Rose Noire : Une question toute bête mais qui reste quand même intéressante, je pense, est de savoir comment sest passée votre collaboration, entre toi et Ambre, quel fut votre rôle, vos limitations à chacun, même si cest un peu éclairé par certains passages du livre.
Ambre : Je crois que notre collaboration s'est déroulée le plus simplement possible. Nous travaillions chacun dans notre coin ; Lionel écrivait tout d'abord un synopsis détaillé, dans lequel je piochais les éléments que je pensais être capable de mettre en images. Il fallait condenser un peu le tout pour que cela rentre dans un nombre de pages restreint. A partir de là, je faisais un découpage que Lionel s'empressait de remodifier. Ensuite les planches étaient réalisées je dessinais en moyenne 5 planches par mois, ce qui est relativement peu , mais avec des aller-retour, des sauts et des modifications continuelles. Un dernier écrèmage était ensuite nécessaire pour enlever les lourdeurs, les zones d'ombre, Quant aux rôles Sans doute Lionel avait-il un rôle conceptuel, tandis que j'étais plutôt l'imagier. Et puis on ne se prenait pas tout le temps au sérieux.La fin laisse une étrange impression, peut-être un sentiment dinachevé, dincomplétude, pour plusieurs raisons (la succession de conclusions, entre la dernière scénette, triste, qui se pose en opposition à lapaisement progressif, à la montée du récit qui se clôture dans le jardin en une première proposition de conclusion, et puis larrivée des photos qui apporte une autre sortie) ; pour ma part cela ma un peu dérangé, comme si cétait un moyen de ne pas trancher ; était-ce effectivement le sentiment poursuivit ?
Lionel : Il y avait le désir de laisser résonner une dernière fois lappréhension qui martèle le récit. La dernière scène est comme un coup de balancier qui vient frapper la cloche alors que lon pouvait penser quelle avait finit de sonner. Ce coup nous surprend peut-être parce quil est beaucoup plus espacé. La cloche sonne encore une fois. Elle navait donc pas fini. Dailleurs, serait-il souhaitable quelle ne sonne plus du tout ?Est-ce une poursuite, une illustration dans la forme même de lalbum de cette volonté de ne pas pouvoir, de ne pas vouloir sengager qui hante le narrateur de bout en bout du livre et qui est dite, de façon plus classique, dans les mots de lhistoire (et non plus là dans leur enchaînement ) ?
L : La vie glisse entre les doigts du narrateur, qui sen désole. Le fait quil soit prêt à laccepter ne change en rien son peu demprise sur lexistence. Tout au plus cessera-t-il de sen lamenter à haute voix et se laissera-t-il charrier par le flot. Il na pas une «volonté de ne pas pouvoir », il est impuissant. Jespère que lalbum reflète effectivement ce sentiment, quil ruisselle entre les doigts du lecteur, quil lui échappe. Les scènes de la dernière partie, comme celle du jardin donnent peut-être limpression dune éclaircie, le rythme se ralenti et le lecteur sent quil est sur le point de saisir le récit mais celui-ci glisse à nouveauComment sest construite cette fin ?
L : Le livre sest bâti jusquà la dernière partie sur les bases que nous avions posées lors de nos premières discussions. Au début nous nous sommes efforcés de nous rapprocher du sentiment que nous voulions faire passer. Cela sest fait sous forme de scènes qui fonctionnaient indépendamment. A partir de là, la question de lévolution de ce sentiment, de la mise en perspective et de lenchaînement de ces scènes est devenu un problème majeur. Je présentais le fil conducteur mais je ne savais absolument pas comment le refléter dans le récit même. Jai élaboré plusieurs structures narratives, qui ne fonctionnaient pas, parce quelles étaient trop artificielles. Finalement, jai disposé chronologiquement les scènes (cest à dire dans lordre dans lequel elles avaient été réalisées), ce qui navait jusque là jamais été envisagé. Puis la fin sest construite delle-même.Les photos quil y a à la fin du livre amènent au concret, à lapaisement, à lacceptation du monde dans ce quil a de plus concret, presque archaïque ; ces photos sont venues là comment ? Etait-ce pour traduire une acceptation telle que je lai ressentie ?
L : Vu la nature du récit, Ambre à très vite senti quil aurait besoin de photos à partir desquelles travailler. Valérie Berge prenait des photos de notre entourage depuis plusieurs années alors elle lui en a prêté. Ensuite elle a réalisé spécialement des photos pour certaines scènes -nous devions faire une scène devant le magnétoscope, on lui disait et au cours dune soirée vidéo elle prenait des images, comme sil sagissait dun reportage. Son regard est très présent dans le livre. Que ce soit dans les textures ou dans les regards, les attitudes des personnages. Elle est «la directrice photographique » de lalbum, sans elle Le journal dun loser naurait pas ce rendu. Et pourtant ce travail reste invisible pour le lecteur, il fallait donc trouver un moyen de lui rendre justice. Ça nous a semblé intéressant dencadrer lalbum avec des natures mortes, qui sont une autre facette de son travail et qui apportent un regard différent de celui quil y a dans le récit. Nous voulions quelque chose de «concret » mais qui reste ouvert. Si on avait utilisé ses portraits cela aurait peut-être cassé le sentiment quil y a dans le livre, en rendant les personnages trop réels. Elle a pris ces photos pendant que nous terminions lalbum.
