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MOLOCH | Michaël Matthys
 
 
 
 

Du Minotaure au Moloch
ou
la prise de conscience de Michaël Matthys

par
Monsieur Vandermeulen
& M. Xavier P. Löwenthal,
linguiste et esthéticien à l’Institut National de la Radioélectricité.


S’il faut en croire les voix qui parcourent les gravures de Moloch, Michaël Matthys ne savait véritablement pas à quoi s’attendre quand il entreprit son reportage photographique sur le site de Cockerill Sambre. Seul le goût de la découverte semblait guider ce jeune bédéiste vers les coqueries wallonnes, sinon la volonté de réunir le plus grand nombre de clichés possible ; et ce matériau vitement acquis de lui inspirer la réalisation d’une bande dessinée. Nous le savons, de nos jours, la jeunesse n’attend plus que trop d’idées lui viennent avant d’oser l’amorce d’une création, et jette son dévolu sur une quelconque entreprise, avec une fougue proportionnelle à la trivialité du sujet.

Pour avoir rencontré le graveur carolorégien, il nous a semblé d’abord que cette lecture était pertinente. Les entrevues lointaines que nous avons eues avec le jeune Michaël Matthys – vous savez comme il nous plaît de rencontrer la jeunesse créatrice – auront tôt fait de nous instruire des qualités humaines de ce jeune Wallon, saisissantes de modestie et de naturel, et qui auront su s’offrir à nous avec une candeur déconcertante (modestie et naturel qui sont, par ailleurs, on ne le répétera jamais trop, la propriété consubstantielle et quintessencielle des populations de la Sambre). Ainsi, nous avons toute raison de croire le protagoniste du récit, quand il nous dit qu’il est l’auteur ; Michaël Matthys, nous en répondons, ne saurait mentir. Moloch, récit réaliste s’il en est, nous place dès lors en face d’une vérité nue, une authentique bande dessinée-reportage. Nous dirions même, paraphrasant le jargon télévisuel, que Moloch propose les gravures d’un document – la formule nous amuse – réalisé presse à l’épaule (1).

Averti qu’il est devant un récit réaliste, au lecteur de comprendre l’invite qui lui est faite de suivre la progression du narrateur jusqu’au cœur de l’immense usine. Mais déjà, chose amusante, la narration vient à nous contredire : elle nous fait part, par le truchement de ses dialogues toujours, de l’intention qu’a notre graveur de baptiser son œuvre future Le Minotaure. Le récit se déployant, Michaël Matthys nous annonce par là que ses motivations étaient plus ordonnancées que nous semblions le penser tout d’abord, dans l’introduction de ce texte ; et cette référence au Minotaure de s’adjoindre comme élément contradictoire au postulat qui voulait que Michaël Matthys, comme bien des jeunes gens de son état, n’ait eu qu’une seule idée pour ce livre ! Plus, l’auteur signale à ses lecteurs sa connaissance d’un texte classique issu de la mythologie ! Saluons cette instruction, trop rare chez les jeunes écrivains d’illustrés.

Permettez-nous d’entamer encore une légère digression, pour rappeler à notre jeune lectorat illettré (on ne nous accusera pas d’élitisme !) qui est l’hideuse Bête Minotaure. Anatomie humaine dominée d’une face de taureau, le Minotaure naquit de l’irrépressible amour zoophile de la reine de Crète, Pasiphaé, pour un taureau blanc que le roi Minos, son époux, avait refusé de sacrifier à Poséidon (comme la piscine). Épouvanté par la naissance du monstrueux bâtard, le roi voulut en cacher la nouvelle à ses sujets et fit construire par Dédale un palais parsemé de nombreux couloirs entrelacés qui donnaient sur des salles aux architectures sophistiquées, débouchant elles-mêmes sur des passages enchevêtrés – oui, jeunes gens, un labyrinthe ! Minos ordonna que l’on y plaçât le fruit de la relation adultérine de la reine. Et pour que celui-ci survive, on le nourrissait chaque année de la chair fraîche de quatorze Athéniens.

