recommencer,
au contraire, et c’est le parti de Maurel, c’est reprendre la
ligne interrompue, ajouter un segment à la ligne brisée,
là où elle s’était arrêtée (16).
- Récits
croisés
Maurel,
dans les historiettes que forment Récits Croisés,
met en scène d’attachants personnages citadins. Cette allure
charmante des personnages est la résultante d’un dessin maurélien
qui se sert des proportions anatomiques de l’enfant. Mais cette
représentation n’est qu’un leurre, car bien vite le lecteur
perçoit qu’il s’agit bien de personnages graves et foncièrement
dramatiques. Ce sont des héros qui se tracent continuellement
de nouvelles lignes de fuite et, comme nous le précise le
titre, les personnages, les lignes, les déterritorialisations,
se croisent, se chevauchent. Cette abstraction est matérialisée
ici par une réitération iconique particulièrement
fine et réussie (17).
- Mon
ami
Nous
pouvons découvrir le même phénomène dans
la seconde histoire. Planche 3 (18),
nous apercevons les protagonistes principaux, saouls et sans visages
(peut-être est-ce pour rester anonyme, peut-être est-ce
Kerouac et Ginsberg qui boivent ainsi au goulot ?). Cette vignette
réapparaîtra plus loin dans le récit, insérée
dans le visage d’un des deux personnages (19).
Il ne s’agit pas ici d’un flash-back historique, à la
française, mais bien d’une réécriture géographique,
l’élaboration d’une nouvelle ligne de fuite.
- Tripette
Ici
le concept de recommencement est traduit différemment. Planche
7 (20),
le héros ébauche mentalement une nouvelle ligne de fuite,
une autre possibilité, un autre chemin. Cette idée est
ici projetée hors de lui. Et L’ouverture du wagon en marche
se muer, le temps d’un instant, en un écran de cinéma
(21).
5.
Déterritorialisation
Attardons-nous
enfin sur le troisième et dernier récit, probablement
le plus accompli. Titre singulier s’il en est, Tripette évoque
à nos esprits plusieurs choses. Ce terme, particulier et rare,
est principalement usité au sein de l’expression populaire Cela
ne vaut pas tripette. Cette locution veut dire cela ne vaut pas
grand chose, cela ne vaut rien, elle évoque une certaine
inanité, tout en sous-entendant également la vanité
des choses, voire la futilité. Par contre, le diminutif de Tripette,
Trip appelle bien autre chose. Il s’agit ici d’un vocable issu
du vocabulaire anglo-saxon (22)
et qui signifie voyage(23).
La suite de l’analyse nous impose une autre évidence : les
trois premières lettres de trip sont tri (préfixe
latin signifiant trois, faut-t-il le clarifier). Et précisément,
les protagonistes du troisième récit maurélien
ne sont autre que trois voyageurs, un trio nomade. Ceci bien entendu
nous fait furieusement penser au trio de cloche dingues gyrovagues,
aux Clochards Célestes, à Jack Kerouac, Neal Cassady et
Allen Ginsberg. Et la vérité s’impose à nous :
Tripette est un récit nomade, un récit beat.
Car ce n’est pas par hasard si les personnages de Tripette se
rencontrent dans un train de marchandises. Un train dans lequel ils
sont tous trois monté clandestinement. Relisons cette phrase
des Clochards Célestes de Kerouac : " Sans bourse
délier, je quittai Los Angeles sur le coup de midi, caché
dans un train de marchandises, par une belle journée de la fin
septembre 1955. ". Etymologiquement, au XIXe siècle, le
mot beat qualifiait un vagabond du rail voyageant clandestinement
à bord de wagons de marchandises. Ce n’est que plus tard que
les jazzmen noirs américains s’emparèrent du terme et
que le sens glissa, voulant dire : être fini, rompu, à
bout de souffle. Une certaine manière de traverser la vie.
Les
nomades se démarquent de la particularité française
historique, de part le fait qu’ils n’ont ni passé ni avenir.
Mais attention, il ne faudra pas comprendre nomade dans l’acceptation
française du terme. Voyager n’est pas forcément bouger.