A : C'est vrai que les photos sont venues là simplement, parce qu'on sentait intuitivement qu'elles avaient leur mot à dire, voire qu'elles ajoutaient quelque chose. Elles sont liées à des choses très personnelles, et en même temps elles sont largement symboliques.
L : Jai une petite idée sur le sens de ces images, il me semble évident que la première est liée aux trois dernières... Disons quil sagit dune serrure qui ouvre et qui referme le livre. Chacun louvrira à sa manière.Deux personnages se répondent particulièrement dans le livre : Luc Trauma et Michel est-ce au travers de cela comme si Luc voyait son avenir dans le passé de Michel, un écrivain perdu comme lui qui a fait plus de chemin parce quil est né plus tôt ?
L : Cest vraisemblable, mais je ne cherche pas trop à lanalyser. Ce qui mintéressait dans le personnage de Michel, cest quil incarnait un lien entre les années70 et les années 90 omettant les années 80. Il est le trait dunion entre la génération de nos parents et la notre. Il séveille après avoir traversé un cauchemar qui a duré dix ans dont il na plus aucun souvenir. Le monde dans lequel il se retrouve lui semble beaucoup plus vide et oppressant, et pourtant il saisit les transformations qui affectent ce monde beaucoup plus que Luc, qui lui est dépassé par ces mutations.A la fin, laveu de la peur de la perte de cohésion du récit se substitue à cette éventuelle fragmentation ; un peu comme lhistoire du serpent qui se mort la queue. On rend explicite la raison du livre, en disant le pourquoi on le fait, sa façon en disant le comment on le fait, on le construit, on le réfléchit ; est-ce un peu comme une excuse envers son lecteur, de peur de ne savoir le toucher (et en même temps une tactique pour faire mouche à coup sûr ) ? On touche dautre part là aussi à une mécanique particulière qui semble très moderne, et étroitement enlacée au principe de lautobiographie, de la confession intime systématique.
L : Je savais, intuitivement quelle était la ligne de fond du récit, le sentiment que je désirais quil transmette et cela a structuré nos recherches durant lélaboration du livre, mais est venu un moment où nos intentions nous ont paru voler en éclat, où peut-être devenir tellement claires quon ne parvenait plus à les discerner. Dans Le journal du regard Bernard Noël dit à un moment donné : «Vivre, cest sortir de la représentation, mais dès que nous en sortons nous ne savons plus ce que nous vivons. » Nous avouer cela a été extrêmement difficile. Nous savions pertinemment que cela risquait dexclure le lecteur du récit.
A : C'est une façon de raconter qui s'est imposée à nous à ce moment-là. Comme un péché de jeunesse ; on sait que ce n'est pas bien, mais on ne peut pas s'empêcher de le faire par curiosité, pour voir comment ça se passe.
L : Ce type de dispositif, qui témoigne dune déchirure de la représentation, est récurant aujourdhui. Pendant la réalisation du Journal dun loser, jai été marqué par un film de Raymon Depardon qui sintitule Afrique, comment ça va avec la douleur ? . Il sagit dun documentaire quil a réalisé seul, équipé dune petite caméra vidéo. Le film retrace son périple depuis la pointe sud de lAfrique jusquà lAfrique du nord. Le film commence comme les documentaires auxquels il nous a accoutumé : cadrage fixe, regard «neutre », empreint dhumanité. Puis petit à petit la caméra se met à tourner dans le vide. Elle est fixée sur un trépied et fait des panoramiques à 360 pendant de longues minutes. Les rares commentaires paraissent gênés, on sent quil a du mal à trouver une prise sur ce qui lentoure. Le film alterne ces prises très lentes avec des prises caméra à lépaule, dans un hôpital par exemple, où le regard fuit ce quil voit. Sur la fin il se retrouve dans un village ou il avait séjourné pendant le tournage dun précédent film. Il est heureux darriver là parce quil sy sent à sa place, il demande aux habitants comment va un tel, ce quil devient Et là ce produit quelque chose dassez violent : la voix se dédouble et en voix off il commente ce qui est réellement en train de se passer : cest à dire quil essaie détablir un lien avec ces gens alors quil nest rien pour eux, quils lont oublié. Il décide dinterrompre son voyage et sur le chemin de retour il analyse les raisons qui lont poussé à entreprendre ce film. Le film sachève en France, dans la cours de sa ferme natale, où la caméra tourne sur elle-même. En fait, comme il se lavoue, cela nétait pas un film sur lAfrique, mais un retour aux sources de la mémoire. Et tu vois, le fait quil fasse cela, alors que son travail a toujours été une mise en saillie du réel, a été déterminant pour la conclusion du Journal
A : Je n'ai pas vu le film de Depardon. Mais je suis en phase avec ce que Lionel veut dire par un retour aux sources de la mémoire. Dire je n'ai rien à dire peut paraître choquant, mais c'est une façon, je crois, de chercher une certaine liberté pour raconter, justement.