On concédera à l’auteur que son analogie est très appropriée. Malheur à qui s’égare dans l’antre fantastique de John Cockerill. L’angoisse lui serre bientôt la poitrine, comme elle étreint la proie du Minotaure. Abandonne tout espoir ! semble être l’injonction de cet inferno. Monsieur Matthys n’est pas Thésée. Nul fil d’Ariane, pas même narratif, ne viendra le sauver.
Si bien que nous réalisons, petit à petit, que l’auteur savait, sans véritablement connaître l’endroit visité, quelles inspirations allait lui procurer cette traversée du dédale d’acier. Car oui, finalement, le sujet de Michaël Matthys n’est que cela : un voyage dans Cokerill Sambre. On se souvient que l’auteur avait tenté, jadis, un Aguirre, autre voyage sans retour. Matthys est-il Orphée, trouve-t-on une Eurydice dans un fracas de tôles noircies ?
Toutefois, si ténue soit l’intrigue, elle ne fait nullement de Moloch un livre dérisoire. À bien y réfléchir – bien sûr, cette étape pourrait paraître incongrue à notre lecteur –, cette évocation du Minotaure n’est pas innocente. Nous avancerons même que cet indice est la pièce centrale et capitale de l’ouvrage, la clé qui pend aux trois cous de Cerbère. Car bien sûr, Le Minotaure n’est pas demeuré le titre de l’ouvrage, Moloch s’y est substitué. Mais pourquoi donc Michaël Matthys nous fait-il l’aveu de cette substitution, et qu’y voir ?

Les primes traces du Moloch, dont le sens étymologique ramène aux langues sémitiques et signifie roi, se situent dans le Lévitique de l’Ancien Testament. Moloch était une divinité, glorifiée par les Moabites et les Cananéens, et plus encore par les peuples de Tyr et de Carthage (en témoignent quelques pages du Salammbô de Flaubert, mais ne sollicitons pas trop l’esprit de notre lecteur, nous pourrions l’effrayer). Culte cruel, Moloch rappelle la capacocha des Incas ou la légende de Cronos, qui avalait ses propres enfants et, bien sûr aussi, celui du Minotaure. À cette différence que Moloch n’était pas un monstre crée par les divinités mais un Dieu véritable. Jahvé d’ailleurs, y voyant une rivalité trop sérieuse, défendit aux hommes de sacrifier ses enfants à Moloch, sous peine de mortelles représailles. Moloch, plus encore que le Minotaure, incarne le culte de la Peur et du Mal.
Ce glissement de sens survient au beau milieu du voyage, quand l’action se situe au centre même du monstre industriel. C’est précisément ici, à l’instant même où le narrateur répond à la question de l’ouvrier qui l’interroge (tel le sphinx), que sa traversée s’intitulera Le Minotaure, c’est à ce moment précis que la conscience de l’auteur, parvenu à ce point de son œuvre, s’illumine. Nous sommes au faîte du récit, à la porte, au passage, à la béance par laquelle, ailleurs, surgit le mythe, ici, le glissement de sens : le Minotaure passe le relais à Moloch.
Le monstre Moloch, dieu de feu dévorant les enfants du peuple, a pris la place du monstre-créature, mi-homme mi-taureau, abandonné dans le dédale d’acier. Le dédale, l’usine, cette seconde Nature édifiée par la folie des hommes. Que nous enseigne cette commutation sémantique ? Peut-être la compassion avait-elle encore trop de place dans l’idée que Michaël Matthys se faisait de la bête claustrée, malheureuse victime, en fin de compte, de la folie des hommes et des dieux ? Il se pourrait que la réalité édifiante du site industriel lui ait interdit tout apitoiement, et la conscience de Michaël Matthys dut alors y voir plutôt l’ignoble monstre dévoreur de vie, osant jusqu’à braver la Loi de Yahvé. Sans doute dut-il sentir, dans l’antre métallique dévoreur d’acier, la palpitation d’une vie non pas contenue, comme le Minotaure à l’intérieur du labyrinthe, mais l’englobant tout entier, le dévorant ? Les hommes qui ont bâti ce Monstre, seconde Nature, ne se sont-ils pas rendus coupables de démiurgie, n’ont-ils pas, prométhées modernes, ourdi comme le Golem qui les dévora ? Doit-on les plaindre alors, ou les blâmer ?