Le voyage à la française implique seulement l’idée
de fuite, de bouger son moi. Mais en réalité les
fuites peuvent se faire sur place, en voyage immobile. C’est précisément
avec cette abstraction que s’ouvre Tripette : rappelons-nous
l’automobiliste que nous imaginions mobile et qui, en réalité
restait figé dans les herbes.
Il
faut donc comprendre que les nomades de Maurel, au sens strict,
au sens géographique, ne sont pas des migrants ni des voyageurs,
mais au contraire ceux qui ne bougent pas, ceux qui s’accrochent à
la steppe. Pressons-nous d’établir un second distinguo :
la fuite par rapport au voyage reste une opération ambiguë,
qu’est-ce qui nous dit par exemple, que sur leur ligne de fuite, les
héros mauréliens ne retrouveront pas tout ce qu’ils
fuyaient ? En ça, la dernière vignette du récit
est extrêmement significative (24),
il s’agit d’une composition faite de trois images, dont la principale,
représente une vue globale, une plongée sur un décors
quasi absent, enneigé, un no man’s land perdu au milieu de nulle
part, et, coupant la composition de façon symétrique,
une route, sur laquelle on distingue l’automobile conduite par le héros,
poursuivant son chemin, son devenir, suivant son point de fuite, situé,
du moins nous le suggère-t-on, dans une nouvelle Terra Incognita.
Mais cette dernière image en comporte également deux autres,
plus petites, disposées elles aussi de façon symétrique,
de part et d’autre de l’axe routier. Elles nous montrent, dans un temps
simultané, deux personnages, un sourire étrange aux lèvres,
le regard détourné vers des dollars U.S. C’est dans
ce double détournement, dans l’écart des visages, que
se trace la ligne de fuite, c’est à dire la déterritorialisation
des personnages mauréliens. Et si l’automobile se situe au milieu
de cette route, ce n’est certainement pas par hasard, car, il y a très
peu de hasard chez Maurel. Encore une fois, c’est le mythe de la littérature
américaine qui est projeté ici ; ce n’est jamais
le début ni la fin qui sont intéressant, le début
et la fin sont des points. L’intéressant, c’est le milieu. Le
zéro anglais est toujours au milieu. Les étranglements
sont toujours au milieu. Les héros mauréliens se trouvent
constamment au milieu de leur ligne de fuite, et c’est la situation
la plus inconfortable.
Cette
inconfortabilité, il n’est pas rare de la retrouver dans
les cases finales des bonnes bandes dessinées. Ainsi, ce sont
les icônes qui concluent chaque épisode des aventures de
Lucky Luke qui subsistent généralement dans les mémoires
collectives. L’on pourrait croire que la souvenance aiguë que nous
avons de ces images est la résultante d’une opération
de martelage, axé autour d’un système de répétition
iconique présent dans toute la collection. Mais rien ne serait
plus trompeur que de se contenter de cette exposition. Car si les dernières
cases des Lucky Luke sont les plus intéressantes, les plus significatives
et peut-être même les seules dignes d’être sauvées,
c’est parce qu’en fait elles résument à elles seules,
l’essence réellement américaine du récit,
l’essence de Lucky Luke, sa déterritorialisation. I am a poor
lonesome cow-boy chantonnait-t-il invariablement au milieu de sa
ligne de fuite. Chaque fois dans la même scène, mais à
chaque fois écrite/chantée dans une autre langue.
Lawrence
disait, quand il évoquait les objectifs que devait se fixer la
littérature : " Partir, partir, s’évader...
traverser l’horizon, pénétrer dans une autre vie... "
Pénétrer l’horizon, une certaine manière de
traverser la vie, c’est ce que semblent s’apprêter à
faire le héros maurélien et le Lucky Luke déterritorialisés
dans leur ultime icône. Ainsi Maurel nous invite a comprendre
que son héros lui aussi recommencera par le milieu, quelque part
près de Narbonne, peut-être même près de Narbonne
Tennessee.
Clap,
clap, clap, clap.
Merci,
merci. Si vous êtes sages, je vous présenterai bientôt
une autre leçon, qui établira comment l’acteur/gymnaste
belge Jean-Claude Van Damme est parvenu à se déterritorialiser
tout seul. Je tenterai également de vous démontrer en
quoi le système logico-déductif de cette personne répond
à une ontologie mutagène extraordinairement complexe (25).
Monsieur
Vandermeulen