L : Quand on commence un travail on croit savoir où lon va et puis il savère que lon ne sait pas. Et cest ça qui est intéressant, cest un voyage, qui nous transforme en cours de route. Jai limpression que la vie est comme ça, non ?
Dautre part, comme je lai lu dans les textes qui paraîtront chez le Dernier Cri, le dernier volet de cette série utilise un peu le même procédé, avec juste un ton plus dur. Nas-tu pas peur de la redondance ? Ou est-ce là une chose propre à Luc Trauma, ce côté de ta plume qui se penche sur lui-même ? Un peu une impasse oppressante quil ne saurait éviter ?
L : Les textes quil y a dans Doux Jésus ont été écrits dans le même laps de temps que lalbum. La structure de ce recueil a été élaborée peu après la fin de lalbum. Il y a donc peut-être effectivement des similitudes entre les deux. En tout cas, il est vrai que le Journal ma aidé à accoucher de Doux Jésus. Le travail de réécriture sur les nouvelles en a été assez proche et les textes très courts qui servent à articuler le recueil avaient été une des hypothèses de structure du Journal que nous navons pas retenue. La fin du Journal conduit à une dissolution, qui laisse respirer le livre. Tandis que dans Doux Jésus, la dernière nouvelle, en apportant un élément de compréhension nouveau, amènerait plutôt à une reconstruction de ce que lon a lu précédemment et en fait un livre beaucoup plus étouffant. Cest vrai que jaime beaucoup les systèmes, les réseaux labyrinthiques cest peut être pour me rassurer en essayant de construire une structure autour de choses qui méchappent, cest peut-être aussi la recherche dun squelette narratif «idéal » à partir duquel donner corps à une histoire. Cest quelque chose que je continuerais à explorer.Lautobiographie est un domaine très particulier en tout cas pour moi, qui se partage entre la fascination, ladhésion complète quand on se reconnaît dans lhistoire racontée, et toujours la gêne de se trouver face à un déballage qui ne nous concerne pas, un égoïsme outrancier. Dautre part, on peut aussi rejoindre au travers de ça (et surtout dans Le journal dun loser, qui reste proche de ce que tu appelais avec justesse un portrait de génération) un certain "naturalisme"
A : Oui mais nous insistons : Le journal d'un loser n'est pas à proprement parler autobiographique. Une autobiographie est un bilan, écrit généralement à la fin, ou au moins à la moitié d'une vie. Il fait état d'un certain recul, ce qui n'est pas le cas d'un journal. Le journal d'un loser serait plutôt un journal fictif à deux dans lequel deux points de vue subjectifs se mélangent et forment un monstre de point de vue ce qui du coup est peut-être plus objectif.
L : Nous avons conçu le Journal comme une sorte de reportage, teinté de fiction intimiste. Dès le début nous avions décidé quil faudrait telle ou telle saveur propre à notre génération. Nous avons fait une liste et pendant deux ans nous sommes allés chercher ces ingrédients autour de nous. Je ne te les détaillerai pas parce que se serait un peu révéler nos secrets de cuisine, mais je peux te dire que cela était très précis et que la plupart de ces ingrédients se retrouvent dans lalbum, même si on ne les discerne pas au premier abord.Il y avait dans le précédant album dAmbre, Chute, un côté aussi autobiographique (plus ou moins vrai, en tout cas dans le récit on le prenait comme tel) ; mais dans ce dernier cétait des sentiments, le monde vu par les yeux du narrateur qui se faisait. Ici on est face à la vie narrée de lauteur lui-même, le " je " raconte la vie dun autre, de quelquun qui se regarde. Est-ce un moyen de marquer cette distance qui se fait entre lui et les autres, lui et lui-même ?