Il ne semble pas en tout cas, malgré son thème identique, que ce soit la lecture du Moloch d’Alexandre Ivanovitch Kouprine qui ait orienté ce choix ; les dessinateurs de bandes dessinées ne lisent pas les chef-d’œuvres du roman réaliste russe.
Mais rassurons le lecteur, Moloch n’est pas un livre politique, il est bien mieux que cela : il est le long cheminement d’une conscience, un hommage, et quel plus beau tribut que ce magnifique poème pouvait-on offrir aux métallurgistes de Cockerill Sambre ! Ce que dit Michaël Matthys aux ouvriers de son Moloch, à ces pupilles de la terre carolorégienne jetés en pâture à la Bête, est aussi émouvant qu’une tirade du Général. Car le message du jeune Michaël n’est-il pas, in fine, aussi éclatant et magistral qu’un "Je vous ai compris !" ?

On pourra regretter encore la fâcheuse interprétation qu’une lecture trop rapide pourrait entraîner : la seconde Nature, d’origine démiurgique, l’usine, serait l’œuvre tragique des grands industriels qui, pour expier ce crime, durent assouvir l’énorme appétit de la Machine en lui offrant l’holocauste des vies d’innocents ouvriers, employés à produire l’acier destiné à consolider le monstre. On rencontre hélas ! encore de ces esprits égarés ou fanatisés pour qui, ingrats, nos fiers chevaliers d’Industrie visionnaires seraient des méchants. Mais sachons dire à ceux qui vouèrent leur vie et leur argent à nous bâtir une vie de luxe et de volupté : merci !
Nous déplorerons encore que l’illettrisme soit la tare endémique des classes ouvrières et que semblable témoignage, si beau soit-il, touchera probablement bien peu les manouvriers, trop absorbés qu’ils sont à se griser ou à assener quelques justes corrections à leur conjointe infidèle.
MV. & XL.

 
 
 
 

MOLOCH | Michaël Matthys
96 pages | 22 EU | éditions FRMK
ISBN 2-930204-42-7
[site]

MOLOCH | Alexandre Kouprine
161 pages | Les Editions du Monde Nouveau – 1922
7,50 francs | ISBN néant

 
 
 
 

Errata

La récente relecture de Formes et Politique dans la bande dessinée (Peeters-Vrin – 1998), de notre collègue Jan Baetens, nous conduit à revoir l’appréciation que nous portions jusqu’alors sur la jeune création belge. L’une d’elle s’avançait sous le nom de "Fréon" et elle est aujourd’hui inclue au "Frémok", dans un nouvel esprit d’entreprise en quête de synergies. Une autre, moins connue mais non plus modeste, se fait appeler ridiculement "La 5e Couche", hommage baroque à une obscure théorie esthétique en vogue dans les effarantes "sixties".

Il semble en effet que nous ayons méjugé la place qu’occupe ce cartel sur l’échiquier politique, persuadés que nous étions de voir, dans l’entreprise artistique de ces jeunes graphistes belges, l’expression des meilleures valeurs patrimoniales.
À lire D’art et de Politique, l’ultime chapitre de son ouvrage, M. Baetens, consultant théoricien de nos jeunes gens (pour que bonne communication se fasse, la jeunesse sait souvent mieux que quiconque les fonctions qu’il lui faut déléguer), la bande dessinée issue des ateliers du Frémok Nord [site] répondrait en réalité à la définition d’un art engagé, sinon subversif ! Étonnant ! La 5e Couche, quant à elle, répand une prose calamiteuse, pétrie d’arrogance et de prétention, sur son site-manifeste [site], dont le contenu politique, latent le plus souvent, devient parfois explicite et grossier. Monsieur Baetens aurait-il eu raison ?
Ainsi, dès 1998 – Dieu ! qu’il y a longtemps ! l’avions-nous mal lu ? –, M. Baetens nous invitait à considérer les volumes Frigobox (revue collective de bande dessinée des éditions Fréon) comme d’authentiques lieux de résistance, matérialisation livresque d’une politique activiste prêchant, pêle-mêle, "refus", "destruction", "dénonciation" et "transgression" (sic !). Les "valeurs" défendues par La 5e Couche sont, en vrac (pas de chichi chez les insurgés) : l’insoumission, la haine des conventions et des hiérarchies, le mépris des limites… En un mot comme en cent, la haine de l’ordre. Manifestement, Frémok et La 5e Couche se cherchent un père.