Lobservation de soi est lun des grands axes du mal-être contemporain, en littérature essentiellement, cest peut-être là quon rejoint votre démarche qui dépasse le cadre de la BD narrative habituelle
L : Nous avons surtout cherché à faire quelque chose de juste. Je crois que la saveur contemporaine, qui a été notre point de départ, nous a fait bifurquer, petit à petit, vers autre chose. Je ne souhaite pas lanalyser, parce que moi-même je ne me lexplique pas. A larrivée je pense que nous avons obtenu une texture, une ligne mélodique. Peut-être nest-ce même quune seule note longuement étirée, qui subit dinfimes variations. Cela est à la fois très abstrait, minimal et en même temps concret, palpable. Maintenant que le livre est terminé, cest au lecteur den faire ce quil en veut.Il est étonnant de voir les langages différents de chaque personnage dans lalbum, notamment celui de Luc Trauma qui semble toujours sexprimer par aphorismes ; cela accentue le clivage quil décrit, son incapacité de sexprimer sans distance, sans apparat ; et hormis quelques figures emblématiques (Michel, Arnaud et Marie), qui se démarquent un peu plus de par leur présence dans les scènes intimistes, tous les autres intervenants sont emmêlés dans un brouhaha didentités qui semblent complètement interchangeables, confusionnelles. Est-ce que je vais trop loin en disant ça ?
A : Non. Je crois que la réalité de chacun d'entre nous, c'est ça : une poignée d'individus très proches. Le reste n'est que silhouettes floues, incompréhension, fantasmes,
L : Le problème de Luc, cest quil cherche dans ses relations avec les autres une emprise sur le monde quil ne peut pas avoir. Peut-être le comprend-il à la fin de lalbumLe style graphique dAmbre a beaucoup changé aussi, beaucoup plus proche de la réalité, moins onirique, faisant même intervenir des éléments concrets (jeux vidéos, films.) Est-ce là un caractère que vous avez choisi ensemble ? Cette matérialité est une forme de distanciation, de pudeur ? Une façon de montrer les non-dits, de les intégrer au récit alors quen général ils se trahissent par des altérations stylistiques ?
A : C'est vrai que c'est la première fois que je dessine un récit aussi réaliste. Mais ça s'est fait comme ça, sans que je le prévois, ni ne le veuille. C'est ce qui me semblait le plus approprié pour ce récit.
L : Le fait que les seules images «réelles », en omettant les natures mortes du début et de la fin qui constituent lhabillage du livre, soient des images artificielles nest pas un hasard. Cest peut-être les seules séquences (auxquelles tu peux ajouter les cases du comics dans la scène de la librairie) où il se passe quelque chose de trépidant. Comme si ces représentations synthétiques se donnaient immédiatement à la vue, dune manière beaucoup plus facilement lisible et que nous leur accordions plus de crédit quà notre propre perception du monde, qui en comparaison peut sembler morne et laborieuse.
A : Il me paraissait logique d'inclure des photos d'écran plutôt que d'essayer de reproduire manuellement les pixels d'un écran. Et puis je trouvais amusant que ce qui était représenté sur un écran soit perçu comme plus réel et plus digne de foi que la réalité.Comment la personne dont sinspire le personnage de Michel a cerné/pris cette histoire ?
A : On ne sait pas. Apparemment Michel n'est pour lui qu'un personnage.Avez-vous des projets à venir, de nouvelles collaborations en vue comme vous lavouez dans le Journal ? Tu me disais vouloir asseoir ta narration
A : Le Journal d'un Loser m'a pris pas mal de mon temps, et ce n'est que depuis peu que je me suis remis à des récits courts. Un long récit en solo est en plan, j'espère qu'il verra le jour au cours de l'année 2000.
L : Cette année nous avons fait deux court récits, dont un chapitre inédit du Journal dun loser, qui ne sintégrait pas dans lalbum. Nous avons discuté dun autre album, mais nous savons que ce sera un long voyage, nous nous y préparons. Dans lintervalle nous travaillons chacun des projets dans notre coin. Il y a des chances pour que nous fassions un autre récit avant de sattaquer à ce long album, je suis en train de prendre des notes dessus, mais je préfère ne pas trop en parler.Et en question subsidiaire : pourquoi Ambre (enfin Arnaud, dans le Journal) fait-il toujours « hin-hin » tout le temps ? Je navais pas trop remarqué avant
L : Jai limpression quil ressent la gravité de la situation et que cela le rend un peu nerveux. En même temps il nest pas dupe du peu dimportance de tout ça.© Rose Noire & les auteurs.
Cette interview, réalisée par Laurent Bramardi, paraîtra dans le sixième et dernier numéro de la revue Rose Noire. Au sommaire de ce numéro, axé sur le suicide et la dépression post moderne, figureront également des dessins de Ambre, David Chapuis, Thomas Foucher, Cybil Ruppert, Alain Morgotton, des gravures de G Trignac, des photographies de Valérie Berge, Goran Bertok, Thierry Gayrard, des collages de Françoise Duvier et des textes de Serge Ferey, Laurent Menochet et Lionel Tran
Ce numéro de 140 pages est accompagné dun CD de RUPT (ambiant indus dans lesprit de Scorn) et disponible sur le site des éditions Egone