Notre lecteur nous permettra de ne pas manier le même lyrisme que notre collègue, dont nous craignons qu’il ne soit atteint de la folie du tout-politique, maladie née de cette gauche jamais remise de sa chance inexploitée de 1968, malgré son sournois dynamitage des mœurs. Ne nous appesantissons pas sur les efforts de M. Baetens, lorsqu’il tente, de manière touchante, de traduire les nombreuses fautes d’orthographes qui parsèment les Frigobox en "fautes de frappes volontaires", ou autre déclaration d’allégeance à Raymond Roussel ; nous serions ici trop féroce.
Nous apprenons, ailleurs, que les "fautes" seraient intentionnelles, affaires de style. On nous explique, à propos d’une colossale erreur d’impression d’un Frigobox – une planche imprimée en reflet, illisible (cf. frigobox n°4 p.88) – qu’il s’agit d’une subversion, qu’avec ces auteurs, une erreur même grossière passe pour du style et qu’on en cherche le sens et que, même, on le trouve. N’est-ce pas plus intéressant que toutes les évidences du beau langage ? Tout a ainsi du sens, pourvu que le lecteur en crée. C’est bien commode. La beauté se trouve ainsi partout. Dès lors, certains plasticiens ont-ils prétendu nous montrer les beautés (sic !) des bretelles autoroutières ou des chancres industriels. Le manifeste déjà cité abonde en ce sens, prônant la même désolante confusion de tous les genres. Ainsi peut-on lire : (Affranchie) de toute espèce de subordination dévote à un Modèle, (notre oeuvre) entend échapper aux cloisonnements ineptes qui veulent que la bande dessinée soit populaire et la littérature intellectuelle. Et tout de se valoir. Nous répondons : non. Il faut séparer le bon grain de l’ivraie et la laideur hélas ! existe, ainsi que la vulgarité. C’est en les désignant qu’on pourra les combattre, ce qu’a compris monsieur Matthys.
Gageons que M. Baetens se trompe, quand il nous parle de "manifestation tonitruante de la politique de l’écart", et que l’engagement qu’il perçoit dans les ouvrages de ses jeunes poulains politiques ne tienne en réalité que du babil impuissant, comme il arrive à tant de pratiques sauvagement modernes, dont le vrai modèle est moins la révolution que la potacherie involontaire.

Sachons tirer les leçons de nos déconvenues. Nous voilà bien instruits qu’il est bien plus convenable et même avantageux d’être révolutionnaire en atelier chauffé, plutôt que sur une barricade. Si nous étions taquins, nous intitulerions les rêveries frémokiennes et quintacapistes "la Révolution dans le Boudoir", rendant ainsi hommage à tel autre grand homme. Mais, que le lecteur soit rassuré : si l’art pouvait changer le monde, cela se saurait ! Laissons d’ailleurs le dernier mot aux tâcherons de La 5e Couche : "fondamentalement, le public n’a rien à faire dans la relation qui lie l’auteur et son travail". Nous ne craignons donc rien.

MM. X.P.Löwenthal & Vandermeulen,
pour eux-mêmes et leur Cause.
Mais qui est Monsieur Vandermeulen

 
 
 
 

FORMES ET POLITIQUE DE LA BANDE DESSINÉE | Jan Baetens
154 pages | éditions Peeters-Vrin
ISBN 2-87723-414-2

 
 
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